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Dans une chronique qu’elle signait dans le Journal de Montréal, Denise Bombardier se demandait : « Comment a-t-on pu déconfiner les bars avant de déconfiner les églises ? Par quelle aberration les autorités sanitaires et le gouvernement ont-ils décidé de rouvrir des saunas du quartier gai à Montréal et d’hésiter pour les lieux du culte[1] ? » Elle observait que « La manière de déconfiner le Québec en dit long sur nos valeurs. » On pourrait la paraphraser en affirmant que la manière de déconfiner en dit long sur la place qu’occupent désormais la religion et l’Église catholique dans la société québécoise ou sur la considération que leur accorde le gouvernement du Québec. À mon avis, le COVID ne met pas l’Église catholique en crise et ne constitue pas l’élément déterminant de sa marginalisation. Ce processus est engagé depuis des décennies déjà. Toutefois, il sert de révélateur et a pour effet d’accélérer la remise en question de la place de l’Église catholique dans la société québécoise et le processus de marginalisation du religieux et du catholicisme par les pouvoirs publics.
Ce petit essai s’attachera donc à examiner comment la pandémie a joué un rôle de révélateur d’une situation de crise déjà installée et a contribué à l’accélération de ce processus de marginalisation de l’Église catholique et, plus largement, du religieux dans la société québécoise. Il n’aborde donc pas la question de la crise interne à l’Église catholique, de ses finances et de ses institutions, bien que la question soit digne d’intérêt.
Dans un petit ouvrage fort suggestif, R. Lemieux et J.-P. Montminy posaient une question cruciale : « Qu'apporte donc aujourd'hui le catholicisme à la vie québécoise? Quelle place y tiennent les institutions chrétiennes, du point de vue individuel comme du point de vue collectif? » Plus loin, ils formulaient une question semblable : « Le catholicisme est-il capable de prendre place dans les espaces publics contemporains[2]? » Ils tentaient de répondre à cette question en interrogeant les dynamiques sociales à l’œuvre dans la société québécoise en les considérant dans le temps long et en les situant sur un vaste horizon historique. Certes, depuis la publication de cet essai, la société québécoise a connu bien des évolutions et le diagnostic posé par les deux chercheurs mériterait d’être mis à jour, même si, sur le fond, il demeure valable.
Pour les deux sociologues, la question qui se pose désormais à l’Église catholique et à la foi chrétienne n’est plus de garder sa place, celle qui lui était assignée, dans la société, mais de prendre ou de trouver sa place[3]. On pourrait prendre la question de la place de l’Église dans la société, non pas à partir des dynamiques sociales que l’on observe au Québec comme le font Lemieux et Montminy, mais à partir du concile Vatican II qui reprend à nouveaux frais, dans la Constitution Gaudium et spes, la question de la place de l’Église dans la société et, plus largement, de l’Église dans le monde de ce temps. Ces développements de la doctrine catholique sont concomitants à la Révolution Tranquille. Ainsi, au cours des années 1960, l’Église catholique, au Québec, était simultanément travaillée par deux lames de fond : la réévaluation de sa place dans la société, d’une part, par la Révolution tranquille qui signifiait la montée en puissance de l’État québécois et des institutions publiques et, d’autre part, par les développements doctrinaux présentés par Vatican II en réponse à la modernité. Plus de cinquante ans après Vatican II et la Révolution tranquille, l’Église catholique n’a pas encore totalement réussi à repenser sa place dans la société québécoise et la question qui demeure en suspens est toujours celle de « garder sa place » ou de « faire sa place » dans la société et de définir ses rapports avec l’État. Selon R. Lemieux, « La loi de la modernité rationnelle-technique, que j'appelle impératif de performance, est désormais celle par laquelle chacun construit sa place dans la société, une place qui ne lui est ni assignée ni réservée comme dans les sociétés communautaires, mais qu'il doit conquérir de haute lutte. […] [C]hacun étant renvoyé à lui seul pour faire sa place dans la société[4]. » Cela est vrai pour les individus, certes, mais cela l’est également pour l’Église catholique qui ne peut plus simplement « garder sa place », celle qui lui était assignée ou qu’elle avait conquise, mais qu’on ne lui reconnaît plus. Elle est elle aussi soumise à l’impératif de performance, sans arriver à tirer son épingle du jeu.
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’Église catholique a à redéfinir son statut, son rôle et sa place dans la société. Déjà, sous le Régime français, elle a eu à défendre cette place dans le cadre d’un état dominé par le gallicanisme. À travers des querelles de préséance, d’escarmouches à propos des dîmes, de l’eau de vie et de l’établissement des paroisses, le premier évêque de la Nouvelle-France a dû affirmer sa place face au représentant du pouvoir royal. Le changement de régime, à la suite de la Conquête, présenta lui aussi, plus tard, un nouveau défi. L’Église dut, à nouveau, faire sa place, prise en tenailles entre une bourgeoisie canadienne émergeante qui contrôlait la Chambre d’Assemblée et le Gouvernement colonial britannique. Les conversations Craig – Plessis de 1811 allaient en quelque sorte définir la place qui serait la sienne dans la société et dans le cadre du gouvernement colonial[5]. Quelques décennies plus tard, le pacte confédératif canadien allait donner l’occasion à l’Église d’affirmer à nouveau sa place dans la société et la culture, mais également de se positionner en regard de l’État. Profitant de l’accroissement de ses moyens et de son personnel religieux, elle eut non seulement l’occasion de développer un réseau d’institutions publiques (éducation, services sociaux et de santé), mais elle devint en outre la protectrice de la langue et de la culture dans le nouvel ensemble canadien.
C’est cette synthèse qui allait être remise en question au moment de la Révolution tranquille. L’État québécois se présentant désormais comme le défenseur de l’identité « québécoise » et le protecteur de la nation, il décida d’occuper les champs de compétences que lui attribuait l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, en particulier l’éducation, la santé et les services sociaux.
Graduellement privée de son réseau d’institutions éducatives, de soin de santé et de service sociaux, voire de son réseau de loisirs et du régime confessionnel des organisations économiques qu’elle avait contribué à mettre sur pied, l’Église du Québec dut une nouvelle fois redéfinir son mode de présence à la société et son rapport à l’État. Le cardinal Roy avait de manière remarquable en 1965 tracé les grandes lignes d’une telle redéfinition, dessinant en quelque sorte le projet d’un catholicisme citoyen dans une société où l’État affirmait ses prérogatives[6].
Cette redéfinition devait toutefois se faire dans un contexte bien particulier. D’une part, la Révolution tranquille à laquelle elle avait contribué[7] aboutit à une mise en procès de l’Église catholique qui fut associée à la Grande Noirceur et au passé auquel on souhaitait tourner le dos[8]. D’autre part, cette période de repositionnement accompagna un long processus de dépouillement de l’Église de son réseau d’institutions, ce qui allait progressivement réduire son périmètre et son champ d’action, jusqu’à la confiner au temple. La refonte de la Loi des fabriques, concurremment aux réformes municipales la même année, firent ainsi des municipalités, et non plus des paroisses, le vrai gouvernement de proximité. Les paroisses ne furent constituées qu’aux fins du culte et de la pastorale, tout le champ des loisirs (terrains de jeux, bibliothèques, centres de loisirs, cinémas, etc.) tombant désormais dans l’escarcelle des municipalités. Enfin, cette période accentua et accéléra également la réduction du personnel clérical amorcée après la seconde guerre mondiale. La Révolution tranquille et ses institutions doivent en effet compter sur de nouveaux clercs formés à la culture et à la rationalité techno-bureaucratique en émergence. Les clercs changent de camp et se mettent désormais au service de l’État. Même ce que l’Église avait alors réussi à préserver, dans ses négociations avec le gouvernement, la confessionnalité des écoles et la garantie d’un enseignement religieux lui a finalement, plus tard, échappé.
Lorsque la pandémie frappe, l’Église catholique au Québec est donc réduite au temple et, d’une certaine manière, dans une situation d’exil par rapport à la société québécoise[9]. Elle est fragile aussi, malgré la superbe de ses façades. Le Décret du 13 novembre 2019, retirant l’archevêque de Québec de la liste de préséance des autorités convoquées par le Gouvernement du Québec lors des cérémonies publiques qu’il organise, n’est qu’un symbole illustrant l’invisibilité à laquelle en est désormais réduite l’Église catholique dans cette société et sa perte d’influence en regard des divers pouvoirs publics. La loi 21 sur laïcité est finalement comprise elle aussi et interprétée comme une disposition visant l’exclusion ou l’effacement du religieux de l’espace public plutôt qu’un acte affirmant la neutralité de l’État en matière religieuse.
Or, la pandémie vient fermer les temples au culte, cadenassant le dernier réduit de l’Église. La pandémie en révèle rapidement la fragilité et la faiblesse et accélère l’effondrement d’une de ses figures. Elle en révèle également la marginalisation. On n’a plus besoin d’elle et on ne lui demande rien : pas de prière publique comme on le faisait autrefois, ni de rituel pour la sépulture des défunts, ni d’engagement social, ni même de réflexion. On n’est plus au temps où le gouvernement demandait des prières publiques à l’Église, ni à celui où l’évêque accourait au chevet des pestiférés (Mgr de Lauberivière). On n’attend plus, comme dans La Peste de Camus, une prédication qui nous dirait quel est le sens de ce mystérieux mal. Le seul discours attendu à ce sujet est celui de la science et la direction de la santé publique, mise au service du gouvernement comme l’oracle des temps modernes que l’on interroge quotidiennement, nous dit quel sera notre lendemain et nous indique notre destin. La seule action attendue est celle des intervenants appelés en renfort par le Gouvernement qui orchestre l’action, qu’importe qu’ils proviennent de l’Armée, de la Croix Rouge ou qu’ils aient été recrutés sur un site internet. Le salut est désormais offert par les experts qui n’ont recours ni aux proches, ni aux familles, ni aux Églises. C’est bien assez de soigner les corps, sans de surcroît prendre soin d’une âme dont les approches empiriques ne nous donnent pas de traces. S’il le fallait, on demanderait aux maisons funéraires, plutôt qu’aux Églises, de prendre soin des défunts et des endeuillés. Après tout, il faut faire repartir l’économie.
Si les artistes ont des relais au gouvernement (ministère de la culture), de même l’industrie touristique, l’éduction, la pêche, l’agriculture, le commerce, etc., la loi sur la laïcité de l’État a oublié de prévoir, comme c’est le cas dans un grand nombre d’états laïcs, un ministère des cultes ou son équivalent, ne serait-ce qu’un secrétaire parlementaire qui donnerait aux groupes religieux un vis-à-vis dans l’appareil de l’État. La religion est si bien exclue au Québec qu’elle n’a plus de tel relai auprès de l’appareil gouvernemental. On fait comme si cette réalité n’existait plus, se situant de ce fait davantage dans le déni que dans l’indifférence.
On peut – et sans doute le faut-il aussi – faire pression comme on l’a fait, pour la réouverture des églises et le rétablissement du culte. Cela ne suffit toutefois pas si l’Église veut devenir une actrice sociale, un sujet d’action et d’initiative. En ce sens, les actions du pape François peuvent être suggestives : sa série d’audiences sur le monde de l’après-pandémie, le travail d’animation autour de la Déclaration « Humana communitas à l’ère de la pandémie : méditations intempestives sur la renaissance de la vie », le lancement du pacte mondial pour l’éducation lancé en octobre, avec la collaboration de l’UNESCO, proposant d'unir les efforts pour la maison commune, afin que l'éducation soit créatrice de fraternité, de paix et de justice, sa rencontre avec de jeunes économistes en novembre dans le but de partager avec eux leurs expériences, travaux, propositions afin de lancer dans le commerce des idées des suggestions pour une économie plus juste, plus inclusive et plus durable. Toutes ces initiatives donnent à l’Église une parole publique, sur des questions qui ne relèvent pas de sa vie interne. Elles témoignent d’une Église décentrée, non autoréférentielle, capable de s’insérer dans le débat public.
Comme quoi, les possibles sont plus nombreux que l’on pense et l’Église ne peut se laisser enfermer dans le temple et ne se soucier que du culte.
Gilles Routhier
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval
gilles.routhier@ftsr.ulaval.ca
[1] D. Bombardier, « C’est pas l’jackpot », Journal de Montréal, 8 août 2020 https://www.journaldemontreal.com/2020/08/08/cest-pas-ljackpot
[3] « La question se pose encore aujourd'hui : le catholicisme peut-il être porteur de projets pour les Québécois ? Sur quelle mémoire peut-il s'appuyer pour assurer sa pertinence ? Peut-il se prévaloir d'une identité singulière dans l'environnement pluraliste contemporain ? […] Le catholicisme est-il capable de prendre place dans les espaces publics contemporains ? Ou doit-il se contenter du souvenir? » (4e de couverture de l’ouvrage).
[5] Voir les conversations Craig – Plessis, dans Mandements, lettres pastorales et circulaires des évêques de Québec, vol. III, H. Têtu et C.-O. Gagnon, éd., Québec, Imprimerie générale A. Côté et Cie, 1890, p. 59-72.
[6] « Réponse à l’allocution de l’Honorable Jean Lesage, Premier ministre de la Province de Québec, lors de la réception offerte par le Gouvernement provincial le 10 mars 1965 », Mandements, circulaires et lettres pastorales des évêques de Québec, Québec, Archevêché de Québec, tome XVIII, p. 444.