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Du nationalisme économique américain

Un texte de Simon-Pierre Savard-Tremblay
Thèmes : États-Unis, Économie, Gouvernement, Canada
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

Ce texte s’inspire d’une allocution prononcée à la Chambre des communes le 4 février 2021.


La Chambre des communes a récemment débattu d’une proposition de l’opposition officielle de créer un Comité spécial chargé d’observer et d’étudier de près la relation économique entre le Canada et les États-Unis[1]. Le parti dont je suis membre, le Bloc québécois, appuie cette idée et je suis personnellement intervenu à ce propos en tant que porte-parole de ma formation politique en matière de commerce international. Les sujets liés à cet enjeu complexe ne manquent pas. On le sait, les libéraux n’aiment pas les comités qui examinent leurs actions. On l’a vu maintes fois, entre autres quand le gouvernement est demeuré sourd à une demande du Bloc de mettre sur pied un comité spécial dont le mandat serait d’étudier toutes les dépenses liées à la COVID-19. Pourtant, elles doivent l’être.

Les fiascos commerciaux du gouvernement Trudeau sont en effet nombreux, surtout en ce qui a trait à ses négociations avec les États-Unis, qu’on pense aux brèches dans le système de la gestion de l’offre, survenues lors des trois derniers accords de libre-échange, à l’absence de protection de l’industrie de l’aluminium par les règles d’origine dans l’Accord Canada-États-Unis-Mexique, et aux crises à répétition dans la dossier forestier (bois d’œuvre). On ne saurait non plus oublier les ratés criants quant aux interventions d’Ottawa auprès de l’administration américaine afin d’assurer la stabilité et la prévisibilité de l’approvisionnement en vaccins contre la COVID-19. Le rythme de réception des vaccins achetés sans garantie du moment de livraison par le Canada a de quoi inquiéter. À plusieurs reprises, on a annoncé des retards ou des reports de livraison. Cela a eu pour conséquence que le Québec a dû suspendre ses opérations de vaccination pour cause de rupture de stock.

Mais, plus encore, par-delà tous ces exemples, la question du protectionnisme américain qui est au cœur de plusieurs d’entre eux devra se poser tôt ou tard.

Les derniers positionnements protectionnistes de l’administration américaine ont eu l’effet d’une douche froide sur les décideurs canadiens. Les illusions se sont envolées d’un coup. On a découvert avec effroi cette vérité que l’on ne voulait voir : Donald Trump n’a inventé ni le protectionnisme ni la guerre commerciale, et ces deux pratiques lui survivront. Elles lui ont survécu.

Un État a la politique de ses intérêts, pas de ses idéaux. Aucun pays, fût-il un allié politique, ne fera de cadeaux à ses voisins par pure bonté d’âme. Le doux commerce est un mythe libéral. Le marché n’est pas qu’un lieu où se rencontrent un vendeur et un acheteur, comme le veut une vieille conception romancée. Le marché, c’est la concurrence, où toutes les tactiques sont parfois permises. Depuis l’époque néolithique, c’est la guerre économique qui règne, de façon tantôt latente et tantôt affirmée, et qui régit les relations commerciales. N’ayons pas peur des mots.

Ce sont d’ailleurs les États-Unis qui ont, en 1948, mis à mort de la Charte de La Havane en refusant de la ratifier, laquelle aurait établi un modèle de commerce international basé sur la coopération, le développement humain et le respect des souverainetés, préférant une vision agressive du libre-échange mondial.

Quant aux instances mondiales, elles n’éliminent pas le poids des rapports de force. Prenons le cas de la Banque mondiale. Le pouvoir de décision y est fondé sur la taille de la participation au capital et elle fonctionne comme une assemblée des actionnaires où les pays sont représentés par un Conseil des gouverneurs. Comme dans une assemblée des actionnaires, le poids du vote de chaque pays est corrélé avec l’importance économique. Les cinq principaux actionnaires nomment chacun un des 25 administrateurs, et les autres pays membres sont représentés par des administrateurs élus, selon les mots de l’organisation. Les plus importants actionnaires sont ainsi assurés de détenir un poids prépondérant dans les décisions de la Banque. On l’aura compris, les États-Unis sont l’actionnaire principal de la Banque mondiale.

Les États-Unis ont toujours versé de façon décomplexée dans le nationalisme économique, d’où leur Buy American Act dont la première version date de 1933. Le 25 janvier 2021, le président des États-Unis, Joe Biden, a signé un décret visant à renforcer le Buy American Act. Le nouveau décret a pour but de relancer la production nationale et de préserver les emplois industriels en augmentant « les investissements dans les industries manufacturières […] afin de reconstruire mieux » selon de hauts responsables de la Maison-Blanche. Les agences pourront, à l’avenir, faire des propositions pour resserrer les mesures afin de maximiser l’utilisation des biens et des services américains dans les contrats publics.

À l’instar des États-Unis, qui souhaitent favoriser leur production nationale, le Québec a tout intérêt à sortir de sa dépendance aux marchés extérieurs pour son approvisionnement en produits de première nécessité. Le nationalisme économique est malheureusement un concept exotique au Canada, sauf en ce qui a trait aux banques, au pétrole et à l’automobile. Il fait a contrario partie de l’ADN du Québec, qui jouit de plusieurs sociétés d’État qui font office d’instruments stratégiques, à l’instar d’Hydro-Québec, de la Caisse de dépôt, d’Investissement Québec, hier de la Société générale de financement, etc.

Nous ne nions pas la légitimité des décisions des Américains. Nous comprenons les Américains de vouloir favoriser leurs entreprises, surtout en cette époque où on revalorise l’achat local. Chaque nation a cependant la politique de ses intérêts, et ceux du Québec résident dans l’accès au marché américain. Les États-Unis sont en effet le principal partenaire commercial du Québec. 12 000 entreprises québécoises font affaire au pays de l’Oncle Sam, et certaines se démarquent particulièrement (Couche-Tard, Cascades, Hydro-Québec CGI, Agropur, Saputo, Fruits d’Or, Miralis etc.). Près de 50% du PIB du Québec est directement lié à nos exportations. De ce montant, 70% de nos exportations vont vers les États-Unis et environ 10% de toutes nos exportations sont dirigées vers un seul État, New York. Et c’est sans compter que bon nombre de nos artistes sont forts appréciés aux États-Unis (Yannick Nézet-Séguin, Flip Fabrique, Robert Lepage…). Bref, il est indéniable que les États-Unis ont une importance capitale pour l’économie du Québec.

Que faire alors ?

Nous pourrions nous inspirer du Small Business Act des Américains, lequel stipule qu’une part raisonnable des contrats gouvernementaux doit être accordée aux petites entreprises. Les États-Unis limitent aussi l’accès à leurs marchés publics aux pays avec lesquels ils ont des accords commerciaux. Pourquoi ne pas imiter cette façon de faire? Il serait également possible, comme le suggère les Manufacturiers et Exportateurs du Québec, d’envisager de revoir les politiques d’approvisionnement public pour exiger qu’une entreprise américaine ait un pied à terre au Québec pour remplir les conditions d’appels d’offres. Il faudrait aussi sortir de la règle du plus bas soumissionnaire – car nous perdrons toujours à ce jeu – et imposer des critères en matière d’environnement, de droit du travail, d’innovation, et de retombées chez nous.

Il convient enfin d’attirer l’attention du lecteur sur un dernier volet extrêmement important de la puissance américaine : le droit mis au service de son protectionnisme[2].

 

En 1993, Warren Christopher, secrétaire d’État au commerce, a déclaré devant le Congrès qu’il fallait disposer des mêmes moyens qui avaient été employés pendant la Guerre froide pour affronter la compétition économique. De fait, Washington a mis en place un système d’une efficacité féroce, celui de l’extraterritorialité du droit américain. Le Congrès américain estime que les lois qu’il vote aux États-Unis s’appliquent à l’ensemble de la planète. Les lois, notamment de surveillance des investissements étrangers, sont nombreuses, mais il existe deux axes principaux dans ce qui compose ce véritable système : la lutte contre la corruption, et la lutte contre la violation des embargos.

La lutte à la corruption, en premier lieu, débute aux États-Unis à la suite des révélations du Watergate. Un certain nombre d’entreprises, découvre-t-on alors dans le cadre de certaines affaires médiatisées, ont recours à la corruption à l’étranger pour obtenir des nouveaux marchés. L’administration décide dans un premier temps d’obliger les entreprises à déclarer les pots-de-vin dans les livres des entreprises. L’administration Carter, qui succède à celle de Ford, interdira finalement la corruption à travers la loi de 1977, la Foreign Corrupt Practices Act.

L’arsenal anticorruption ne s’arrête pas là : la loi Sarbanes-Oxley encadre les informations comptables des entreprises cotées aux États-Unis, américaines ou non, et s’étend à leurs filiales à l’étranger, permettant de ce fait aux agences fédérales d’obtenir l’information qu’elles veulent, y compris les secrets stratégiques d’une compagnie. Quant aux Bank Secrecy Act, parce qu’il inclut aussi les agences américaines de banques étrangères, il favorise l’accès par les banques américaines aux données de leurs partenaires étrangers.

L’autre volet de la stratégie juridico-commerciale américaine est celui de la lutte contre la violation des embargos. Les États-Unis estiment qu’il y a des États-voyous, avec lesquels les entreprises américaines ne doivent pas faire affaire. En 1996, la loi Helms-Burton, avec pour objectif avoué de renverser le régime de Fidel Castro à Cuba, est adoptée. Celle-ci ciblait toutes les entreprises du monde. Loi d’Amato-Kennedy, quelques mois après, reproduira le procédé avec l’Iran et la Libye. Ces lois fixent un chiffre d’affaires maximal pour avoir le droit de faire affaire avec ces pays, et on utilise même le mot trafic pour désigner les rapports commerciaux avec eux. On rappellera que c’est en vertu des violations des sanctions américaines contre l’Iran que le Canada a arrêté Meng Wanzhou en 2018, et non pour un crime de droit commun. L’inféodation des pays aux lois américaines est donc profonde.

Il y a certes eu au fil du temps quelques voix discordantes qui dénoncèrent cette extraterritorialité du droit états-unien. Dans les années 1990, les Européens ont par exemple déposé une plainte à l’Organisation mondiale du commerce, qui fut retirée ensuite, quand Bill Clinton s’est engagé à ne pas poursuivre les entreprises européennes. Quant au Canada, il a modifié en 1997 sa Loi sur les mesures extraterritoriales étrangères pour résister à l’offensive américaine, mais il a dans les faits poursuivi les discussions avec les Américains pour obtenir des exemptions pour ses entreprises.

Un an après les célèbres et tragiques attentats du 11 septembre 2001, les premières sanctions ont été imposées, puis elles se sont multipliées. Au nom de la lutte au terrorisme, la promotion des intérêts économiques américains a connu un essor important. La justice américaine peut convoquer des entreprises, exiger leur coopération, et leur faire un procès. Elle peut aussi leur interdire purement et simplement l’accès au marché intérieur des États-Unis. Les cabinets d’avocats américains débarquent au sein des entreprises, avec leurs enquêteurs. Pendant ce temps, celles-ci ont l’obligation de ne pas éliminer les données, les messages, les communications internes qui se trouvent sur leurs serveurs. Cela permet aux Américains d’avoir ainsi accès à des stratégies et à des informations sensibles sur ces entreprises étrangères. La voie pour un siphonage de l’information est grande ouverte.

Le Département de la Justice nourrit par ce moyen les bases de données des services de renseignement. Tout cela est inscrit dans la loi américaine, qu’il s’agisse du Patriot Act, adopté après le 11 septembre 2001, ou du Foreign Intelligence Surveillance Act, qui régit les droits des services de renseignement de récupérer des informations à l’étranger.

Il faut donc prendre conscience de ce phénomène : Washington parvient à imposer une suspension de la souveraineté économique à l’ensemble des pays du monde, pour des pratiques – avoir des relations commerciales avec des pays jugés infréquentables par l’Oncle Sam – qui ne sont condamnées ni par l’ONU ni par l’Organisation mondiale du commerce.

Que les États-Unis soient en concurrence, de façon parfois brutale, avec la Russie, la Chine, le Japon, l’Allemagne : soit ! Il faudra néanmoins nous pencher sur cet enjeu de sécurité économique et ne pas accepter toutes les décisions de l’empire de façon béate. Les États-Unis sont certes un partenaire puissant, mais encore faut-il prendre conscience de la nature de cette puissance et ne pas s’enfermer dans une pensée magique qui pourrait nous réserver des lendemains qui déchantent.

 

Simon-Pierre Savard-Tremblay, Ph. D.

Député de Saint-Hyacinthe—Bagot

Vice-président du Comité permanent du commerce international de la Chambre des communes

 

Crédit image: JaimikoEvawen, Public domain, via Wikimedia Commons


[1] La motion se lit comme suit :

Que, étant donné que la valeur des échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis d’Amérique dépasse 1,5 milliard de dollars par jour, que plus de 300 000 personnes traversent normalement la frontière commune tous les mois, que les deux pays profitent de l’un des plus grands blocs commerciaux ouverts dans le monde assurant la libre circulation des biens, des services et des personnes depuis 1989, et compte tenu des défis économiques causés par la COVID-19, et de la nécessité d’un plan sérieux de relance économique qui reconnaisse l’intégration de l’économie nord-américaine, la Chambre constitue un comité spécial chargé de tenir des audiences afin d’examiner et d’étudier tous les aspects de la relation économique entre le Canada et les États-Unis, y compris, sans toutefois s’y limiter

(i) les priorités économiques bilatérales exprimées par les gouvernements du Canada et des États-Unis,

(ii) les questions relatives aux ressources naturelles, y compris les exportations et le transport de pétrole et de gaz, les exportations de bois d’œuvre et les emplois connexes,

(iii) les règles, exigences et politiques d’approvisionnement « Buy America »,

(iv) les efforts du gouvernement auprès de l’administration américaine afin d’assurer la stabilité et la prévisibilité de l’approvisionnement en vaccins contre la COVID-19 pour le Canada en tant qu’important partenaire frontalier et commercial,

pourvu que :

a) le Comité soit composé de 12 membres, dont six proviendront du parti ministériel, quatre de l’opposition officielle, un du Bloc québécois et un du Nouveau Parti démocratique;

b) les membres soient nommés par le whip de leur parti respectif par dépôt, auprès du greffier de la Chambre, de la liste des membres qui siégeront au Comité, au plus tard le jeudi 18 février 2021;

c) les membres du Comité puissent se faire remplacer au besoin, conformément à l’article 114(2) du Règlement;

d) les changements apportés à la composition du Comité entrent en vigueur dès le dépôt de l’avis du whip auprès du greffier de la Chambre;

e) le greffier de la Chambre convoque une réunion d’organisation du Comité le mardi 23 février 2021;

f) le Comité soit présidé par un député du parti ministériel et, nonobstant l’article 106(2) du Règlement, qu’un député de chacun des autres partis officiellement reconnu agisse comme vice-président;

g) le quorum du Comité soit conforme aux dispositions de l’article 118 du Règlement, et que le président soit autorisé à tenir des réunions afin de recevoir et de publier des témoignages en l’absence de quorum, si au moins quatre membres sont présents, dont un membre de l’opposition et un membre du parti ministériel;

h) le Comité dispose de tous les pouvoirs que le Règlement confère aux comités permanents, pourvu que (i) les dispositions de l’article 106(4) du Règlement s’appliquent au Comité, (ii) jusqu’au dimanche 11 avril 2021, le Comité ne se réunisse pas les jours où la Chambre siège, exception faite (A) de la réunion prévue au paragraphe e), (B) du sous-comité du programme du Comité, si un tel sous-comité est constitué;

i) le Comité dispose du pouvoir d’autoriser la diffusion vidéo et audio d’une partie ou de la totalité de ses délibérations;

j) la vice-première ministre et ministre des Finances, le ministre des Affaires étrangères, la ministre de la Petite Entreprise, de la Promotion des exportations et du Commerce international, l’ambassadrice du Canada aux États-Unis d'Amérique ainsi que d’autres ministres et hauts fonctionnaires soient invités à témoigner devant le Comité, au moment qui conviendra au comité;

k) le Comité soit chargé de présenter, au plus tard le 15 avril 2021, un rapport provisoire concernant une analyse de l’importance du pipeline canalisation 5 d’Enbridge pour les économies des deux pays et des conséquences de son éventuelle fermeture, y compris les répercussions sur le marché du travail des licenciements de travailleurs syndiqués et d’autres travailleurs, et comportant des recommandations pour la protection des intérêts canadiens;

l) le Comité soit chargé de présenter un deuxième rapport provisoire sur les règles, exigences et politiques d’approvisionnement « Buy America » actuelles et éventuelles, accompagné de recommandations pour la protection des intérêts canadiens, au plus tard le jeudi 17 juin 2021;

m) les dispositions de l’ordre adopté le lundi 25 janvier 2021 autorisant les délibérations de comité virtuelles et hybrides continuent de s’appliquer au Comité et à tous ses sous-comités jusqu’au dimanche 19 septembre 2021.


[2] L’ouvrage indispensable sur ce pan fondamental de la politique commerciale américaine est : Ali Laidi, Le Droit, nouvelle arme de guerre économique: Comment les Etats-Unis déstabilisent les entreprises européennes, Actes Sud, 2019.


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