Les classiques n’ont plus la cote. Ce discrédit touche sans doute moins les œuvres qu’on établirait comme étant des classiques que le fait même de déclarer que telle ou telle œuvre est un classique. Car, on n’a pas cessé de traiter aujourd’hui les classiques comme ils l’ont toujours été, c’est-à-dire en les revisitant : ce que font, par exemple, le récent Maria Chapdelaine de Sébastien Pilote ou la nouvelle adaptation d’Un Homme et son péché de Charles Binamé. Et pourtant, dire de certaines œuvres qu’elles devraient faire partie d’un corpus destiné à l’enseignement, les promouvoir au rang de classiques, nous gêne encore. Comme si derrière le « classique » on n’entendait que le classicum, le buccin que sonnaient les Romains pour rallier les troupes en vue de la bataille. Ou, pour le dire plus clairement, comme si le classique n’était qu’un instrument en vue de mener des luttes idéologiques ; comme si le classique était par définition enrégimenté au service de la pensée dominante.
Ainsi, on soupçonne qu’en établissant une liste de classiques, on ne ferait que confirmer le sous-texte nationaliste que l’on a voulu donner à certaines œuvres, de Maria Chapdelaine à l’Homme rapaillé ; et, en outre, on oppose à cette vision la diversité des lectures qu’elles admettent et que leur consécration à titre de classiques empêcherait supposément. C’est pécher par excès de prévention contre les intentions supposées des « classificateurs », mais avoir raison sur le fond. Car c’est là, justement, la force des classiques. Ce sont ces œuvres qui résonnent encore tout en étant nécessairement tributaires de l’époque où elles ont été composées. Il est impossible de ne pas lire l’Homme rapaillé sans retrouver l’ambiance intellectuelle et politique des années 60 et 70, mais c’est lui faire injustice de n’y lire que cela. Si l’Homme rapaillé est lisible aujourd’hui, s’il laisse toujours une empreinte durable sur son lecteur, peu importe dans quel esprit celui-ci le lit, c’est qu’il est, volens nolens, un classique et on se ferait tort de ne pas le considérer comme tel. Les classiques ont déjà prouvé leur qualité en se prêtant à des relectures diverses et à de multiples adaptations. Donner une liste de classiques, ce n’est pas forcer le destin d’œuvres ou d’idées, mais tout simplement reconnaître la place qu’elles occupent et se fonder sur le jugement d’une collectivité qui les a approuvées en les relisant, en les adaptant, en leur faisant écho de diverses manières.
J’entends déjà certains dire : si les classiques sont déjà des classiques, à quoi bon établir une liste ? Ils devraient s’imposer d’eux-mêmes ! Il n’en va pas toujours ainsi. Les classiques, d’ici ou d’ailleurs, s’imposent certes à l’esprit des créateurs et des spécialistes, mais ils ne rejoignent pas toujours le public plus large auquel ils seraient pourtant susceptibles de s’adresser. Pour qu’il y ait dialogue entre les arts et leurs publics, il faut que ces publics partagent une base commune qui leur permette de comprendre le propos des créateurs et de le situer au sein d’une culture commune. Une liste de classiques ne fait pas tout, évidemment, mais elle marquerait un grand pas vers une plus grande compréhension mutuelle. Elle fournirait ces références qui donnent à chacun la possibilité de participer au dialogue auquel les classiques nous convient et elle garantirait un accès plus large à cette culture dont s’inspirent les créateurs présents et à venir.
Parmi les autres arguments que l’on peut entendre contre une telle liste se trouve l’idée qu’il aurait été opportun de l’établir dans les années 1970, mais qu’aujourd’hui une telle idée serait surannée. Passons sur un lieu commun qui voudrait que les idées, bonnes ou mauvaises, aient une date de péremption. Pouvait-on établir un répertoire de classiques québécois en 1974 ? Alors que le mot même, québécois, commençait tout juste à s’imposer dans l’usage ? Sans doute on le pouvait, mais les enjeux politiques liés à l’affirmation nationale rendaient la chose beaucoup plus délicate qu’elle ne l’est aujourd’hui. D’autant plus qu’une certaine élite intellectuelle en ces années-là tenait absolument à se distinguer du passé canadien-français de sorte que, sans pouvoir y admettre les œuvres récentes de la québécitude, elle aurait sans doute voulu en exclure celles du passé canadien-français. L’avantage que nous avons, à cinquante ans de distance, est de pouvoir adopter une perspective « dépassionnée » sur ces débats. Au-delà de toute politique partisane, nous pouvons reconnaître parmi les œuvres qui ont formé notre culture tant celles qui participent des substrats coloniaux et canadien-français que celles qui ont succédé au mouvement d’affirmation nationale québécoise et celles qui illustrent de plus en plus l’apport de la diversité à notre culture.
Bien entendu, la culture québécoise n’est pas la seule culture qui imprègne le Québec et les créateurs d’ici peuvent aussi bien puiser leur inspiration dans la littérature chinoise, par exemple, que dans la littérature québécoise. N’oublions pas que, dans les premières minutes d’À tout prendre — l’un des films les plus importants du jeune cinéma québécois —, c’est une chanson en créole haïtien qui lance l’intrigue. Mais la culture québécoise reste la seule envers laquelle nous avons des devoirs en tant que société. Cela n’empêche pas qu’on expose les élèves à des œuvres venues d’ailleurs, mais cela nous force à faire tout notre possible pour que les œuvres d’ici maintiennent ce pouvoir de résonner dans notre communauté, la communauté dont elles sont issues et à laquelle elles s’adressent en premier lieu. C’est quelque chose que l’on se doit, collectivement, entre concitoyens — québécois depuis quatre siècles ou depuis quatre jours, ou membre des Premières nations, cela va de soi —, c’est quelque chose de cet intérêt, au moins minimal, qu’on doit porter aux choses qui nous concernent directement et dont dépend notre sentiment de former une société. Ce qui ne signifie pas que l’on doive communier tous ensemble dans une même appréciation béate du Survenant, mais il importe qu’on sache à peu près tous ce que c’est que le Survenant, ce que cela a signifié et peut encore signifier pour notre société (comme un vibrant plaidoyer pour l’accueil des immigrants). Personne ne le fera à notre place.
N’étant pas spécialiste à proprement parler de littérature québécoise, je n’ai pas l’intention de fournir trop de suggestions pour la liste qu’on établira peut-être — il y en a déjà quelques-unes, assez évidentes à mon sens, dans ce texte —, mais elle devrait être assez large pour ne pas contraindre inutilement les enseignantes et enseignants, ni les « enrégimenter », eux ou les œuvres retenues. Plutôt qu’une liste étroite et obligatoire appelée à changer chaque année, il conviendrait d’établir un répertoire, relativement stable, auquel devraient puiser les enseignants au moment de préparer leurs cours. Non seulement on rendrait ainsi justice au savoir et au jugement des enseignants quant aux œuvres les plus propres à intéresser leurs élèves, mais on éviterait un autre danger puisque, autrement, des classiques qui changeraient d’une année à l’autre seraient bien peu « classiques » en définitive. Tout l’intérêt d’une telle liste ou d’un tel répertoire est précisément d’assurer une meilleure transmission culturelle d’une génération à l’autre, il faut donc accorder à ces classiques une certaine longévité dans le système scolaire. Procéder différemment, ce ne serait qu’entendre le Ministère dire aux enseignants ce qu’ils doivent enseigner et, là, on ouvrirait toutes grandes les portes aux doutes les mieux fondés quant aux intentions politiciennes derrière telle ou telle liste annuelle. Le répertoire sera contesté ? Eh bien, soit ! On pèche souvent par excès de « consensualisme », comme si une bonne décision en était une qui ralliait tout le monde. Et en l’occurrence, le Ministère clame qu’il y a présentement une liste qui est proposée, la liste Constellations, qui ne comprend pas moins de 7668 œuvres… Quelle liste ! Comme si l’on redoutait tellement de discriminer qu’on se contentait de ne pas distinguer.
On suppose par ailleurs que la littérature québécoise n’aurait que peu d’attraits pour les adolescents ou qu’elle serait trop « difficile » pour eux. Mais, avec des idées comme celles-là, on pourrait tout aussi bien soutenir que la fonction logarithmique ou la composition de l’atome ne sont pas bien attrayantes non plus. Qui cependant oserait soutenir qu’on devrait cesser de les enseigner ? Il est possible, il est nécessaire que nous élevions nos attentes quant aux compétences en français, à l’égal des autres disciplines : il n’y a pas lieu de cantonner les jeunes à la littérature jeunesse. L’intérêt qu’ils porteront à nos classiques sera proportionnel au désir que nous provoquerons chez eux en les remettant en leur contexte et en tirant d’elles les leçons qui conviennent à notre époque. Les adolescents que démange le prurit des premières amours, qui sont habitués aux aléas de la messagerie instantanée, qui sont soumis à la pression de plaire par leur apparence, pourront très bien comprendre Angéline de Montbrun si on les y initie convenablement. De même pour ceux qui recherchent l’aventure : ils pourront redescendre le Mississippi dans le canot d’écorce de Cavelier de La Salle. Et quand bien même certains n’aimeraient pas ces livres, ce ne serait pas une raison pour les retirer du programme, comme on ne retire pas du programme d’Histoire la guerre de Sept ans et sa complexité géo-politique. Peut-être même, un jour, ceux-là remettront la main sur ce livre qu’ils ont dédaigné pendant leurs études et le reliront avec plaisir, forts de ce que l’âge, l’expérience et les circonstances apportent à notre appréciation de la littérature. Il faut aussi leur donner cette chance.
Le milieu du livre retirerait également des avantages de l’établissement d’un tel répertoire. Pour étrange que cela puisse paraître, nos classiques sont parfois difficiles d’accès en librairie. Les éditions du Boréal, Bibliothèque Québécoise, Fides et Lux, pour ne citer que celles-ci, font un travail remarquable au service de ces œuvres, mais sans effet d’engouement pour elles (comme celui qu’entraînerait le répertoire) on devine sans peine que ces ouvrages sont plus destinés à figurer au catalogue en attendant une occasion propice que sur les rayonnages des libraires. Si toute une cohorte d’élèves, chaque année, sur tout le territoire, devait se procurer trois ou quatre livres figurant sur une liste d’une quarantaine d’ouvrages, il est évident que les éditeurs et libraires seraient fortement encouragés dans le travail ou, à mieux dire, la mission dont ils se chargent. Et puis cela ferait « venir du monde » en librairie et en bibliothèque, cela permettrait qu’en bien des foyers où il n’y a que trop peu de livres on trouve au moins deux ou trois de nos classiques. On sait bien que la simple présence de livres à la maison a un fort impact sur la réussite scolaire des élèves et le niveau de littératie qu’ils sont susceptibles d’atteindre par la suite.
De l’autre côté du spectre, du côté des spécialistes, le répertoire pourrait avoir l’effet qu’a, en France, le programme de l’agrégation de Lettres. Pendant toute une année, une sélection de cinq œuvres y bénéficie d’un surcroît d’attention universitaire et de nombreux ouvrages de critique littéraire viennent réactualiser la recherche les concernant. À condition qu’on se déprenne de conceptions trop romantiques du classique comme étant la création du génie isolé qui s’impose au monde, on concevra facilement que cette attention universitaire participe, elle aussi, de la « fabrique des classiques » : par exemple, le Journal de Pierre Rivière est devenu un document classique en sciences sociales à la suite des travaux de Michel Foucault et Aziyadé de Pierre Loti un ouvrage classique grâce à ceux de Roland Barthes. Les classiques en font naître d’autres que la recherche fait émerger de l’oubli dans sa quête de nouvelles explications et de nouveaux rapprochements entre des œuvres et leurs contextes sociaux, politiques ou philosophiques. Il n’y a donc pas à redouter qu’un répertoire sclérose les interprétations des œuvres qu’il contient ou qu’il en célèbre quelques-unes à l’exception de toutes les autres. Tout au contraire, la dynamique de recherche et de relecture qu’il susciterait aurait pour effet de renouveler sans cesse nos perspectives sur ces œuvres et, éventuellement, d’élargir notre répertoire.
Ce serait également l’occasion de s’interroger sur ce qu’est la littérature québécoise. Je n’ai pas de prétention, après tant d’autres, à définir ce champ, mais notre répertoire pourrait promouvoir une conception large de ce qu’on entend par là. Le journal de Jacques Cartier, par exemple, que Pierre Perrault citait en ouverture de Pour la suite du monde me semble répondre à ce qu’on entend par classique, à savoir une œuvre qui, à un moment ou un autre de notre histoire, a été revisitée, remobilisée, réactualisée et qui est susceptible de l’être encore. Le passé, en ces matières, peut se porter garant de l’avenir. La tâche de former un répertoire est essentiellement anachronique et c’est de là qu’elle tient sa légitimité : on ne décide pas de ce qui devrait être classique conformément à la situation politique du moment, mais on considère comme classique ce qui l’a été pour les générations antérieures et peut toujours l’être comme le confirment les recherches littéraires des dernières années, les adaptations et les citations. Il ne s’agit pas d’être objectif, mais d’être impartial : ces œuvres, comme Maria Chapdelaine, sont des classiques pour les Québécois et non pour le monde entier — comme on pourrait vouloir l’établir « objectivement » en raison de qualités littéraires propres —, mais Maria Chapdelaine n’est pas (et n’a d’ailleurs jamais été) qu’un plaidoyer en faveur de la survivance. Ce n’est pas à ce titre — la survivance ou le songe de Maria — qu’il est considéré comme un classique, mais parce qu’au Québec, en toute impartialité, on l’a constamment relu, réadapté et réinterprété.
Dans l’établissement d’un tel répertoire, il conviendrait de prendre en compte les œuvres qui relèvent de notre responsabilité collective en tant que Québécois, c’est-à-dire ces œuvres dont personne, sinon nous, n’est susceptible d’assurer la transmission. Je pense, bien évidemment, à la littérature de la Nouvelle-France qui a fait partie intégrante de notre culture mais qu’on peine parfois à reconnaître, aujourd’hui, au sein de ce qu’on appelle la littérature québécoise. Jacques Cartier, Champlain, Le Jeune, Marie de l’Incarnation, le père Marquette et Lahontan, entre autres, ont depuis longtemps échappé à une lecture strictement documentaire et sont de mieux en mieux reconnus par les spécialistes de littérature. Le lieu de naissance des auteurs importe peu : si nous avons la responsabilité de ces œuvres, c’est parce que l’Histoire (pour user d’un grand mot) nous les a confiées et ne cesse de nous convier à les relire par l’éclairage qu’elles offrent sur des questions contemporaines comme les rapports entre Québécois et autochtones ou encore sur la question de l’américanité du Québec.
À mon sens, le répertoire devrait en revanche exclure les œuvres trop récentes, non par mépris, bien au contraire, mais parce que ce serait retomber dans le vice que certains dénoncent quant à l’établissement d’une liste officielle, à savoir que ce serait « canoniser » des œuvres et non constater que certaines sont déjà des classiques. De plus, promouvoir de cette manière des œuvres récentes ne serait pas nécessairement leur rendre service : on ne compte pas les auteurs promus au fil des ans à l’Académie française dont on a oublié les écrits ! Et on se défendrait bien mal des accusations voulant qu’on choisisse des œuvres par idéologie si l’on y admettait des contemporains dont les ouvrages n’ont pas encore suscité une grande variété d’interprétations. Peut-on juger de nos contemporains au regard de l’Histoire ? Les tentatives en ce sens ont souvent échoué. Et il semble que notre répertoire (s’il acquiert l’importance que je lui donne ici) serait alors en proie à tous les trafics d’influence puisque des éditeurs, soucieux de promouvoir leurs auteurs, pourraient tenter de circonvenir ceux qui auraient en charge de l’établir… Laissons aux prix littéraires le soin de primer les œuvres récentes. Faudrait-il prendre en compte les contemporains au motif que nous formons une nation « jeune » et que notre littérature n’a commencé à abonder qu’au cours du XXe siècle ? Dans le cas contraire, les classiques nous manqueraient-ils en nombre ? Je crois que non, puisqu’il est tout à fait concevable de distinguer une quarantaine d’œuvres, sans doute davantage, entre Jacques Cartier et, disons, Nelly Arcan.
Gardons-nous aussi de penser que les classiques n’évoluent pas et qu’un tel répertoire, à supposer qu’on l’établisse, ne changera pas pendant les cent cinquante prochaines années ; c’est l’autre écueil qu’il faut éviter et, pour le dire de manière paradoxale aux oreilles de certains, ce serait adopter une idée complètement démodée de l’usage des classiques. N’estimons pas trop haut notre propre jugement comme s’il était définitif, mais acquittons-nous de nos devoirs envers ces œuvres. Elles nous ont formés et éduqués, sans que nous le sachions parfois ; admettons-les enfin à l’école, au cœur de la conversation démocratique.
Jean-Nicolas Mailloux
Doctorant en littérature et civilisation françaises
Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
Crédit image: J.-A. LeFebvre éditeur, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons