Celui qui un jour fut assis dans cette chambre de Francfort et a écouté les réponses qu’il donnait à ses questions, celui qui a entendu les paroles d’une netteté absolue qui émanaient de ce saint muet, celui-là sait, celui-là est témoin que le miracle a été présent parmi nous en notre temps.
Gershom Scholem
Ces paroles émouvantes du grand historien de la Kabbale et de la mystique juive s’ajoutent à la longue liste des témoignages qui tous concordent sur un point: il émanait de Franz Rosenzweig (1886-1929) une force d’attraction spirituelle hors du commun. Avant que d’être un grand esprit qui a renouvelé la pensée et la théologie juives dans les années dix et vingt de ce siècle, Rosenzweig incarna la condition humaine jusqu’aux limites de la sainteté. L’effet déjà puissant de fascination intellectuelle que l’on ressent à la lecture de son œuvre majeure L’Étoile de la Rédemption (1921), ou de ses essais incisifs et alertes, ou encore de sa riche correspondance, est redoublé lorsque l’on se penche sur la vie de ce « saint muet ». On s’attendait à trouver les contradictions habituelles entre la vie et la pensée et l’on se retrouve plutôt en présence d’une cohérence presque totale entre ce qui est voulu par la pensée et ce qui est effectivement vécu. En fait, Rosenzweig a su plus que tout autre penseur remplir les exigences morales de l’existentialisme philosophique et religieux dont il est sans conteste l’un des initiateurs. Alors que d’autres ne feront que parler d’authenticité, d’engagement, de choix décisifs, il s’acharnera à faire coïncider simplement et sans bruit sa pensée et ses actes. Sa vie est ainsi ponctuée de changements de cap visant seulement à se rapprocher dans les faits de ce qu’il a entrevu par la pensée et par le cœur. Ce serait toutefois une erreur de croire que Rosenzweig modela sa vie selon un plan fixe et déterminé. Tout au contraire — et c’est bien là que se révèle toute son humanité — Rosenzweig dut composer avec les épreuves que lui réservait la vie. Les cinq instantanés suivants présentent quelques moments importants de cette vie dans l’espoir de susciter une curiosité pour l’œuvre et pour l’homme. Ces instantanés sont inspirés de la correspondance de Rosenzweig (Briefe, Berlin, Shocken, 1935), ainsi que de la présentation de sa vie et de sa pensée à partir d’extraits de son œuvre par Nahum N. Glatzer (Franz Rosenzweig: His Life and Thought, New York, Shocken, 1961.)
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Rosenzweig connut une enfance choyée et heureuse dans une famille bourgeoise juive allemande assimilée. Il fut ainsi bien davantage éduqué dans la culture classique allemande que dans la tradition juive. Cela n’avait rien d’exceptionnel: depuis leur Émancipation, les Juifs allemands avaient cherché à se fondre dans la société allemande ce qui avait pour conséquence d’affaiblir leurs liens avec la culture traditionnelle juive. Ce processus d’assimilation se concluait à l’occasion par la conversion au christianisme. Même si elle n’avait pas emprunté cette voie, la famille de Rosenzweig n’en demeurait pas moins fort éloignée du judaïsme vivant. Ce fait est capital: lorsque plus tard, Rosenzweig retourna au judaïsme, il retourna à une tradition qu’il n’avait pas connue de manière pleine et vivante dans son enfance. En fait, son milieu naturel fut celui de la culture classique allemande dans ses différentes formes d’expression: littérature, peinture, philosophie et, bien sûr, musique.
Vraisemblablement pour satisfaire les attentes de son père, Rosenzweig entreprit d’abord des études universitaires en médecine. Il ne tarda cependant pas à s’intéresser à l’histoire et à la philosophie. En 1908, il commence à étudier l’histoire sous la direction de Friedrich Meinecke et la philosophie avec Heinrich Rickert. Comme pour marquer le sérieux de sa nouvelle vocation philosophique, il abandonna le violon pour se consacrer plus entièrement à l’étude. Il s’initia aux arcanes de l’idéalisme allemand, principalement à Hegel. Il soutiendra d’ailleurs en 1912 une thèse fort bien reçue portant le titre de Hegel und der Staat (Hegel et l’État). Cette intense activité académique fut accompagnée par un échange nourri de Rosenzweig avec ses cousins Rudolf et Hans Ehrenberg et un peu plus tard avec Eugen Rosenstock. Les vives conversations avec ses amis venaient donner vie à la formation philosophique académique. C’est d’ailleurs lors d’un échange avec Rosenstock la nuit du 7 juin 1913 que Rosenzweig fut forcé d’admettre que sa position relativiste ne le défendait pas contre les objections du chrétien converti qu’était Rosenstock. La philosophie ne lui offrait plus de refuge face à la révélation.
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La Première Guerre mondiale éclata. Rosenzweig fut envoyé dans les Balkans, d’abord, derrière la ligne de front, puis, au front. Il était sous-officier dans une unité chargée d’assurer la défense antiaérienne dans une région montagneuse de la Macédoine. Il passa le plus clair de la guerre à guetter le ciel et à observer les mouvements des troupes ennemies à partir d’un observatoire. Il était un peu dans la situation du personnage de Drogo dans Le Désert des Tartares de Dino Buzatti, c’est-à-dire dans l’attente d’un ennemi qui ne venait pas. Cette vie très simple et solitaire n’empêche pas Rosenzweig de poursuivre ses recherches. Il lit Tertullien, Augustin, Kafka, Maimon, Wagner et bien d’autres auteurs encore. Il se met à l’étude de l’araméen et de l’arabe. Il donne des conférences aux officiers sur différents sujets: la préhistoire de la Grande Guerre, Kant, Goethe, Schiller, Bismarck, l’Allemagne et l’Italie, Hegel et la social-démocratie allemande, etc. Mais, par-dessus tout, Rosenzweig médite sur l’ouvrage qui deviendra l’un des textes théologico-philosophiques les plus importants du siècle: L’Étoile de la Rédemption. Au moment même où la pression se fit plus forte sur le front macédonien contraignant les forces allemandes à la retraite, Rosenzweig commença à écrire la première partie de l’ouvrage sur des cartes postales qu’il s’envoyait à lui-même en Allemagne. Les camarades du philosophe s’étonnaient du nombre de ses correspondants. Ils ne se doutaient sûrement pas que le sous-officier Rosenzweig arrachait au silence de la nuit froide et cristalline certains mystères concernant au plus profond le destin de l’homme.
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Rosenzweig avait d’abord songé à se convertir au christianisme comme son ami Rosenstock. Il fit part de son intention à sa mère au début d’octobre 1913. L’expérience fondamentale qui renversa sa décision eut lieu le jour de la célébration religieuse juive du Grand Pardon (Yom Kippour) le 11 octobre 1913. Rosenzweig resta toujours silencieux sur la transformation qui s’opéra alors dans son cœur et lui fit choisir un retour au judaïsme plutôt qu’une conversion au christianisme. Il annonça seulement quelques semaines plus tard ces nouvelles dispositions à Rudolf Ehrenberg concernant sa conversion au christianisme: « Cela ne me semble plus nécessaire, et c’est pourquoi, étant ce que je suis, cela n’est plus possible. Je demeure donc juif. » (31 octobre 1913). La réticence de Rosenzweig à parler directement de cet événement en dit long sur sa signification et sa portée pour lui. À l’occasion du Yom Kippour, l’âme de l’homme demandant pardon est seule face au Dieu qui la juge. La distance entre l’homme pécheur et son juge ne peut être plus grande. Mais en même temps, cette tension ou ce dialogue entre l’âme repentante et son Dieu débouche sur la réconciliation par le pardon. À ce moment même, l’homme se retrouve au plus près de Dieu échappant pour un instant à sa temporalité. C’est peut-être cette expérience que Rosenzweig a vécu ce jour d’octobre dans la synagogue orthodoxe de Kassel. Du moins à partir de ce moment sa voie était définitivement tracée: il partirait tout entier à la découverte du Dieu de ses Pères.
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Sur son chemin de retour au judaïsme, Rosenzweig rencontra un être exceptionnel: Hermann Cohen. Ce dernier, philosophe néo-kantien célèbre, avait décidé de consacrer les dernières années de sa vie à la tentative de réconcilier la philosophie kantienne et la religion juive. Cette tentative l’avait conduit de plus en plus loin du kantisme et de plus en plus près des sources du judaïsme. Il avait quitté l’université qu’il avait contribué à rendre célèbre (Marbourg) pour enseigner la philosophie juive de la religion à Berlin. Cohen avait la stature et la puissance d’expression propres à un prophète biblique. Rosenzweig fut bouleversé par la rencontre de cet homme de près de cinquante ans son aîné. Cohen dépassait de loin l’espèce des professeurs de philosophie qu’il avait connus jusque-là. Pour la première fois, il faisait l’expérience d’un philosophe en chair et en os qui mettait en jeu son existence par la pensée philosophique. À travers Cohen, Rosenzweig retrouva non seulement un chemin de retour à la tradition juive, mais aussi une inspiration philosophique qui lui permit d’élaborer sa propre pensée. C’est aussi Cohen qui lui donna l’élan initial nécessaire à la fondation, après la Première Guerre mondiale, d’un institut consacré à l’étude vivante de la tradition juive. La Freies Jüdisches Lehrhaus sera finalement fondée à Francfort en 1920, soit près de deux ans après la mort de Cohen. Rosenzweig avait à cette époque pris la résolution d’abandonner l’écriture pour se consacrer à l’enseignement au sein de cette école.
Rosenzweig publia sa thèse de doctorat en 1920. Ce sera sa dernière contribution strictement académique. Il était désormais à la recherche d’une manière de vivre la connaissance comme un service rendu aux autres. C’est dans cet esprit qu’il refusa l’offre de Meinecke, toujours impressionné par les talents de son ancien étudiant, de se joindre au corps professoral de l’université. Rosenzweig retourne à l’expérience de 1913 pour expliquer son refus. Par cette expérience d’ « effondrement », il prit conscience qu’il n’avait jusqu’alors vécu que guidé par son talent, sa pure curiosité scientifique et son appétit déréglé pour les formes esthétiques. Il voulut dès lors cesser de poser des questions en tant que savant pour enquêter sur le réel à partir de l’interrogation propre à l’homme derrière le savant: « Il y a un homme dans tout savant, un homme qui cherche et qui a besoin de réponses. Je tiens à répondre au savant en tant qu’homme, mais non au représentant d’une certaine discipline, ce fantôme insatiable, toujours curieux, qui tel un vampire le vide de ce qu’il possède d’humanité. » (À Friedrich Meinecke, 30 août 1920). Voilà pourquoi Rosenzweig confesse que L’Étoile de la Rédemption (1921) sera son dernier livre. Il estime que sa principale tâche est maintenant ailleurs: il a pour mission d’indiquer un chemin de retour possible aux Juifs ayant perdu le contact avec leur tradition.
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Rosenzweig ne put réaliser entièrement son rêve de se consacrer à l’enseignement vivant du judaïsme. En 1921-1922, il commença à ressentir les premiers signes d’une maladie nerveuse — un type de sclérose — qui graduellement paralysera ses fonctions motrices. À la fin de 1922, il perdit la capacité d’écrire et, au printemps de l’année suivante, celle de s’exprimer par la parole. Il ne quittait plus sa chambre et les moindres activités de la vie quotidienne devinrent une épreuve. On rapporte ainsi que le faire lever de son lit et l’habiller prenait environ deux heures et le petit déjeuner durait une heure. Lorsqu’il était assis, sa tête était retenue par un support de métal qui la maintenait dans une position ferme. Rosenzweig pouvait communiquer avec le monde extérieur à l’aide d’une machine à écrire spécialement conçue pour l’accommoder. Par l’action d’un seul levier, Rosenzweig pouvait survoler toutes les lettres contenues sur un seul disque et au moyen d’une seule touche taper la lettre au préalable pointée. Au début, il était en mesure d’actionner lui-même le levier et la touche; par la suite, ce fut sa femme qui opérait la machine en suivant ses indications; plus tard encore, sa femme dut de plus en plus interpréter les signes de son mari à mesure que diminuait sa capacité de mouvoir son bras et sa main. On peut imaginer sans peine l’osmose spirituelle nécessaire entre Rosenzweig et sa femme pour rendre possible cette difficile communication avec le monde extérieur. Malgré ces circonstances très difficiles, le philosophe n’interrompit pas ses activités. Il écrivit plusieurs essais remarquables, il continua à entretenir une correspondance abondante et, surtout, il fit rien de moins qu’une nouvelle traduction allemande de la Bible en collaboration avec Martin Buber! Rosenzweig note à un de ses correspondants qu’il n’y a nul héroïsme dans son attitude, car s’il ne travaillait pas, il s’ennuierait terriblement. (À Hans Trüb, 16 mars 1927)
Rosenzweig continua à recevoir des visites. Sur ce point, les témoignages concordent: le visiteur qui pénétrait dans la chambre de Rosenzweig n’était pas accueilli par un homme foudroyé par la maladie, mais bien par une force spirituelle agissante qui émanait du regard et de la présence du paralytique. C’est le « saint muet » qu’a rencontré Scholem. Saint muet, dont la parole nette atteint au cœur même de l’homme. La maladie, puis la mort qui s’en est suivie, ont constitué les tests ultimes de cette pensée qui voulait ne plus oublier l’homme derrière les abstractions et le concept. À la philosophie qui pour lui demeura toujours muette vis-à-vis de la mort, Rosenzweig opposa sa quête vécue d’une éternité qui n’ignore pas le temps humain. Il restait à savoir si l’homme serait à la hauteur de cette quête. Il suffit de se rappeler les événements de cette vie pour se rendre compte que Rosenzweig est demeuré fidèle au-delà même des limites humaines à la quête de l’éternité. Il suffit de repasser dans sa tête ces instantanés: ce violon, ce poste d’observation militaire, cette synagogue orthodoxe de Kassel, cette rencontre avec Cohen, ce refus de la carrière, et, enfin, cette chambre, sanctuaire de son ultime rayonnement.
Daniel Tanguay
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