La pandémie a mis en lumière les inégalités que nous nous appliquions à ne pas voir.
Les premières victimes furent les aînés malades parqués dans des centres de soins de longue durée dont les gouvernements successifs avaient réduit le confort et les services à force de compressions budgétaires. Un personnel insuffisant, parce que chichement payé dans les centres publics, honteusement exploité dans les centres privés, surmené dans les uns et les autres, fut aussi la proie facile du virus qu’il contribua à propager, un certain nombre d’employés à temps partiel étant obligé de travailler dans plusieurs établissements pour joindre les deux bouts.
Puisque 90 % des décès concernaient des résidents des CHSLD et autres résidences pour aînés, les autorités martelèrent jour après jour qu’il fallait les protéger et se préoccupèrent moins des milliers d’autres citoyens infectés. Or, il semble bien que ceux-ci aient été majoritairement des habitants des quartiers défavorisés, souvent des mères monoparentales, des immigrants, entassés dans des logements exigus et insalubres. Dans le Tiers Monde aussi, la pandémie fait bien plus de ravages dans les bidonvilles et les favelas que dans les quartiers chics.
Avec les moyens techniques et médicaux dont nous disposons actuellement, le coronavirus n’aurait pas dû être à ce point destructeur. Mais, à force d’adopter le modèle de l’entreprise privée axé sur le profit et la rentabilité et de ne renouveler les stocks – de médicaments, d’équipements, de masques, de tests, etc. – qu’à la dernière minute, les divers services de santé se sont trouvés pris de court. Tant les résidents des centres hospitaliers et autres installations pour personnes âgées que les citoyens les plus démunis ont pâti une fois de plus de l’économie néolibérale qui, au cours des 40 dernières années, a continuellement aggravé les inégalités. Selon un récent document d’information d’OXFAM, les 26 personnes les plus riches de la planète possédaient autant, en 2018, que la moitié la moins bien lotie de la population mondiale (soit 3,8 milliards de personnes), contre 43 personnes l’année précédente[1].
Les inégalités ne se bornent pas à sévir au sein des nations, elles existent aussi entre celles-ci. Les conditions auxquelles les pays occidentaux ont consenti de larges prêts aux pays du Tiers Monde, pour financer leurs infrastructures ainsi que les secteurs de l’éducation et de la santé ont provoqué la privatisation, c’est-à-dire la cession à des entreprises occidentales d’une grande partie de leurs services publics. « Ce fut un désastre dont ces pays n’ont jamais récupéré[2]. »
L’hyper-capitalisme repose sur quelques dogmes : le marché a toujours raison et le rôle des États doit être le plus faible possible; les entreprises doivent à tout prix maximiser leurs bénéfices et les dividendes versés aux actionnaires; la richesse extrême de certaines personnes est sans conséquence et témoigne d’une réussite individuelle; la croissance du PIB devrait être l’objectif principal de l’élaboration des politiques publiques; les ressources de notre planète sont illimitées; la croissance économique est la seule réponse possible aux défis posés par la cohabitation humaine[3].
Cette doxa est fortement renforcée par l’idée selon laquelle une personne pauvre n’a besoin que du strict nécessaire pouvant être établi de façon objective en vertu de la théorie néolibérale selon laquelle les personnes vivant dans la pauvreté sont responsables de leur situation. Il ne faut ni les récompenser ni les encourager par des mesures d’aide sociale adéquates. Chacun doit se comporter comme un « entrepreneur de lui-même »; s’il ne réussit pas, c’est sa faute. Ceux qui sont laissés pour compte sont des perdants et finissent bien souvent par se considérer eux-mêmes comme tels[4]. Au Québec, les autorités provinciales fournissent aux bénéficiaires de l’aide sociale un revenu calculé d’une façon qui ne prévoit que l’absolu minimum. Aucune dépense au-delà du logement, du transport et de la nourriture n’est prévue. Le moindre vêtement à remplacer, le moindre imprévu (lunettes, soins dentaires…) entraîne une privation de nourriture.
Autre effet de la crise : les gouvernements résistent mal à la tentation de s’octroyer des pouvoirs supplémentaires sous le couvert de mesures temporaires, lesquelles ont l’art de devenir permanentes, comme ce fut le cas aux États-Unis après le 11 septembre. Le gouvernement du Québec a tenté ainsi de se servir de la pandémie pour se débarrasser de certains garde-fous en matière d’environnement[5]. Dans une étude fouillée des conséquences économiques et politiques de la pandémie, Dominique Strauss-Kahn remarque que d’une manière générale, « ces mesures dérogatoires aux libertés publiques sont plutôt bien accueillies, voire plébiscitées par des citoyens qui y voient un arsenal protecteur de leur sécurité[6] ».
Comme se le demande Edgar Morin : « La sortie du confinement sera-t-elle commencement de sortie de la mégacrise ou son aggravation ? Boom ou dépression ? Énorme crise économique ? Crise alimentaire mondiale ? Poursuite de la mondialisation ou repli autarcique. Toutes ces régressions (et au mieux stagnations) sont probables tant que n’apparaîtra la nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale guidée par un humanisme régénéré[7]. »
Trouverons-nous cette voie ? Que faire pour sortir de ce marasme ? Est-ce seulement possible ? La majorité des gens ne se pose même pas la question, par passivité, par ignorance, par fatigue. Certains sont submergés par le pessimisme. Pourtant, des économistes, des philosophes, des penseurs proposent des remèdes que je vais essayer de résumer dans la première partie de ce texte. Le problème demeure de toute façon de la manière dont il faut s’y prendre pour forcer les gouvernements à les mettre en œuvre. Les élus vont à l’immédiat avec le souci de gagner des votes aux prochaines élections ou celui de faire face aux pressions des lobbies de l’industrie. Dans nos démocraties, il appartient aux citoyens, aux électeurs, d’insuffler aux gouvernements la volonté politique de procéder aux réformes nécessaires. Mais pour cela, il faut que les citoyens engagés trouvent des moyens de secouer la passivité des autres. Dans la seconde partie de cette réflexion, j’évoquerai certains des moyens dont ils pourraient disposer pour y parvenir.
Remèdes proposés par les intellectuels publics
J’entends par intellectuels publics non seulement les experts – économistes, philosophes, politologues et autres – mais tous les penseurs qui ont les moyens d’exprimer publiquement leur désir de restaurer le bien commun, notion dont François Flahaut, qui en fait une fine analyse dans son ouvrage Où est passé le bien commun ?, définit comme « l’ensemble de ce qui soutient la coexistence et, par conséquent, l’être même des personnes », ce qui va plus loin que les droits de la personne. Le bien commun « se produit et se maintient » grâce à toutes sortes de biens culturels et sociaux. La dégradation de la vie sociale au-delà d’un certain point produit des formes de misère psychique, laquelle n’est pas identique à la pauvreté, même si les deux choses vont le plus souvent de pair[8]. L’isolement produit par le confinement l’a amplement démontré.
Il est clair que l’économie à elle seule ne peut comprendre tous les facteurs responsables du bien ou du mal être des individus ou des groupes. Mais, comme l’économie est devenue le fondement de la politique nationale et internationale, il est logique de commencer par les mesures économiques proposées pour remédier aux inégalités, tout en gardant présent à l’esprit que, comme le dit Thomas Piketty, dans son dernier ouvrage Capital et idéologie que : « L’inégalité n’est pas économique ou technologique : elle est idéologique et politique[9]. » Son ouvrage est un antidote aux lamentations de ceux qui déplorent la montée des inégalités et des dérives identitaires sans essayer de trouver des remèdes, sans même croire que des remèdes puissent exister. Il répond aux défaitistes, aux pessimistes aux battus d’avance que « les idées et les idéologies comptent dans l’histoire. Elles permettent en permanence d’imaginer et de structurer des mondes nouveaux et des sociétés différentes. De multiples trajectoires sont toujours possibles ». Il est convaincu qu’il existe une véritable autonomie de la sphère des idées, « c’est-à-dire de la sphère idéologico-politique » à côté de celle économique et technocratique (fiscales, administratives, bancaires) où s’enferment les différents États. Piketty attache une grande importance, par exemple, à la littérature qui a la capacité d’évoquer « les rapports de pouvoir et de domination entre groupes sociaux et d’ausculter les perceptions des inégalités telles qu’elles sont ressenties par les uns et les autres ». Il mentionne Balzac, Austen, Carlos Fuentes et bien d’autres.
Capitalisme et idéologie contient les propositions les plus détaillées pour réformer le système économique de nos démocraties. L’analyse des évolutions historiques a convaincu l’auteur « qu’il est possible de dépasser le système capitaliste actuel et de dessiner les contours d’un nouveau socialisme participatif pour le XXIe siècle, c’est-à-dire une nouvelle perspective égalitaire à visée universelle, fondée sur la propriété sociale, l’éducation et le partage des savoirs et des pouvoirs[10] » Une société juste permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens fondamentaux les plus étendus possibles (éducation, santé, droit de vote, participation de tous aux différentes formes de la vie sociale, culturelle, économique, civique et politique). L’égalité absolue n’existe pas, mais l’égalité d’accès aux biens fondamentaux doit être absolue. Piketty ne tient pas particulièrement à l’étiquette socialiste. S’il a choisi socialisme participatif, c’est pour bien montrer qu’il ne s’agit pas du socialisme hypercentralisé caractéristique des régimes communistes. Il en conclut néanmoins que l’égalité formelle, l’égalité des chances supposée dans les sociétés libérales est insuffisante. Il faut recourir, estime-t-il, à des dispositifs volontaristes. L’inégalité qui existe entre les riches et les pauvres est en effet à la fois politique et idéologique. Il explique ainsi l’immense avancée de l’idéologie néolibérale par l’échec catastrophique du communisme, mais aussi par « l’oubli de l’Histoire et la division des savoirs économiques et historiques », ainsi que par les insuffisances des solutions sociales-démocrates mises en place au cours du XXe siècle. Il rappelle d’ailleurs que la croyance dans la capacité régulatrice du marché de l’offre et de la demande pose de sérieux problèmes lorsqu’on l’applique au marché du travail, puisque, comme il le signale non sans ironie : « Pour que l’offre baisse et que le prix remonte, il faut qu’une partie de l’espèce disparaisse[11]. »
Il propose alors deux voies principales pour atteindre le dépassement du capitalisme et de la propriété privée : l’institution d’une véritable propriété sociale grâce à un meilleur partage du pouvoir dans les entreprises; rendre la propriété du capital temporaire par la mise en place d’un impôt fortement progressif sur les fortunes importantes.
Diverses formules de la première mesure ont été appliquées en Allemagne et en Suède où les salariés disposent de la moitié ou du tiers des voix dans les organes de décision des entreprises (mais jamais de voix prépondérante). La deuxième comprend trois impôts progressifs : sur les successions, les revenus et la propriété. À cet égard, Piketty favorise l’impôt sur la propriété parce que moins facilement manipulable. « Il est difficile de transporter un château, un ranch ou une usine dans un paradis fiscal. » Pour éviter la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, l’auteur voudrait aussi voir la constitution d’un cadastre financier public international « permettant aux États et aux administrations fiscales d’échanger toutes les informations nécessaires sur les détenteurs ultimes des actifs financiers émis dans les différents pays[12] ».
À ceux qui soutiennent que ces mesures sont impossibles et ouvriraient une véritable boîte de Pandore, il fait remarquer que de tels impôts ont existé et ont bien fonctionné au cours du XXe siècle. Les impôts sur les revenus et sur les successions ont atteint à certains moments 70, voire 80 %, sans que l’économie en souffre, au contraire. Ses propositions se situent donc dans la lignée d’une évolution qui avait débuté à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Selon lui, elles ne posent pas non plus de problèmes techniques. Les gouvernements ont parfaitement les moyens de les mettre en œuvre. Le succès des menaces de sanctions contre les banques suisses l’a bien montré. La grande difficulté réside dans le fait que tant qu’il n’y aura pas un consensus mondial, les gouvernements hésiteront à réformer leur fiscalité de peur de voir d’importants acteurs économiques aller s’installer ailleurs. Mais la Récession de 2008 a mis en lumière les faiblesses du régime capitaliste tel qu’il est pratiqué actuellement et l’on voit naître un peu partout un débat sur l’opportunité d’une réforme. On commence à comprendre que l’accumulation se produit grâce à des infrastructures publiques (système fiscal, légal, éducatif…) Il est donc logique que ceux qui ont accumulé un patrimoine important en rendent une partie à la société.
D’autres réformes sont susceptibles de contribuer à une société juste, par exemple un revenu de base garanti, une réforme des frais de scolarité payés à l’université et une plus grande équité dans l’investissement de l’État dans l’enseignement ainsi qu’une régulation de la propriété des médias. La réforme de l’enseignement a particulièrement retenu l’attention de nombreux penseurs. Ils expliquent la détérioration générale de la qualité de l’enseignement dispensé par le fait que seul ce qui peut être exprimé en chiffres compte actuellement et peut figurer dans les multiples classements nationaux et internationaux[13]. Les départements les plus profitables sont favorisés tandis que les autres sont négligés, voire disparaissent. La réglementation prolifère et le nombre d’administrateurs augmente beaucoup plus rapidement que celui des enseignants.
Le système éducatif à tous les niveaux est d’ailleurs devenu inadéquat. Le rôle de l’éducation doit en effet aller beaucoup plus loin que la seule transmission du savoir. Celle-ci doit établir un rapport entre la personne et la vie publique, la responsabilité sociale et les exigences du statut de citoyen. Elle doit offrir aux étudiants les conditions nécessaires pour poser des questions, douter et critiquer[14] , les amener à devenir des citoyens en leur apprenant à prendre leurs responsabilités personnelles, politiques ou globales, leur donner les outils intellectuels pour inventer les solutions au désastre climatique, « Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité »[15], comme a justement intitulé son ouvrage l’astrophysicien Aurélien Burreau.
Dans son bref essai, Enseigner à vivre[16], Edgar Morin montre que l’éducation doit tendre à explorer les voies de l’épanouissement, de l’autonomie intellectuelle, émotionnelle et décisionnelle. Elle doit apprendre à faire face aux problèmes vitaux de l’erreur, de l’illusion, de la partialité, de l’incompréhension d’autrui et de soi-même, et à affronter les incertitudes.
Un aspect particulièrement inquiétant de l’enseignement actuel est la place réduite qu’il fait à l’histoire. « L’amnésie historique est un phénomène dangereux non seulement parce qu’il mine l’intégrité morale et intellectuelle, mais aussi parce qu’il prépare les crimes de l’avenir[17]. » Cette méconnaissance du passé entraîne non seulement un manque flagrant de culture, mais peut constituer aussi une arme politique consciemment employée pour maintenir le peuple dans la passivité et l’ignorance. Les travailleurs se résigneront plus facilement à la détérioration de leurs conditions de travail s'ils ignorent l'histoire des grandes luttes syndicales qui les avaient améliorées. Plus une société devient ignorante, plus ceux qui emploient le jargon néolibéral deviennent puissants et plus les images remplacent les mots et les pensées. Il faut donc combattre un anti-intellectualisme croissant dont témoignent notamment le mouvement de la « cancel culture », la détérioration des programmes scolaires, la transformation des médias en un mélange de publicité et de divertissement, la corruption du langage politique, la pauvreté des informations qui circulent dans les médias.
Enfin, le ralentissement des activités causé par la pandémie a montré qu’il est possible de diminuer la pollution et que les nombreuses voix qui sonnent l’alarme – de Naomi Klein à Chomsky, d’Aurélien Burrau à la célèbre romancière, Fred Vargas – ne prêchent peut-être pas dans le désert. Nous allons droit vers l’anéantissement total et l’indispensable changement de cap susceptible de l’éviter ne pourra se produire sans une réforme urgente du système économique et de l’éduction. La pandémie offre aux États l’occasion de se tourner vers ce que Jacques Attali appelle l’économie de la vie[18], c’est-à-dire des secteurs tels que les énergies propres, la santé, l’hygiène, la biogénétique, l’élimination graduelle des polluantes industries extractives. Pour y arriver, il faudra une volonté politique qui n’existera pas sans une forte pression populaire.
C’est pourquoi il est nécessaire, et même impératif, pour secouer l’ignorance de la majorité passive de la population, d’« alerter, d’expliquer, d’exhorter et de prévenir sans lassitude , ni complaisance, ni découragement[19]. » Parce que les simples citoyens ont un rôle important, mais ils ne le savent pas.
Le rôle des citoyens
Il est symptomatique qu’un des livres de l’essayiste et activiste indienne Arundhati Roy s’intitule La fin de l’imagination. Notre temps est devenu pauvre en imagination. À force de s’entendre dire qu’il n’y a pas d’autre option, le fameux « There is no alternative » de Mme Thatcher (TINA) , qu’ils n’ont pas le choix, qu’il y a un nouveau paradigme auquel il est impossible d’échapper, les citoyens n’imaginent plus un monde meilleur, ni ce qu’il faudrait faire pour l’atteindre. Les aspirations d’un grand nombre d’entre eux se bornent à l’acquisition d’une nouvelle voiture, d’un nouveau téléphone intelligent, symboles de statut, attributs obligés de la personnalité gagnante. Ils sont amenés à penser que leur seule action politique possible est le vote dans lequel ils croient en même temps de moins en moins.
Et pourtant, il y a un grand nombre de choses que l’individu peut faire. Tout d’abord s’informer, se donner la peine de prendre connaissance de l’actualité autrement que par les images défilant à la télévision ou le blogue confirmant ses propres idées. Il doit apprendre à dépister les multiples dogmes dont nous sommes abreuvés à longueur de journée. Par exemple le fait que la croissance économique continue est indispensable. Pour être en mesure de critiquer ce nouveau dogmatisme, il faut prendre conscience de la transformation insidieuse du langage, faire attention.au sens des mots. Ne qualifions-nous pas trop souvent de courageux dissidents les opposants aux régimes que nous condamnons et de dangereux terroristes les opposants aux tyrannies alliées de nos démocraties néolibérales, voire mises en place par elles, cela sans avoir vraiment analysé le contexte politique ?
Il faut faire grande attention aux glissements de sens. Dans « Vocabularies of the Economy », Doreen Massey, qui était professeur émérite de géographie à l’Open University, recense les changements de description qui ont été créés par l’influence des grandes entreprises et par l’habitude consistant à rebaptiser les pratiques institutionnelles tant dans l’écrit que dans la langue parlée. La terminologie client, consommateur, choix, marchés, et intérêts personnels « façonne à la fois notre conception de nous-mêmes et notre compréhension du monde ainsi que notre relation avec lui[20]». Les étudiants sont devenus des consommateurs et les universités se font une concurrence féroce pour offrir leurs produits à une clientèle étudiante. « Ces mots qui pensent à notre place », pour reprendre le titre d’un essai de Patrick Moreau[21], ont redéfini les rôles, les identités et les relations d’une façon qui renforce l’idéologie néolibérale et permet l’hégémonie du capitalisme. Massey étudie des groupes de mots. Par exemple investissement, dépense et spéculation. Quand une entreprise dépense pour des machines ou de la recherche et développement, c’est un investissement. Quand un particulier achète des terres ou des objets d’art ou des actions, on parle aussi d’investissement alors qu’il s’agit de spéculation. Dans le premier cas, il y a un processus de création de valeur, dans le second, non. Or, ce qui a contribué à l’essor du néocapitalisme et des inégalités c’est acheter et vendre des biens déjà existants. « Une grande partie de la nouvelle élite économique est parasitique. Elle extrait de la valeur du reste de la société[22] ». Elle est composée de rentiers et il en résulte une redistribution massive des pauvres aux riches.
Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant ont publié un intéressant article dans une collection d’extraits du Monde diplomatique intitulé fort justement « Penser est un sport de combat [23]». Ils font remarquer qu’un nouveau jargon « apparemment surgi de nulle part » s’est répandu récemment dans le discours social, un jargon non seulement employé par les tenants du néolibéralisme, mais par des chercheurs, des écrivains, des artistes qui se considèrent comme de gauche. Parmi des centaines d'exemples : communautarisme, délocalisation, identitaire, mondialisation, responsabilisation et l'omniprésent gérer. Orwell, explique que « le but du novlangue était non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales […], mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. […] une idée hérétique […] serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots[24]. »
Bref, il faut résister intellectuellement. Toute critique, toute réfutation d’un dogme, toute manifestation de logique, toute réduction par l’absurde d’un essai d’intimidation peut contribuer à la prise de conscience. « Cette bataille, comme toutes les grandes batailles morales, sera gagnée, si elle est gagnée, non pas par un raz de marée de vertu, mais par de petites gouttes de spécificité, d’aplomb et de logique impeccable, administrées en doses répétées par chacun d’entre nous[25]. »
Tant Noam Chomsky qu’Edgar Morin considèrent qu’il y a de plus en plus de signes d’espoir. Des mouvements d’opposition à l’idéologie néocapitaliste se manifestent un peu partout, certains sans organisation ni direction claire, tels que les Gilets jaunes en France ou Occupy aux États-Unis, d’autres avec un programme bien défini comme le Mouvement pour la démocratie en Europe en 2025 (DiEM25), mouvement paneuropéen fortement structuré ayant pour but de transformer l’Union européenne[26]. Créé en 2016 par Yanis Varoufakis, l’ex-ministre des finances grec, le mouvement possède des groupes dans les différents pays européens et est engagé dans une série de campagnes portant sur la réforme des institutions européennes, la transparence, les réfugiés, la souveraineté technologique et un « New Deal Vert pour l’Europe ».
Sous une forme différente et moins ambitieuse, la Convention citoyenne pour le climat était une initiative française pleine de promesses. Cent cinquante citoyens tirés au sort, ont tenu régulièrement des assemblées appelées à formuler des propositions pour lutter contre le réchauffement climatique dont la liste devait être ensuite transmise « sans filtre » à l’exécutif ainsi que l’a promis le Président Macron (et ce, même si l’écho que celui-ci a accordé à ces propositions a globalement été très décevant). L’idée d’une telle convention citoyenne aura cependant marqué les esprits. Il est intéressant de noter qu’une « Climate Assembly » en Angleterre est conçue à peu près sur le même modèle. L’idée est donc dans l’air du temps. La grande consultation citoyenne de Radio France, intitulée, Il est temps, qui demande au public de répondre à un questionnaire concernant les réformes qu’il voudrait voir aboutir n’a pas de valeur normative, mais a elle aussi le mérite d’alerter la population[27].
Je terminerai cette présentation de divers mouvements contestataires par le mouvement Indivisible aux États-Unis qui me parait particulièrement intéressant parce qu’il offre une méthode applicable à toutes espèces de campagnes. À l’origine, en 2016, un guide créé par trois anciens fonctionnaires du Congrès, est mis en ligne pour expliquer comment organiser de petits groupes de base dans les districts locaux, qui demanderont des comptes à leurs élus – représentants, sénateurs, gouverneurs – afin de les empêcher d’adopter des programmes anti démocratiques. Le guide donne des méthodes de pression efficaces et pratiques. Comme la préoccupation première des membres du Congrès et des sénateurs est de se faire réélire, ils sont sensibles à ce que disent d’eux la presse locale et les médias sociaux. Si ceux-ci font état de protestations, d’assemblées publiques houleuses, de forte opposition à telle ou telle mesure, ils commenceront à réfléchir. Encore plus si leurs bureaux locaux et leurs bureaux à Washington reçoivent un déluge de coups de téléphone et de courriels. Le guide indique non seulement comment trouver leurs adresses électroniques et numéros de téléphone, mais décrit aussi la façon dont il faut s’y prendre pour créer une association locale, pour préparer les questions à poser lors d’une assemblée publique, pour insister poliment jusqu’à l’obtention d’une réponse claire. Il insiste sur la nécessité de réunir toutes les informations possibles avant de se lancer dans l’action et indique différentes sources indispensables : la page web des représentants et sénateurs, la liste de leurs votes, la configuration d’une alerte Google pour recevoir un courriel chaque fois que la personne politique en question apparaît dans les médias. Ces recommandations ont été mises en pratique par des millions d’Américains et le mouvement est devenu de plus en plus actif comme en témoigne sa présence sur le Web[28]. Or, la méthode peut être adaptée, bien sûr, à tout combat citoyen.
Ce bref tour d’horizon ne mentionne certainement pas toutes les initiatives auxquelles les citoyens peuvent se joindre. Il y en a bien d’autres, sans compter le message d’urgence, mais aussi d’espoir, que chacun d’entre nous peut simplement répandre dans son milieu. Si la situation l’exige, il y a finalement la désobéissance civile pacifique.
Ethel Groffier, chercheure émérite, Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé, Université McGill.
[1] https://oxfam.qc.ca/wp-content/uploads/2019/01/rapport-complet-davos-oxfam-2019.pdf (consulté le 22 juillet 2020).
[2] Yanis Varoufakis, Le Minotaure planétaire, traduction de Olivier Goulon, coll. Enquêtes et perspectives, Éditions du Cercle, 2014. p. 169.
[3] Notamment Zigmunt Bauman, Les riches font-ils le bonheur de tous ? traduit par Christophe Jaquet, Armand Colin, 2013. p. 49-50.
[4] Paul Verhaeghe, What about me ?, traduit de néerlandais par Jane Hedley-Prôle, Melbourne/Londres, Scribe Publications, 2012, p. 73 et s.
[5] Loi visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020…– (projet de loi 61).
[6] Dominique Strauss-Kahn, «L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise»» PDF, https://www.leclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus/libres-propos/letre-lavoir-et-le-pouvoir-dans-la-crise/ (consulté le 15 mai 2020)
[13] Ethel Groffier, Réflexions sur l’université. Le devoir de vigilance, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, chapitre 8.
[14] Henry A. Giroux, America at War with Itself, Open Media Series, City Light Books, 2017, p. 237 et Martha Nussbaum, Not for Profit, Princeton, Princeton University Press, 2010, en particulier, p. 25.
[20] After Neoliberalism ? The Kilburn Manifesto, sous la direction de Stuart Hall, Doreen Massey & Michael Rustin, Londres, Lawrence & Wishart, 2015, p. 26.
[23] « L’import-export de la soumission », Manière de voir., no 137, Le Monde diplomatique, octobre-novembre 2014, p. 74 et s.
[24] 1984, traduit de l’anglais par Amélie Auidiberti, Paris, Gallimard, 1950, Appendice, Les principes du novlangue, p. 422
[25] George Saunders, «The Braindead Megaphone», What We Do Now, sous la direction de Dennis Johnson et Valérie Merians, Brooklin/Londres, Melville House, p. 170. voir aussi Alain Rey,. Lexi-com. De Bravitude à Bling Bling, Paris, Fayard, 2008, Avant-propos : « Dans le cadre difficilement préservé de la non-violence et de la démocratie, la résistance par l'action est certainement nécessaire, mais il n'est pas absurde de penser qu'une résistance par la parole peut et doit l'accompagner »
[26] https://diem25.org/a-propos-de-nous/ ( consulté le 10 juillet 2020)
[27] https://www.radiofrance.fr/actualite/il-est-temps-une-grande-consultation-citoyenne (consulté le 5 juillet 2020).
[28] https://indivisible.org (consulté le 5 juillet 2020)