On a comparé récemment le concept de trigger warning aux avertissements que l’on présente avant un film afin de prévenir le téléspectateur que ce film contient, par exemple, des scènes de violence. Cette comparaison, qui semble, au premier abord, convaincante, constitue en fait une fausse équivalence : en contexte universitaire, les trigger warnings n’ont rien à voir avec de simples avertissements. Leur signification profonde tient plutôt à leur aspect performatif, c’est-à-dire à ce que dit cette exigence de la conception que l’on se fait dorénavant des étudiants, et, a fortiori, des universités.
L’expression française « traumavertissement », qui n’est pas une traduction littérale de trigger warning, rend pourtant parfaitement le sens qui accompagne l’expression anglaise. Pour éviter les « traumas », il faudrait avertir les étudiants qu'ils risquent d'être confrontés à des idées ou des images potentiellement traumatisantes. Cette idée pourrait à la rigueur être bonne si, effectivement, les étudiants étaient apaisés par de tels avertissements. Mais c’est exactement le contraire qui se produit.
Car le principal effet des trigger warning est de banaliser la sensation de « trauma », comme s’il s’agissait de quelque chose de courant, qui peut arriver n’importe quand et dans n’importe quelle situation, même la plus banale. Ils encouragent les étudiants à imaginer qu’ils vivent dans un monde dangereux sur lequel ils n’ont aucun contrôle et qu’à tout moment ils peuvent se retrouver dans une situation devant laquelle la réponse normale serait d’être traumatisés. De la même manière que la balle n’a d’autre choix que d’être expulsée avec fracas du canon du fusil au moment où l’on appuie sur la gâchette (trigger), les étudiantes et les étudiants reçoivent implicitement le message qu’ils sont à la merci de n’importe quelle personne, peu importe que cette personne soit bien ou mal intentionnée. Ils ne sont donc pas en contrôle de leur propre vie, de leurs propres réactions devant une situation potentiellement difficile ou fâcheuse, voire, le plus souvent maintenant, totalement anodine. C’est un peu comme si, au lieu d’habituer les enfants à apprivoiser leur peur des araignées, on les avertissait qu’ils doivent être en état d’alerte permanente parce qu’ils seront fatalement traumatisés si d’aventure une araignée passait par là.
Ce n’est pas un hasard si un nombre difficile à évaluer d’étudiantes et d’étudiants sur les campus, et avec eux des professeurs jouant du coude pour se faire voir au premier rang de la parade du progrès, appellent à la censure, à l’annulation d’évènements, à l’interdiction de mots sans égard au contexte dans lequel ils sont prononcés, et ainsi de suite. Cela semble en effet la seule chose raisonnable à faire quand on s’est convaincu de l’idée hautement contestable, voire complètement aberrante, qu’un professeur peut à tout moment, et même sans le vouloir, traumatiser ses étudiants en prononçant un mot, en faisant lire un texte, en mégenrant une personne.
La haine qui se déchaine depuis plusieurs mois sur les réseaux sociaux contre les professeurs qui défendent la liberté universitaire s’explique aisément dans une telle perspective : car, quand ces derniers parlent de « liberté universitaire », les militants les plus convaincus entendent plutôt que les professeurs revendiquent le privilège évidemment choquant de les blesser, cette fois, volontairement. On les comprend d’être indignés.
Comment se sont-ils convaincus d’une idée aussi fausse ? Répondre à cette question demanderait sans doute à revenir trop loin en arrière, jusqu’à l’émergence dans les années 1960 de l’idée selon laquelle il n’y a rien de plus important que « l’estime de soi » pour « l’apprentissage » et que la meilleure manière d’assurer à un enfant une excellente « estime de soi » est de lui éviter le moindre échec. Les « traumavertissements » ne sont que la dernière mouture de cette idée contestable selon laquelle l’éducation doit d’abord éviter de faire subir aux élèves ou aux étudiants échecs et contrariétés.
On remarquera que les universités les plus engluées dans cette crise sont celles qui redoublent d’efforts pour conforter cette idée détestable que les étudiants sont « en danger » et à la merci de leurs professeurs. Plutôt que d’expliquer aux étudiantes et étudiants que les êtres humains ont depuis des millénaires survécu à des situations autrement traumatisantes, qu’ils ont en eux la force nécessaire pour passer par-dessus une contrariété potentielle, elles cautionnent par communiqués de presse répétés l’idée que les mots peuvent blesser nonobstant le contexte et qu’en ce sens tout est susceptible d’être ressenti comme une micro-agression. Elles donnent (ou prévoient donner) des formations sur la diversité dans lesquelles on explique aux professeurs qu’ils sont susceptibles à n’importe quel moment de blesser leurs étudiants, même de manière non intentionnelle. En un mot, elles traitent leurs étudiants non pas comme des adultes autonomes, mais comme des êtres fragiles et espèrent régler le problème en tapissant la moindre aspérité de papier bulle.
Cette stratégie ne fonctionnera pas, car c’est exactement le contraire qui arrive : plus on renforce l’idée qu’une université doit être un espace absent de contrariété (safe space), plus on répète l’idée que de simplement entendre un son ou une idée difficile menace de « traumatiser » les étudiants, plus certains auront le sentiment qu’il est légitime de s’indigner de tout et de n’importe quoi. C’est, hélas, dans la nature humaine. Les universités qui pensent s’en sortir en demandant aux professeurs d’être « sensibles et raisonnables », comme s’ils ne l’étaient pas déjà, ne comprennent pas qu’elles envoient ainsi le message aux étudiants d’être toujours davantage aux aguets devant le moindre écart (réel ou controuvé) de conduite, auquel cas ils seront légitimés de s’indigner bruyamment.
En un mot : plus on inclura de « traumavertissements », plus il y aura de « traumas ». Plus on demandera aux professeurs d’être « sensibles », plus on trouvera un « manque de sensibilité » dans n’importe quel propos anodin. Plus on affirmera que les professeurs sont des « dominants », plus certains se sentiront « dominés ». Plus on donnera de prétendues formations pour favoriser l’inclusion, plus on verra de l’exclusion partout.
Quand on mesure l’effet performatif des trigger warning, on comprend un peu mieux pourquoi toutes les crises qui ont traversé les universités canadiennes jusqu’ici portaient sur ce qu’il faut bien appeler des « non-événements ». Les universités qui cherchent une sortie de crise en multipliant les trigger warnings ou autres mesures connexes ne comprennent tout simplement pas que c’est précisément la « mentalité trigger warning » qui explique pourquoi tant de crises éclatent au sujet de rien du tout.
Les étudiants, comme la lutte au racisme d’ailleurs, méritent mieux.
Crédit image: Юкатан, Public domain, via Wikimedia Commons