La revue médiatique des derniers mois atteste d’une inquiétude fondée et légitime devant le climat de rectitude politique et de censure qui pèse de plus en plus sur nos universités. Ainsi convoquée, la question de la liberté d’expression du professeur dans le milieu universitaire me semble toutefois en cacher une autre, tout aussi fondamentale : celle de la qualité de notre rapport au passé. Le fait d’écarter d’emblée d’un plan de cours certaines œuvres ou certains auteurs fondamentaux de notre patrimoine littéraire, par crainte de blesser ou d’indisposer, n’a rien de banal, étant entendu que c’est l’histoire comme mode de connaissance et modalité de transmission qui est ici en jeu, plus spécifiquement ce qui est au cœur de cette connaissance et apparaît comme la condition de cette transmission : le souci du contexte.
L’art de la contextualisation historique exige une capacité de se décentrer - autant que faire se peut - de son présent pour aller à la rencontre de l’hier en toute empathie, avec humilité et honnêteté. Accepter cette rencontre, c’est nécessairement acquiescer à une forme d’altérité, souvent radicale, parfois douloureuse. Pour reprendre les mots de Paul Ricoeur, savoir contextualiser commande d’abord une « aptitude […] à se dépayser, à se transporter comme par hypothèse dans un autre présent[i] ». Cette pratique de l’écart et de la distance fait tomber les œillères; elle permet à l’historien d’observer les œuvres du passé avec une largeur de champ suffisante, indépendamment des sollicitations pressantes du moment. Elle permet aussi d’entrevoir ce qui nous sépare effectivement de ces dernières pour mieux en saisir les failles et les imperfections.
Et pourtant, ce luxe du dépaysement rêveur et de la distance ne saurait suffire car, comme disait Henri Marrou, l’histoire est toujours inséparable de l’historien[ii]. Elle est en effet le résultat d’un effort créateur entre la réalité brute du passé et le présent de son narrateur qui façonne sa curiosité, ses interrogations et ses inquiétudes. C’est dire que la connaissance de l’histoire risque d’être dangereusement appauvrie si elle ne s’efforce pas d’assumer ce fragile équilibre de la relation passé-présent. Pour cela, elle doit éviter de céder au double écueil qui la guette, soit celui de la décontextualisation et de la surcontextualisation des œuvres[iii].
La décontextualisation
C’est le risque auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Plutôt que de chercher à saisir le sens d’une œuvre à partir de son contexte (social, politique, culturel, intellectuel) afin de pouvoir développer une analyse historiquement éclairée, la décontextualisation consiste plutôt à la juger rétrospectivement à l’aune des strictes catégories et valeurs du présent. Ainsi, plutôt que de chercher à comprendre l’effectivité sociale d’une œuvre et les significations qu’elle a pu prendre au cours de l’évolution de nos sociétés, il s’agit de la faire entrer de force dans un cadre interprétatif qui lui est complètement étranger. Cette posture présentiste ne peut être dissociée d’une dérive de l’individualisme contemporain, qui tend à vouloir tout ravaler à la mesure de sa propre expérience. Voyons-y également la radicalisation d’une sociologie critique qui, portée à réduire la raison et l’intellect à des formes de domination et convaincue par la prépondérance de son jugement moral, ne cherche plus tant à comprendre le monde qu’à vouloir le transformer, quitte à bannir les pensées et les œuvres qui lui font obstacle.
Une telle proposition démiurgique, qui demeure le fait d’une minorité agissante, n’est pourtant pas sans conséquence. Elle peut conduire à une dérive moraliste et idéologique de l’histoire, à une désubstantialisation du passé, qui tend alors à devenir le simple reflet des combats du présent. On se retrouve alors devant une subjectivité anhistorique, où l’étrangeté de l’autrefois et l’aspiration à en élucider la complexité sont complètement délaissés. De la même manière, le doute méthodologique, non pas tant celui du scepticisme que celui de l’émerveillement et du refus de la certitude, se retrouve congédié. Plus grave encore, à trop vouloir actualiser une œuvre, à en faire un instrument pour répondre aux enjeux et défis de notre temps, c’est peut-être son caractère intemporel que l’on perd de vue et, par conséquent, la possibilité même d’en transmettre le sens une fois que les problèmes de notre actualité auront changé.
La surcontextualisation
Si la décontextualisation congédie l’effort de mise en contexte au profit du jugement idéologique ou moral et écrase le passé sous le poids du présent, la surcontextualisation tend au contraire à enfermer l’œuvre dans son époque, comme si cette dernière n’avait plus rien à nous dire. C’est la posture de l’historicisme ou de l’érudition poussée à son extrême, qui tend à voir l’histoire comme une démarche passive, entièrement coupée des enjeux et des défis de notre actualité. Faire parler une œuvre toute seule et en son temps, comme si elle n’avait de sens que pour ses contemporains, n’est-ce pas une autre manière d’en taire la substance? Source de vérité, le souci contextualiste doit aussi être source de pertinence, pour reprendre les termes de Fernand Dumont.
Du reste, la surcontextualisation pose également problème d’un strict point de vue pédagogique. Une œuvre étudiée avec trop de désintéressement devient, à terme, « inintéressante » pour les étudiants. L’intérêt d’un étudiant pour une œuvre et sa volonté d’en approfondir le contenu, d’entrer en dialogue avec elle, tient pour beaucoup à la capacité du professeur d’expliquer en quoi elle nous atteint et nous concerne encore aujourd’hui. Dit autrement, la vérité d’une œuvre demeurera impuissante, sinon risque de paraître insignifiante, si elle ne peut, en retour, nourrir une quête de sens forcément contemporaine. Ainsi s’enclenche l’intelligence de l’histoire, qui doit aussi pouvoir offrir des réponses (rigoureusement élaborées) aux questions que l’on se pose ici et maintenant.
Un difficile équilibre
Ces deux postures contradictoires, que je présente sciemment sous la figure d’idéaux-types, ont chacune leur légitimité bien qu’elles m’apparaissent l’une comme l’autre incomplètes. À trop vouloir sortir une œuvre de son contexte pour en actualiser la signification, on s’interdit de comprendre comment celle-ci a pu traverser le temps et se déposer dans un patrimoine culturel qui a forgé nos référents collectifs. Qui plus est, l’orgueil de la posture « décontextualiste » confond trop ostensiblement ce qui relève du savoir historique (l’éthique de la responsabilité) et du savoir politique (l’éthique de la conviction). À l’inverse, à trop vouloir contextualiser une œuvre, on risque de ne plus être à même de voir en quoi celle-ci, dans ses qualités comme dans ses apories, reflue sur la culture et s’ancre dans les inquiétudes de notre monde. L’érudition positiviste est aussi, à sa manière, une forme de myopie scientifique.
Ainsi, l’art de la contextualisation doit-il s’entendre comme un art du raisonnement dialectique, prudence dont s’accommodent mal nos débats médiatiques. Appréhender le sens d’une œuvre ou encore celui de mots du passé aujourd’hui fortement connotés implique que nous apprenions à tenir ensemble, de manière synthétique, le point de vue historiciste et une approche dynamique de la relation passé-présent. Autrement dit, à la suite de Lia Kurts-Woeste, il faut savoir « gagner la proximité sans perdre la distance, construire du commun avec de l’écart[iv] ». On pourra me reprocher un refus de trancher la question, sinon un accès de relativisme. Pourtant, il ne saurait y avoir de solution définitive à ce dilemme, étant entendu que le passé, matière vivante, est irréductible à un simple jeu de forces mécaniques. La démarche historique, à l’image de toute activité de la pensée, commande plutôt la recherche de cette ancienne vertu grecque, celle de la juste mesure, qui consiste moins à fixer les contradictions qu’à les apprivoiser pour mieux les résoudre intellectuellement.
François-Olivier Dorais, historien, Université du Québec à Chicoutimi
Crédit photo: Abhi Sharma from India, CC BY 2.0 , via Wikimedia Commons
[ii] Voir Henri Iréné-Marrou, De la connaissance historique, Paris, éditions du Seuil, 27, rue Jacob, 1954, 300 p.
[iii] Nous reprenons ces deux notions à Serge Cantin, qui les a initialement employées dans une analyse fine de la réception polémique des œuvres de Lionel Groulx (S. Cantin, « La réception herméneutique de Lionel Groulx chez Fernand Dumont », Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, Les Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle, n° 8, automne 1997, p. 104-112).
[iv] Lia Kurts-Woeste, « Comment gagner la proximité sans perdre la distance ou comment construire du commun avec de l’écart ? Sémiotique des cultures et approche critique de la notion d’« actualisation », Recherches et travaux, [En ligne], 91 | 2017, mis en ligne le 01 octobre 2017, consulté le 23 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/936 ; DOI : https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.936