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Pendant les premiers mois de la crise de la COVID-19, certains ont fait la file pendant des heures pour recevoir une aide alimentaire indispensable tandis que d’autres ont posté avec fierté sur les médias sociaux leur production « paindémique ». Ce néologisme du début de 2020 fait référence à l’engouement pour la fabrication maison de pains et autres spécialités cuites au four. Parmi les exemples les plus sophistiqués de ces productions-maison, on compte même des foccacias inspirées de célèbres tableaux de maîtres. L’impact de cette nouvelle passion pour la boulangerie et la pâtisserie domestiques s’est fait ressentir jusque chez le producteur Robin Hood, qui n’a pas manqué de farine toutefois, mais de ses traditionnels emballages jaunes. D’un côté, donc, certains rayons des supermarchés ont été dévalisés, alors que de l’autre, des producteurs ont été forcés à jeter de la nourriture, par exemple des milliers de litres de lait, et que d’autres encore se demandaient s’ils n’allaient pas être obligés de laisser les récoltes dans les champs faute de main d’œuvre locale suffisante durant l’été. Enfin, tandis que l’une des chaînes de distribution, celle de la restauration collective (restaurants, écoles, cafétérias), s’effondrait, une autre, celle de la consommation domestique, se trouvait en manque de denrées emballées pour la vente à l’unité. Réorienter ces chaînes de distribution n’était en effet ni simple, ni rapide. Le problème ne fut donc pas tant le manque de production, que la distribution, liée à un système désormais globalisé du « juste à temps » et du « tout, tout de suite ».
Bien sûr, la crise de la COVID-19 n’a pas créé notre société inégalitaire ni nos modes de production globalisés et non-durables, mais elle en a révélé certains aspects ainsi que leurs conséquences. Elle a mis et continue à mettre en lumière de nombreuses disparités, tout comme la fragilité de systèmes dénoncés depuis longtemps par des mouvements écologistes, féministes, et les défenseurs de la justice sociale, ou tous les groupes qui se situent à l’intersection de ceux-ci. En effet, l’exploitation des ressources naturelles et des personnes les plus fragilisées de nos sociétés vont souvent de pair, même si l’une comme l’autre demeurent aux yeux de la plupart des gens dans une sorte d’angle mort. Quand on est rassasié de tant de privilèges qu’on n’y prête même plus attention, comment donc aurait-on faim et soif de plus de justice et d’équité ?
En réponse à cette question, plusieurs traditions religieuses proposent (ou imposent) des pratiques et discours de sens situés à cette intersection entre nourriture et temps de crises mythiques ou avérées, sans précédent ou récurrentes, et qui se produisent au niveau global, local, communautaire ou personnel. Sans prétendre indiquer ici des pistes d’action concrètes, qui relèvent aussi d’une responsabilité sociétale ou même gouvernementale plutôt que seulement individuelle, ces quelques commentaires centrés sur l’intersection entre crise, nourriture et religion illustrent comment des quêtes de sens et de valeurs peuvent donner forme à des pratiques dont certaines sont nourrissantes au milieu de la crise. Que peut-on apprendre d’initiatives ancrées dans des traditions religieuses sur les rapports humains à l’abondance, au service et à la générosité en temps de crise ? Pour entamer une réflexion à ce sujet, cet essai propose d’abord quelques exemples, avant de mettre en lumière un cas bien particulier, tiré de la tradition sikhe. Il entend ainsi souligner la transversalité du thème de la commensalité et sa symbolique ainsi que les sens donnés au partage d’un repas commun et à la distribution de nourriture, surtout en temps de crise.
La solitude du repas : privés de commensalité
Les façons de s’impliquer et de vivre (religieusement ou non) en temps de crise sont diverses. L’une des pratiques qu’ont en partage plusieurs communautés religieuses est la commensalité ou le fait de partager ensemble, au même moment, le même repas. Certaines mesures liées à la crise de la COVID-19 nous ont temporairement privés de cette possibilité de manger ensemble. On pense d’abord ici à la fermeture des restaurants, mais aussi aux fêtes entre amis ou avec la famille élargie, ainsi qu’aux repas communautaires. Ceux qui prennent place dans des cadres religieux ont eux aussi été supprimés : les personnes isolées qui comptaient sur de tels festins communautaires pour atténuer une solitude subie et douloureuse n’ont plus eu cet accès-là à une vie sociale et au soutien émotionnel qu’on peut trouver dans ce type de rencontre autour d’un repas. Qu’en sera-t-il en cas de nouvelles mesures de confinement si celles-ci arrivent en décembre, lors des fêtes de fin d’année comme Noël et le Nouvel An qui sont des moments où les dépressions et les suicides connaissent un pic ? Cette question en rejoint d’autres qui s’interrogent sur l’impact psychosocial négatif —et parfois même mortel— que cela a sur la santé mentale de la population durant cette crise. Personne ne peut prédire avec certitude si, à un certain point, les dégâts liés à cet impact ne seront pas plus importants que la réduction effective de la mortalité amenée par des mesures plus ou moins strictes de confinement, surtout si celles-ci perdurent. Les chiffres qui tomberont plus tard viendront infirmer ou confirmer ces hypothèses.
Certaines communautés religieuses ont trouvé des façons de s’adapter à cette crise. Plusieurs familles au sein de celles-ci se sont montrées très créatives. À Toronto, un jeune homme a célébré sa Bar Mitsvah virtuellement, par Zoom. Dans la même ville, des associations musulmanes ont mis en place, en plein air, des alternatives aux « Tables du Ramadan » : personne ne s’y est assis pour fêter l’iftar (la rupture du jeûne au coucher du soleil), mais ceux et celles qui en avaient besoin sont repartis avec de quoi nourrir leur famille. De nombreuses banques alimentaires, dont plusieurs sont gérées par des associations religieuses, ont aussi trouvé moyen de continuer à servir des populations dans le besoin tout en respectant les règles de distanciation. Par ailleurs, en dehors de tout cadre religieux, on a vu l’émergence des « Skypéros » et d’autres occasions de se réunir virtuellement.
De tels substituts ne remplacent pas complètement la commensalité vécue en personne et ne comblent pas notre faim de contacts sociaux. La crise démantèle parfois le repas communautaire et ce qu’il nous apporte, que ce soit substantiellement ou symboliquement. À cet égard, les chrétiens penseront d’abord au pain et au vin, corps et sang du Christ, et aux adaptations ou renoncements nécessaires pour que perdure la sacralité d’une ritualisation impliquant des substances comestibles et des contacts de proximité. En Allemagne, par exemple, privées de célébrants masculins (prêtres) pendant la pandémie, des religieuses catholiques ont saisi l’occasion pour appeler une fois encore à rouvrir la discussion sur la célébration eucharistique, sur la base des expériences faites dans leurs communautés durant la crise.
Examinons maintenant, au prisme de l’adaptation rituelle en temps de crise, un exemple particulier de « repas religieux ». Ce dernier est certainement peu connu au Québec alors qu’il y prend place, tout en tirant ses racines spirituelles et pragmatiques du Punjab au XVIe siècle.
Continuer à nourrir les foules, sans discrimination : perspective et pratique sikhes
Des hommes barbus, portant des turbans et des masques, se tiennent debout à l’arrière d’un camion rempli de plusieurs centaines de kilos de carottes et d’autres marchandises. Le texte en punjabi qui accompagne la photo postée publiquement sur le compte Facebook du Gurdwara Guru Nanak Darbar Lasalle (et Park Extension) à Montréal donne quelques informations. En tant que bâtiment, ce lieu de culte a été inauguré en l’an 2000 par une communauté sikhe présente au Québec depuis bientôt 70 ans, mais dont on parle peu au-delà des débats sur les manifestations visibles du religieux dans un contexte particulier de laïcité. Les contributions des Sikhs au Québec sont rarement soulignées. De ce fait, l’initiative organisée par le gurdwara a reçu peu d’écho médiatique. Elle nous intéresse en ce qu’elle se situe très directement à l’intersection entre crise, religion et nourriture.
Les hommes posant à l’arrière de leur camion rempli de carottes font partie des volontaires du Gurdwara Guru Nanak Darbar Lasalle qui ont préparé et distribué gratuitement environ 500 repas cuisinés par jour, avec l’autorisation des autorités locales et dans le respect des règles d’hygiène. Une telle action n’est pas une complète innovation mais une adaptation de la tradition sikhe du langar, le repas communautaire offert à tous, quelles que soient leurs identités de genre, de caste ou de classe. Les plats servis sont toujours végétariens, ce qui assure l’inclusivité : personne n’est exclu à cause de restrictions alimentaires qui seraient d’ordre religieux (par exemple, ne pas manger de la viande ou certaines viandes). Ce repas est d’ordinaire consommé par des gens assis en longues rangées, côte à côte, à même le sol (signe d’égalité), dans une salle qui porte le nom de ce repas (langar hall) et qui fait partie de l’architecture des gurdwaras, au Punjab comme dans les communautés en diaspora.
Pendant la crise, à Montréal, le langar a été transformé tout en gardant sa finalité première : les volontaires ont servi gratuitement la nourriture dans des boîtes à emporter, distribuées aux gens directement dans leur véhicule (drive in). Perpétuant une tradition qui remonte à Mata Khivi (1506-1582), l’épouse du troisième gourou, Guru Angad (1504-1552), la communauté sikhe nourrit les foules généreusement même en dehors de ses gurdwaras. Parmi d’autres exemples les plus récents qui accompagnent une quête de sens, de justice et de changement social par l’action engagée, on peut mentionner la présence de cette « cuisine du Gourou » mobile en soutien aux manifestations antiracistes aux États-Unis et, en Inde, aux protestations contre de nouvelles lois discriminatoires sur la citoyenneté ainsi qu’aux manifestations paysannes contre des réformes agricoles.
Apprendre de la crise : les sens du repas
Alors que plusieurs sphères d’activités (commerce, éducation, religion, santé, sexualité, etc.) se sont déroulées, tout ou partie, en mode numérique, la maladie et la faim nous rappellent que malgré toutes nos technologies, nous restons des êtres de chair : nous nourrir est nécessaire à notre santé et à notre survie. Les images des magnifiques pains de la « paindémie » sur nos écrans ne nourrissent pas. La peur de manquer, par contre, a conduit à une ruée sur les paquets de pâtes (et le papier de toilette). Les médias ont souligné de telles pénuries, temporaires, mais les initiatives de partage sont pour la plupart quant à elles restées dans l’ombre, peut-être en partie en raison de la modestie des personnes qui les organisaient comme un devoir religieux plutôt que comme une occasion de mettre de l’avant leur communauté ou leurs croyances. Plusieurs religions inscrivent la générosité —et notamment celle qui s’exprime par la distribution de nourriture— au cœur de leurs récits et pratiques. À ce titre, les racines religieuses de certaines banques alimentaires au Québec pourraient aussi être soulignées, de même que d’autres exemples locaux d’une logique du don qui nourrit autrui par le service et le soutien concret et matériel, sans calcul, sans soif de profit et même hors de tout souci de rentabilité. Malgré ce désintéressement, le don produit des effets et une réponse : parfois, la gratitude ou l’envie de rendre en retour, plus tard, non pas comme un remboursement ou une solidarité forcée par le haut, mais comme un geste qui fait sens et alimente une dynamique d’échange nourrissant.
Les mesures liées à la crise ont conduit à la privation d’une commensalité qui reste au cœur de plusieurs traditions religieuses, avec des enjeux transversaux, quelles qu’en soient les modalités. C’est une telle réponse de solidarité, de générosité et d’adaptation rituelle autour de la nourriture qui permet à qui donne comme à qui reçoit de surmonter la crise ou, au moins, d’y trouver un sens, dans son assiette ou autour d’un repas, assis à table ou par terre en longue rangée égalitaire dans un langar hall, avec d’autres êtres humains plutôt que seul face à un écran.
Florence Pasche Guignard
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval
florence.pasche-guignard@ftsr.ulaval.ca