Les barbares ne viennent pas d’une lointaine et archaïque périphérie de l’abondance marchande, mais de son centre même.
Jaime Semprun, L’abîme se repeuple, 1997.
L’attentat de la nuit du 31 octobre dernier à Québec, qui rappelait celui commis par Alexandre Bissonnette dans une mosquée de la même ville quelques années plus tôt, a semblé produire des réactions contradictoires, tout à fait inquiétantes : si c’est toujours avec un profond sentiment d’incompréhension qu’est accueilli l’événement, tout indique que la prolifération de ce genre de meurtres finit par leur donner la forme d’une nouvelle normalité.
Marquant une soirée d’Halloween macabre, cet acte représente pourtant à lui seul toute l’absurdité d’un nouveau type de barbarie, généré par une société qui la produit en masse, par son refus d’assumer les principes constitutifs d’une véritable socialisation de la personnalité, qui aurait la charge d’inscrire l’individu dans l’ordre symbolique, moral et politique d’une communauté donnée. Car si toute société a la nécessité de former des sujets à travers le traçage de limites (limites qui sont bénéfiques pour l’apprentissage de la maîtrise de soi et celui du partage de normes communes), il semble que la nôtre, libérale, participe à reproduire l’illusion que rien ne doit résister aux désirs des individus, comme s’il s’agissait de la manifestation d’une certaine « authenticité », alors qu’ils représentent bien plus souvent le témoignage de sujets esclaves de leurs propres pulsions.
Le néo-sujet et la civilisation libérale
Le psychanalyste Charles Melman qualifiait au début du siècle la mutation contemporaine de la subjectivité en ces termes : « nous passons d’une culture fondée sur le refoulement des désirs, et donc la névrose, à une autre qui recommande leur libre expression et promeut la perversion[1] ». Alors que la première défendait une dure subjectivation, autoritaire, créant des sujets névrosés, la seconde, quant à elle, exprime surtout un rendez-vous manqué avec la limite, le tiers qui permet au petit humain de sortir de la toute-jouissance infantile. Cette mutation psychique, produit d’une société d’individus qui se pose comme permissive, est celle qui voit triompher le néo-sujet, selon le psychanalyste lacanien Jean-Pierre Lebrun[2]. Dany-Robert Dufour, qui puise également chez Lacan pour penser les spécificités de la subjectivité contemporaine, souligne qu’il s’opère un tournant majeur dans la métaphysique occidentale avec le déploiement de l’individualisme libéral, qui contribue à faire passer d’une Cité classique qui « obéit à des lois créées par les hommes pour échapper aux lois de la nature » (Polis grecque et idéal démocratique humaniste) à une Cité perverse « qui s’emploie à remettre au premier plan les lois de la nature[3] » (société marchande). Ce tournant, qui est en fait celui de la civilisation libérale, est selon Dufour le résultat d’un abandon des instances de socialisation fondamentales, qui limitaient toujours la pure jouissance pulsionnelle et la fascination pour l’illimité : de Platon à Freud, le sujet est celui qui était en mesure de domestiquer ses passions, virtuellement sans limite, au profit du logos, produit de la subjectivation (psychique et politique)[4]. Il n’était pas anodin que la philosophie grecque, qui est la pensée de la Cité sur elle-même, ait mis en garde contre les effets dévastateurs de l’hybris, de la chrématistique et de la pléonexie (en vouloir toujours plus), chacune des incarnations du caractère destructeur de l’illimitation. Or, le libéralisme, comme philosophie de l’égoïsme, et dont la phrase culte de Bernard de Mandeville « les vices privés font les vertus publiques » fournit la meilleure définition, représente le plus parfaitement ce renversement de la pensée occidentale, qui invite à la libération des passions non-sublimées au profit de l’accumulation privée et de la jouissance consommatrice[5].
Crise de la limite et pulsion de mort
C’est donc à partir de ce nouvel esprit, qui triomphe sans égal dans la postmodernité technocapitaliste, que doit être appréhendée la néo-subjectivité, qui n’a plus à affronter de figures d’autorité poseuses de limite, qui prenaient auparavant la forme de la subjectivation œdipienne, ce qui a plutôt comme effet un renforcement du narcissisme. En effet, par un rejet catégorique de toute forme de hiérarchie (qui s’accorderait avec une certaine tradition collective), les sociétés contemporaines tendent à enfermer les sujets dans leur pulsionnalité infantile, en ne les soumettant pas aux figures garantes de l’autorité, tant au sein de la cellule familiale qu’à l’école. Pénétrés par la tolérance libérale, les parents tendent toujours plus à éviter d’assumer l’inhérente différence de place qui fonde leur rapport avec l’enfant, de peur de le frustrer en le forçant à opérer une soustraction de jouissance, en lui disant « non » et en l’invitant à renoncer à ce qu’il veut de façon circonstancielle (une télé dans sa chambre, un cellulaire, bref tout ce qui est dragué dans les flots de la marchandise). Optant par élimination pour un rapport faussement égalitaire ceux-ci finissent, comme le souligne Lebrun, par chercher immédiatement à se faire « aimer » de leur progéniture[6], en cédant tout de suite à sa jouissance, ce qui finalement reproduit l’effet d’omnipotence narcissique.
Ce refus de poser des limites aux enfants, souvent avec de bonnes intentions, participe à les maintenir dans l’illusion que rien ne résiste à leurs pulsions immédiates. Cela renforce par le fait même l’idée que le monde et eux-mêmes ne font qu’un, comme s’ils baignaient dans une sorte d’état originel d’indifférenciation. L’altérité est niée dans sa réalité, et la frustration des désirs apparaît comme purement injustifiée dans le cadre d’une société hédoniste, qui fait de la jouissance une valeur suprême.
Ce moi minimal et narcissique, qui ne sublime plus ses pulsions dans les objets de la culture, représente pour Anselm Jappe la subjectivité type du capitalisme, système lui-même fondé sur l’illimitation abstraite. Car ce type humain, de façon conjointe avec le système qui le génère, se présente comme une pure autoréférentialité, indifférente à tout ce qui ne participe pas à sa « croissance » sans limite. Comme « pulsion de mort », la néo-subjectivité narcissique se manifeste dans les tueries de masse (notamment les school shootings), meurtres d’un type nouveau. Qu’est-ce qui caractérise donc la violence postmoderne de ce type d’individu ? Acte souvent longuement médité froidement avant le jour J, ces assassinats nouveau genre sont souvent l’œuvre d’un jeune homme peu sociable et coupé de liens durables avec les autres, ayant passé beaucoup de temps à s’enfermer dans sa chambre et à jouer aux jeux vidéo[7]. Ressentant un profond sentiment de vide intérieur, le tueur semble mu par une volonté de s’inscrire de façon perverse dans le monde en amenant avec lui plusieurs personnes dont il ne sait pas vraiment distinguer l’extériorité par rapport à lui-même. L’acte s’achève généralement par une tentative de suicide de la part du tueur, s’il ne s’écroule pas avant sous les balles des policiers.
Une telle pulsion de mort peut se comprendre, à partir de l’éclairage de Freud, comme « une tendance cosmique à la décomposition et au retour au calme de la matière inorganique[8] », qui est caractéristique du narcissisme. Se terminant par l’autodestruction du sujet, la généralisation de ces tueries tend aussi à ouvrir le bal à un concours de « kills » (comme on dit dans le langage des communautés virtuelles), qui apparente la logique concurrentielle à ce type de funestes activités à la logique capitaliste. Les victimes de l’agresseur sont réduites à n’être que des instruments pour sa jouissance perverse, qui lui permettent d’augmenter son capital de vies enlevées.
La tuerie postmoderne, qui s’est manifestée dernièrement à deux reprises dans la Vieille capitale, apparaît également comme la subversion radicale et sans objet d’un Interdit archaïque, celui du meurtre, qui fonde l’être-ensemble. Elle est le stade suprême du nihilisme que produit une société particulière, fonctionnant, selon Pierre Legendre (lui-même fin analyste du « Crime du caporal Lortie » commis dans cette même ville en 1983), avec pour seul principe un « individualisme anti-normatif[9] », qui empêche les individus de se former en sujet, c’est-à-dire de devenir libres car soumis aux lois de l’humanité. Cette barbarie ne doit pas être saisie comme la négation du progrès technologique mais plutôt comme son revers. À travers elle se manifeste un problème éthico-politique profond, dont la clé, si l’on veut parvenir à le résoudre, réside dans la reconnaissance du caractère émancipateur de l’autorité, condition essentielle à la formation du moi. Car c’est bien à l’intérieur de ce monde narcissique, permissif et technophile que nous sommes confrontés à la violence sans objet de néo-sujets qui s’équipent de fusils d’assaut. Comme l’écrit Olivier Rey, elle est l’expression de « la technique la plus sophistiquée mise au service du plus archaïque, le couplage monstrueux de la surpuissance et de l’infantilisme, la figure hideuse de l’immature surarmé[10] ».