De quelques mythes pour guider vos actions en éducation
Madame la ministre,
Comme tous ceux qui ont occupé votre poste au cours des dernières années, vous avez exprimé, cette fois dans le cadre du Chantier sur la réussite tenu en février, le désir d’augmenter les taux de diplomation dans les cégeps du Québec. « Tout est sur la table », auriez-vous affirmé en faisant référence, entre autres, aux méthodes pédagogiques utilisées et, bien évidemment, aux cours de la formation générale dont ceux de philosophie qui, selon certains, causent bien des ennuis aux étudiants pour l’obtention de leur diplôme d’études collégiales.
Si la fonction de la philosophie est de contester, son destin est toutefois d’être contestée, aurait affirmé Vladimir Jankélévitch. Comme il avait raison! Alors que je viens de terminer ma toute dernière session d’enseignement de la philosophie au collège, je peux vous affirmer, madame la Ministre, qu’il ne s’est pas passé une année, pas même une session au cours de ma carrière d’enseignant sans que ma discipline soit critiquée, pointée du doigt, dénigrée, accusée de tous les maux et évidemment remise en question par différents acteurs du monde de l’éducation ou de la société civile d’une manière générale. Que d’énergie dépensée au cours de toutes ces années par mes collègues et moi-même à nous défendre contre des attaques parfois naïves, parfois mesquines, mais la plupart du temps guidées par une ignorance abyssale et une foule de préjugés tenaces!
Avant d’aller plus loin, je tiens à préciser que ce n’est pas la première fois que je m’adresse au ministre en fonction par l’entremise d’une lettre ouverte. En 2014, j’écrivais au Dr Yves Bolduc, alors ministre de l’Éducation, pour le mettre en garde contre un nouveau type de novlangue qui était en train de contaminer toute une nouvelle génération[1], alors qu’en 2016 j’implorais la ministre de l’Enseignement supérieur, madame Hélène David, de fonder sa réflexion sur des données probantes avant de succomber à cette envie soudaine et pour le moins risquée de « moderniser » les cégeps[2]. Après relecture de ces lettres, doit-on s’étonner de constater que leur contenu soit toujours d’actualité et qu’il m’aurait été facile aujourd’hui de vous les adresser en remplaçant les noms de vos prédécesseurs par le vôtre tellement la situation dans notre système d’éducation, loin de s’être améliorée, s’est plutôt dégradée?
Ainsi, quitte à me répéter quelque peu et tenant pour acquis que vous connaissez le milieu de l’éducation autant que je peux connaître celui de la santé dans lequel vous avez œuvré auparavant, j’ai pensé qu’il serait intéressant de m’adresser à vous en illustrant mon propos à l’aide de certains mythes ou concepts qui nous ont été transmis par la civilisation grecque, berceau de la philosophie occidentale.
Éviter l’hubris
S’il y a une faute que les héros de la mythologie grecque doivent éviter à tout prix, c’est bien l’hubris. Lorsque ce sentiment d’orgueil démesuré est présent chez le héros et que celui-ci s’imagine pouvoir accomplir seul des actes surhumains ou même concurrencer avec les dieux, tôt ou tard il est tragiquement ramené à sa place de simple mortel. « Rien de trop » était-il inscrit sur le temple de Delphes et c’est cette maxime que la sagesse grecque nous invite à suivre.
Il en est allé ainsi des ministres de l’Enseignement supérieur ou de l’Éducation au Québec au cours des dernières décennies. Tous ont fait la même erreur : orgueilleux et surévaluant leurs capacités, ils se sont imaginé, à l’aide de mesures ciblées mais sans vision d’ensemble du problème, qu’ils pourraient transformer le monde de l’éducation à l’intérieur de leur mandat respectif afin de récolter rapidement les fruits de leur travail, évidemment dans le but de se faire réélire.
Améliorer le système d’éducation exige une vision à long terme, une forme de détachement et aussi beaucoup d’humilité de la part de ceux qui veulent mettre en œuvre ces changements. Ceux qui entreprirent de construire Notre-Dame de Paris étaient bien conscients qu’ils ne verraient jamais de leur vivant le résultat final de ce projet titanesque. Ainsi, le ministre et le parti politique au pouvoir qui se donnent comme projet d’améliorer en profondeur le système d’éducation doivent eux aussi se faire à l’idée que ce sont d’autres ministres et peut-être même leurs adversaires politiques qui s’enorgueilliront un jour des retombées positives de leurs actions. Voyez combien d’années de consultation et de réflexion il a fallu aux membres de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec pour accoucher du Rapport Parent et ensuite imprimer leur marque sur la société québécoise!
La déesse Panacée
« Ce n’est pas la panacée. » Cette expression, qui prend plus souvent qu’autrement un sens ironique dans la bouche de celui qui la prononce, a pour but de signifier que la solution proposée ne doit pas être vue comme LE moyen pour régler tous les problèmes. Toutefois, il est intéressant de se rappeler que dans la mythologie grecque, Panacée, qui est la fille du dieu de la médecine Asclépios et la sœur de Hygie – d’où le mot hygiène – , était célébrée ou sollicitée pour les remèdes qu’elle prodiguait ou pouvait prodiguer aux êtres humains.
Prenant donc le mot panacée dans son sens originel, j’avance l’idée qu’il existe un remède presque « miraculeux » pour la réussite des étudiants et, par voie de conséquence, l’augmentation des taux de diplomation au cégep comme à l’université : il s’agit de la maîtrise du français écrit! Faites en sorte que les jeunes et moins jeunes apprennent à bien écrire, à bien lire et à bien s’exprimer, et voilà que vous les munissez du plus bel atout pour réussir dans leurs études et dans la vie en général.
Il n’est pas normal, par exemple, de se retrouver au cégep face à des étudiants qui ne font pas encore la différence entre les mots « ces », « ses » et « c’est »; qui confondent le pronom « on » avec le verbe « ont », ou le « a » avec « à »! Pour ce qui est de l’accord du participe passé, bien des professeurs ont renoncé à le leur expliquer, espérant tout au plus qu’ils réussiront à ne pas le confondre avec l’infinitif, ce qui déjà est loin d’être évident. Et là, je n’ai encore rien dit au sujet de la syntaxe et même de la ponctuation. Ainsi, il m’arrive souvent de me retrouver devant des phrases auxquelles manquent le point final de même que la majuscule de ce que je devine être le début d’une nouvelle phrase. Le vocabulaire des jeunes cégépiens est, il faut le dire, anémique. Mais ce qui m’étonne encore davantage, c’est que personne ne leur a inculqué cette habitude pourtant essentielle qui consiste à chercher les mots inconnus dans un dictionnaire ou, à la limite, à l’aide de leur téléphone intelligent qu’ils ont pourtant à portée de main.
Les belles compétences que le Renouveau pédagogique était censé développer chez ces jeunes pendant leurs parcours scolaires ne sont tout simplement pas au rendez-vous. Tant que notre système d’éducation n’acceptera pas de faire ce constat, tous les chantiers du monde que vous mettrez sur pied seront condamnés à se gargariser de belles intentions et de statistiques prometteuses découlant d’une vision comptable et désincarnée.
Ainsi, contrairement à ce que peuvent penser les étudiants, mais aussi les directeurs, le personnel cadre et les conseillers pédagogiques dans les cégeps, le problème avec les cours de la formation générale comme ceux de littérature ou de philosophie, ne découle pas du fait qu’ils sont en soi trop difficiles, mais plutôt du fait que les étudiants ne sont pas bien préparés pour les suivre, n’ont pas les outils nécessaires pour lire et comprendre les textes qui leur sont proposés et encore moins pour écrire un travail organisé, cohérent, pertinent et sensé à leur sujet.
D’ailleurs, ces problèmes n’affectent pas que les jeunes au cégep. En fait, 350 000 travailleurs auraient un faible niveau de littératie et, en 2021, 50 % des Québécois de 16 ans à 65 ans auraient de la difficulté à atteindre le niveau 3 sur une échelle qui en compte cinq selon la Fondation pour l’alphabétisation et le Fonds de la solidarité FTQ[3].
Le tonneau des Danaïdes
Égyptos et Danaos étaient deux frères. Le premier avait cinquante fils et le second cinquante filles. Pour éviter une guerre de succession entre eux après la mort de leur père, tous deux conviennent d’unir leurs enfants respectifs. Apprenant, grâce à un oracle, que le but caché de son frère Égyptos est de tuer ses filles une fois qu’elles auront épousé ses fils, Danaos ordonne à celles-ci de prendre les devants et d’assassiner leurs cousins lors de leur nuit de noces; ce qu’elles font avant de se réfugier à Argos. Toutefois, une fois dans les Enfers, les cinquante Danaïdes seront jugées sévèrement pour leurs crimes. Le supplice qu’Hadès leur fera subir, on le connaît pour son côté absurde : éternellement, elles auront à remplir non pas un tonneau, puisque celui-ci n’avait pas encore été inventé à l’époque archaïque, mais bien des jarres trouées qui laisseront échapper le fruit de leurs vains efforts.
La panoplie de mesures d’aide que les cégeps mettent à la disposition des étudiants afin d’augmenter les taux de diplomation, mais aussi leur persévérance et leur intérêt pour les études, me ramène sans cesse au supplice imposé aux cinquante Danaïdes. Vous pouvez bien ajouter encore et toujours des nouvelles mesures d’aide pour les étudiants du cégep qui éprouvent des difficultés afin qu’ils réussissent, vous n’arriverez jamais à étancher la soif du grand tonneau de la réussite pour la seule et unique raison que ces mesures arrivent beaucoup trop tard dans leur parcours académique.
A grand coup d’emplâtres, de diachylons et de cataplasmes, les cégeps proposent aux étudiants en difficulté de rencontrer des aides pédagogiques individuels, des conseillers en services adaptés ou en orientation, des techniciens en travaux pratiques, tout en mettant à leur disposition des Centres d’aide en français, en philosophie, en sciences humaines ou autres disciplines, ainsi qu’un service de tutorat par les pairs; sans oublier le programme Tremplin DEC dédié à ceux qui n’ont pas les préalables pour être acceptés au cégep. Bien sûr que l’ensemble de ces mesures découlent de bonnes intentions. Bien sûr qu’elles plaisent et rassurent les parents tout en donnant une belle image au collège qui les propose. Mais, je le répète, toutes ces belles attentions arrivent beaucoup trop tard. Un étudiant qui peine à lire et à écrire ne parviendra pas à comprendre et encore moins à apprécier les grandes œuvres que lui proposent ses professeurs de philosophie ou de littérature si le système d’éducation, dans lequel il a passé tant d’années, ne lui a pas appris à écrire correctement, à lire, à décortiquer et comprendre un texte qui s’éloigne le moindrement de son quotidien. La même remarque pourrait être faite concernant les habiletés méthodologiques qu’il doit posséder lorsqu’il arrive au cégep : sans elles, jamais il ne réussira à accomplir un travail intellectuel digne de ce nom dans les établissements d’études supérieures que sont les cégeps et les universités.
Le lit de Procuste
Diodore de Sicile nous parle d’un brigand de l’Attique qui, à l’aide de paroles doucereuses, réussissait à convaincre les voyageurs épuisés à passer la nuit chez lui. Une fois allongés sur le lit qu’il leur avait offert, Procuste les attachait afin de leur faire subir un supplice bien particulier : ceux qui étaient de grande taille, il leur coupait les membres qui dépassaient du lit, alors que ceux qui étaient petits, il les écartelait afin que leur corps finisse par avoir la même dimension que le lit dans lequel ils étaient couchés. Il était inconcevable pour Procuste que les êtres humains ne se conforment pas aux objets ou aux outils que ceux-ci avaient pourtant inventés. Cette manie lui coûta d’ailleurs très cher, car la légende nous dit que le héros Thésée lui fit subir le même traitement que Procuste avait réservé à ses victimes.
Lorsque j’entends fredonner ce refrain tellement entendu et usé voulant qu’il faut adapter la formation et les programmes au marché de l’emploi et aux besoins de main d’œuvre, je ne peux qu’avoir une pensée pour Procuste. Car qu’est-ce qui se cache derrière cette tendance? Le désir que les étudiants deviennent des outils vivants, des êtres flexibles qui sauront se mouler aux exigences toujours changeantes et souvent aléatoires du marché du travail. Au lieu de voir l’éducation comme le moyen par excellence pour permettre à l’être humain de développer l’ensemble de ses potentialités et de s’adresser à lui comme une fin en soi, cette approche instrumentaliste tente de le réduire au statut de simple moyen. En somme, ce à quoi notre système d’éducation s’attend de plus en plus de la part de ces jeunes adultes qui fréquentent les cégeps, c’est qu’ils acceptent docilement de se coucher sur le lit de l’uniformisation où ils seront dépecés et ensuite formatés selon les besoins de leurs futurs maîtres.
C’est au même phénomène de réduction du champ de la pensée auquel on assiste lorsqu’il est suggéré par votre ministère d’amputer le cours d’Initiation à l’histoire de la civilisation occidentale, offert aux étudiants en Sciences humaines, de deux des grandes périodes qui étaient couvertes, soit l’Antiquité et le Moyen Âge, ou encore lorsqu’il est demandé aux institutions d’enseignement collégial d’offrir aux étudiants les cours qui les intéressent, de baisser les critères de sélection pour accéder aux études supérieures, de se mettre à leur hauteur, d’être à l’écoute de leurs besoins; en somme, de niveler encore et toujours vers le bas dans le but non avoué, mais tellement mercantile, d’augmenter les taux de diplomation pour répondre aux attentes comptables décrétées par quelques fonctionnaires.
Être Prométhée ou Épiméthée ?
Prométhée est le fils du Titan Japet et de l’océanide Clymène. Dans la tragédie d’Eschyle, Prométhée enchainé, on le retrouve cloué à un rocher par des entraves infrangibles qu’a habilement martelées le dieu forgeron Héphaistos en réponse à un ordre du roi de l’Olympe. Pour ajouter à son supplice, chaque matin Zeus laisse s’envoler son aigle pour qu’il aille dévorer le foie sanglant de sa victime qui possède cette caractéristique de se régénérer.
Pourquoi une pareille cruauté? C’est le prix que doit payer Prométhée pour avoir trop aimé les êtres humains. Constatant que ces pauvres mortels vivaient comme des animaux, qu’« ils regardaient sans voir et écoutaient sans entendre »[4], il a osé voler le feu à Zeus pour le remettre aux hommes. C’est d’ailleurs grâce à ce don divin que les humains purent par la suite cuire leurs aliments, mais aussi et surtout inventer différentes techniques et accéder à divers savoirs comme la science des nombres et la « combinaison des lettres », c’est-à-dire à l’écriture.
Prométhée en grec ancien signifie le prévoyant ou celui qui pense en avance. Il savait, en donnant le feu aux éphémères, que ceux-ci allaient devenir des êtres pleinement épanouis. C’est d’ailleurs ce qu’on attend d’une ministre de l’Enseignement supérieur. Au lieu de regarder le doigt de celui qui pointe l’horizon vers lequel il faut tendre, ou de se comporter comme Épiméthée, le frère du bienfaiteur des hommes qui, fidèle à son nom, comprenait toujours en retard, nous attendons de vous que vous ayez une vue d’ensemble des problèmes qui touchent les étudiants lorsqu’ils arrivent au cégep et que vous acceptiez de regarder en amont pour comprendre ce qu’il faudrait améliorer ou corriger afin de préparer l’avenir.
Ainsi, si l’amélioration du taux de diplomation au cégep vous tient vraiment à cœur, tout comme, je l’espère, l’épanouissement intellectuel de tous ces jeunes étudiants qui fréquentent cette institution, je vous implore de travailler avec votre collègue Jean-François Roberge, le ministre de l’Éducation, pour qu’ensemble vous puissiez faire en sorte que les élèves réussissent eux aussi à maitriser « la brillante fleur de feu qui crée l’art »[5] dont nous parle Eschyle. En vous assurant qu’ils apprennent à bien lire, écrire, comprendre un texte et aimer la lecture, vous ferez surgir de leurs yeux cette étincelle qui a le potentiel d’embraser tout le reste.
Faites comme l’historien Hérodote qui conseillait aux hommes non pas de porter leur attention sur les symptômes pour comprendre un phénomène, mais plutôt d’essayer d’en découvrir les causes et même la causes des causes. Si vous suivez ce conseil, à l’exemple des bâtisseurs de cathédrales, vous aurez fait œuvre remarquable pour les générations à venir.
Réjean Bergeron
Auteur de Je veux être un esclave! et de
L’école amnésique ou Les enfants de
Rousseau et, jusqu’à tout récemment,
professeur de philosophie au cégep
Gérald-Godin.
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