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Big tech : le nouveau standard en matière de censure ?

Un texte de Yann Roshdy, Étienne Boudou-Laforce
Thèmes : Censure, Démocratie, Technologie
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

«Il ne peut advenir plus grand jugement pour un pays qu'un esprit de division si terrible qu’il vient scinder un gouvernement en deux peuples distincts, et les rend si grandement étrangers et antipathiques l'un envers l'autre, comme s’il s’agissait en fait de deux nations différentes...»

Joseph Addison, The Spectator, 1711.


À la suite des déplorables événements survenus au Capitole, on aurait cru assister à un retour au calme, mais voici qu’une force concertée s’emballe de façon tout aussi grossière que les émeutiers du 7 janvier. En effet, des éléments du parti démocrate et de corporations multinationales sont littéralement en train de faire disparaitre leurs opposants politiques de la place publique. Alors que Michelle Obama demandait aux compagnies de la Silicon Valley de bannir Trump de manière permanente des plateformes, celle-ci a été rapidement exaucée. Les comptes Twitter, Twitch et Facebook du président américain, notamment, sont suspendu de même que certains accès courriels. Mais Trump n’est pas le seul touché ; en pâtissent également Sidney Powell, Mike Flynn, la plateforme Parler, le mouvement Walk away et de nombreux autres. Or, tous n’appartiennent pas à l’extrême-droite. Le mouvement Walk away, par exemple, est un mouvement d'électeurs démocrates qui avaient choisi de voter Républicains en 2020 et qui rassemblait des centaines de milliers de témoignages sur ses pages. Tout cela a disparu.

Si les GAFAs voulaient effacer Trump et le mouvement populiste des États-Unis, ils ne s’y prendraient pas autrement. Maintenant que les démocrates – et les GAFAs (1,2) - ont officiellement retrouvé le pouvoir, les voici plus décomplexés que jamais. Le ton est donné : si vous vous affichez populistes, vous serez retirés de l'espace commun; vous serez des parias, des hérétiques. Depuis son compte Twitter, Edward Snowden nous met en garde. Alors que l’on condamne au silence le Président américain, cette date restera dans les mémoires, affirme-t-il, comme «un tournant dans la bataille pour le contrôle de la parole numérique». Le lanceur d'alerte américain invite à aller au-delà du réflexe «Bien fait pour lui !» et à se projeter un instant dans un monde où la censure numérique serait devenue la norme. Est-il souhaitable de subir ce nouveau paradigme pour les années à venir ? C’est pourtant à craindre, puisque les dispositifs de censures développées par Google ou Facebook se généralisent à l’ensemble du Web et pénètrent ainsi l’intimité de nos existences.

Mais voilà, nombreux sont ceux qui s’extasient devant ce mouvement de censure. Le Québec ne faisant pas exception, alors que certains fulminent de joie de voir, par exemple, Alexis Cossette-Trudel banni de la plateforme Twitter. Le pouvoir de censure est un phénomène qui rend parfois les gens accrocs.

Surtout que ce n’est qu’un début. Biden a affirmé qu’il se ferait une priorité de passer une loi contre le «terrorisme domestique». L'ère des purges "démocratiques" a sonné. Sur la question de l’«apologie du terrorisme», Félix Tréguer, chercheur et membre de La Quadrature du Net, évoque l’idée qu'il s'agit là d'«une notion extensible régulièrement instrumentalisée pour invisibiliser des expressions contestataires», notant plus globalement qu'«un régime de censure extrajudiciaire, largement privatisé et de plus en plus automatisé, est en voie de consolidation». Le point n’est donc pas de savoir si l’on est d’accord ou non avec la personne qui s’exprime et qui se fait censurer. En censurant l’Autre - celui qui ne pense pas exactement comme nous -, on vient s’exposer un jour ou l’autre à ce même type de traitement, et on donne encore davantage de pouvoir au GAFAs pour entraver notre capacité à penser. Sans compter qu’on célèbre ainsi une chasse idéologique des plus dommageables au tissu social. Alors que de nouveaux moralistes et inquisiteurs salivent à la seule perspective de faire leur grand ménage idéologique, ils ne semblent pas réaliser qu’ils utilisent des méthodes totalitaires et antidémocratiques. Qu’on souhaite faire taire des partisans de Black Live Matters ou des partisans républicains, la dérive autoritaire est de même nature. Par ailleurs, c’est un euphémisme que d’évoquer aujourd’hui l’importance de ce contrôle de l'information.

Quand les GAFAs, en régulateurs autoproclamés de la liberté d’expression, décident de leurs propres critères pour déterminer ce qui est un contenu acceptable et ce qui constitue un contenu inacceptable, se chargeant ainsi de distinguer pour nous le bien du mal, le vrai du faux, tout comme d’établir des standards de bonne conduite et de mettre en place des «espaces bien ordonnés» (The Good sensor), ils bafouent l’État de droit et se moquent de la souveraineté des nations, de même que de notre capacité humaine d’interagir et de débattre d’idées dans un contexte pluraliste. À ce propos, Gaspard Koenig écrivait que «Là où la justice pouvait encore maintenir un semblant d’État de droit, prenant du recul, les normes élaborées par des IA privées ne peuvent qu’épouser l’esprit du temps, de peur d’indigner leurs utilisateurs. Algorithmes et responsabilité sociale sont les deux facettes d’un inquiétant retour de la morale collective.»

Les discours, même dérangeants, doivent être débattus et non bannis des plateformes via le bras invisible de la «modération». On n'échange plus quand on appelle à la censure et à la condamnation. Ni quand on étiquette l'Autre en lui appliquant un jargon discréditant pour mieux le faire taire. Proscrire de la sorte revient à se dérober à un véritable dialogue et à l’argumentation, de même que cela encourage les comportements antisociaux. Et puis il y a "l'effet Streisand", ce phénomène médiatique qui veut que si l’on souhaite faire taire des informations ou des personnes, cela déclenche bien souvent le résultat inverse...

Plus que jamais, il importe peut-être de sortir de nos bulles idéologiques et informationnelles qui nous isolent. Pourquoi ne pas chercher à conjuguer les singularités et à prendre contact avec l’altérité ? Toutefois, réinventer ce monde commun, ensemble, cela passe notamment par la défense de la liberté d’expression. « Mais la liberté, comme disait Rosa Luxemburg, c'est ‘‘la liberté pour celui qui pense différemment’’. Voltaire exprimait le même principe avec sa fameuse formule: ‘‘Je déteste ce que vous dites; je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire.’’» Cette citation de George Orwell frappe de par son actualité, de même qu’elle peut agir comme précieuse conseillère pour les années à venir.


Yann Roshdy, chroniqueur et auteur

Étienne Boudou-Laforce, intervenant social

 

 

 

Crédit image: Contributed and licensed under the GFDL by the photographer, Gregory Maxwell., GFDL 1.2, via Wikimedia Commons.


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