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La fragilité et la blessabilité à l'ombre de la pandémie: vers une solidarité renouvelée

Un texte de Cory Andrew Labrecque
Dossier : Le sens de la crise
Thèmes : Covid-19, Religion, Société
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

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Bien que les chercheurs aient prédit il y a de nombreuses années la survenance d’une pandémie de cette ampleur et de cette gravité[1], l’on serait porté à dire que cela est arrivé comme un voleur dans la nuit. En quelques jours seulement, les ordres de confinement, d’évacuation, de restriction de voyage et l'insistance sur la distanciation physique ont retourné des masses de personnes à la maison pour tenter d’esquiver ce que beaucoup espéraient être une crise passagère et gérable. Au moment d'écrire ces lignes, la pandémie de COVID-19 perdure; plus de 26 millions de cas ont été signalés à travers le monde, le nombre total de décès s’élevant à près d’un million.   

Sur sa lancée de destruction, la pandémie, impitoyable, a fait émerger la myriade d'injustices et d'iniquités qui existent dans l'accès aux soins de santé (en particulier dans l'allocation des ressources de soins intensifs, de plus en plus limitées), la disparité raciale entre les personnes infectées et emportées par le virus et l’impact des déterminants sociaux de la santé. Élargissant l’écart entre les riches et les pauvres, entre la connaissance et la désinformation, la pandémie a clairement exposé l'obsession de posséder, de contrôler et de dominer dans laquelle notre modèle économique est ancré, ainsi que sa totale indifférence envers le bien-être de la plupart des humains comme de notre environnement[2]. Le fait que « quelques personnes très riches, un petit groupe, possèdent plus que tout le reste de l’humanité », comme l’a souligné le pape François lors d'une récente audience générale, « est une injustice qui crie au ciel[3]! »

Ce que la pandémie aura également mis en lumière au cours des derniers mois, ce que nous, êtres humains, partageons, mais que notre société — qui associe la fonction et la performance à la dignité et à la valeur — préférerait minimiser, est notre fragilité.

« La fragilité », selon la philosophe Gaëlle Fiasse, « provient d'une tension entre deux traits spécifiques : ce qui est précieux et ce qui est cassable. Elle revient à la possibilité d'une perte, mais elle évoque précisément l'éventualité d'une perte de quelque chose qui suscite l'admiration et le respect. Il n'est dès lors pas étonnant de constater que les réflexions sur la fragilité humaine invitent également à se demander ce qu'est la dignité humaine[4]. »

Sœur de la vulnérabilité, la fragilité invoque des dimensions de la condition humaine qui ont toujours été apparentes à l'ombre de la pandémie : la précarité, l’instabilité, la périssabilité, la faillibilité et l’incapacité. Fiasse rappelle de plus que « la fragilité rend compte de la grandeur de l'humain, de son caractère précieux. La fragilité indique la sensibilité et la vulnérabilité à autrui. Elle invite au risque, à l’audace, à l’engagement plénier et à la coopération avec autrui[5]. »     

Je préfère parler ici de la blessabilité au lieu de la vulnérabilité, parce que cette dernière est souvent considérée comme une catégorie qui concerne plutôt les autres. En fait, le terme « vulnérable » vient du latin vulnus qui signifie « blessure. » Donc une personne vulnérable est quelqu’un qui peut être blessée ; cela indique plus clairement que la vulnérabilité ou bien la blessabilité est universellement partagée. Nous sommes en fin de compte tous blessables. Dans le même ordre d’idées, le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et le Conseil œcuménique des Églises nous invitaient récemment, dans une publication conjointe, à nous demander « qui sont les blessés, et qui avons-nous blessé ou négligé? » et nous encourageaient à jeter les bases d’une solidarité œcuménique et interreligieuse accrue afin de confirmer le désir de « servir un monde meurtri non seulement par la COVID-19, mais aussi par de nombreuses autres blessures[6]. »

À mon avis, l’inclination de la société occidentale à valoriser l'autosuffisance, à dénigrer la dépendance à autrui et à voir la capacité comme une mesure de la dignité humaine fait montre, à bien des égards, de la négligence de considérer ces dimensions — la fragilité, la blessabilité, la précarité — comme étant intrinsèques à l’histoire humaine. En ce sens, les « méditations intempestives » de l'Académie Pontificale pour la Vie, dans sa réflexion « Humana Communitas à l'ère de la pandémie, » décrivent la COVID-19 comme « la manifestation la plus récente de la mondialisation » par laquelle « nous nous sommes retrouvés reliés différemment, partageant une expérience commune de contingence (cum-tangere) : sans épargner personne, la pandémie nous a tous rendus aussi vulnérables les uns les autres, tous également exposés[7]. »

Cela dit, il est impératif d’admettre que le poids du virus et des injustices qu'il a mis en lumière ne se sont pas abattus sur nous tous de manière égale. Pensons ici aux « blessures » qui ont été avivées et dont la douleur ne s’apaise toujours pas : le déchirement de l'isolement et de l'abandon, atteignant plus profondément les groupes déjà marginalisés (je pense surtout aux personnes âgées ici); l'augmentation de la pression pour combler les besoins de base de ceux qui vivent dans l'extrême pauvreté; l'agonie des patients et des fournisseurs de soins de santé face au rationnement des ressources et aux impossibles choix qui en découlent et qui détermineront en fin de compte qui vivra et qui mourra; la carence en marques d’affection empreintes de compassion des mourants et de leurs proches; le débordement des camps de réfugiés; l'exacerbation des préjudices et l’amplification exponentielle du « othering » (ou de l’altérisation) qui est un processus par lequel on présente un groupe de personnes selon des différences perçues et comme étant inférieur afin de rabaisser et isoler ses membres[8]. 

Mais une prise de conscience accrue de notre fragilité, de nos blessures et de notre précarité communes stimulera-t-elle un engagement sérieux (et durable) envers la solidarité? Ou est-ce que les efforts universels et les témoignages d'amour envers notre prochain que nous observons en ce moment vont s’estomper à mesure qu'une meilleure gestion et qu’un meilleur traitement viendront ralentir la pandémie? L'illusion humaine d’une maîtrise et d’un contrôle sur l'ordre créé cédera-t-elle sa place à une relation plus humble avec la terre, ou est-ce que les effets de la suspension actuelle de certaines formes d'éco-exploitation seront rapidement neutralisés par une surconsommation (comme beaucoup le prédisent) engendrée par la reprise de nos habitudes familières?

Tout comme le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et le Conseil œcuménique des Églises, je me tourne vers le pouvoir transformateur de l'espérance - qui est au cœur de bon nombre de traditions religieuses - afin de réveiller l'humanité dans l’édification d'un nouvel ordre social[9]. Cet appel cadre avec le message que lancent les écologistes profonds depuis des décennies : pour que l'élaboration des politiques et l'incitation au changement idéologique soient durables, il faut d'abord qu’il se produise un changement de conscience sérieux et engagé qui reflète la vérité sous-jacente (et maintenant plutôt flagrante) que nous sommes tous interconnectés, que tout est interconnecté. La pandémie est une indication, sans contredit, du malaise de la terre et de notre incapacité à prendre soin de celle-ci et de ceux qui l'habitent[10].

Le temps est venu, une fois de plus, de repenser la façon de nous mettre en relation avec autrui et avec le monde naturel dans son ensemble. Nous devons revoir le concept de solidarité d’une manière qui va au-delà d’un engagement générique[11]. Cette solidarité ne se veut pas une expression détachée ou passagère de sympathie pour autrui, mais doit devenir avant tout une exigence constante en vertu de notre conviction que chaque être humain a une valeur intrinsèque.

Une solidarité de cette nature exige :

  • un repositionnent de notre définition de « communauté » et un dévouement à l'éradication des « ismes » (racisme, sexisme, âgisme, classisme) qui divisent les êtres humains;
  • un engagement envers le bien commun (c’est-à-dire la promotion de conditions sociales qui permettent aux personnes, en tant que groupes ou en tant qu'individus, d’atteindre leur plein potentiel) qui prime sur la préoccupation du profit économique;
  • une coordination et une coopération internationales avec des infrastructures médicales adéquates accessibles à tous. « Le partage de l’information, la fourniture de l’aide, l’allocation des ressources rares, devront tous être abordés dans une synergie d’efforts[12]. »
  • une option préférentielle pour les pauvres, les défavorisés et les marginalisés qui sont les plus touchés par la pandémie et par la myriade d'inégalités qu'elle a mis en lumière, et dont la vie et la santé sont les plus menacées[13].

En effet, le souhait pour l’après-pandémie n'est pas de retourner à notre monde d’autrefois, mais d'espérer une vie renouvelée, une reconstruction du bien, le pansement des fractures causées par les divisions de toutes sortes, ainsi que la guérison des relations (des êtres humains entre eux et des êtres humains avec le monde naturel) au moyen d’une solidarité unificatrice et innovante.

 

Cory Andrew Labrecque

Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval

cory-andrew.labrecque@ftsr.ulaval.ca



[1] Vincent C.C. Cheng, Susanna K.P. Lau, Patrick C.Y. Woo, Kwok Yung Yuen, « Severe Acute Respiratory Syndrome Coronavirus as an Agent of Emerging and Re-emerging Infection », Clinical Microbiology Reviews, vol. 20 (4) , 2007, 660-694.

[2] François, « Audience générale », 26 août 2020.

[3] Ibid.

[4] Gaëlle Fiasse, Amour et fragilité : regards philosophiques au cœur de l'humain, Québec, Presses de l'Université Laval, 2015, p. 9.

[5] Gaëlle Fiasse, Amour et fragilité, p. 13.

[6] Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et Conseil œcuménique des Eglises, Serving a Wounded World in Interreligious Solidarity: A Christian Call to Reflection and Action During COVID-19 and Beyond, Genève / Vatican, Publications CEO / CPDI, 2020, p. 4.

[7] Académie pontificale pour la vie, Humana Communitas à l'ère de la pandémie : méditations intempestives sur la renaissance de la vie, 22 juillet 2020, intro.

[8] Voir Musée Holocauste Montréal, « Le processus d’altérisation », 2020, https://museeholocauste.ca/fr/ressources-et-formations/processus-alterisation/.

[9] Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et Conseil œcuménique des Eglises, Serving a Wounded World in Interreligious Solidarity, p. 9.

[10] Académie pontificale pour la vie, Humana Communitas à l'ère de la pandémie, n. 1.2.

[11] Idem, n. 2.1.

[12] Idem, n. 1.3.

[13] Idem, n. 1.3 ; 2.1-2.3.


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