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Le français et la monarchie : deux histoires, un destin

Un texte de Antoine Laflamme
Thèmes : Canada, Multiculturalisme, Québec
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

Notre prochaine gouverneure générale ne parle pas le français. Dans les grandes années de débats constitutionnels, un tel affront à l’endroit du Québec aurait sans doute causé, à juste titre, un énorme scandale. Cette fois, malgré certaines critiques, l’enjeu ne soulève pas les passions outre mesure, un peu comme si l’univers mental dans lequel avait longtemps évolué notre pays n’existait plus. Lorsque questionnée à ce sujet, Mme Mary Simon, qui a tout de même exprimé son désir d’apprendre le français dans le futur, a déclaré que « [son] bilinguisme est inuktitut et anglais »[1]. Nous vivons alors une sorte d’ironie de l’histoire où la notion de « bilinguisme », historiquement mise en place pour préserver le français au Canada, est aujourd’hui mobilisée pour justifier la non-maitrise du français de la future occupante de la plus haute fonction au pays.

Devant cette situation, ceux qui s’en désoleront au Québec le feront sans doute en y voyant un « retour en arrière », comme si le spectre de l’impérialisme britannique, que l’on se plait peut-être trop souvent à ressusciter, était revenu nous hanter pour une énième fois. Je crois que cette analyse, en plus d’être amplement usée, ne reflète en rien la réalité à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Les Québécois doivent arrêter de ressasser des fantasmes issus de la guerre de Sept Ans. Ce n’est pas lord Durham qui est venu reprendre son poste, et quiconque veut défendre la cause du français de façon crédible doit reconnaitre que ses adversaires ne sont pas, ou du moins ne sont plus, les orangistes ou les « Rhodésiens de Westmount ». Loin d’assister à un « retour en arrière », nous devons constater que cette affaire révèle plutôt le vrai visage du progrès à la canadienne.

Or, nous continuerons de vivre dans cet univers parallèle où nous sommes toujours les proies d’une puissance impériale chauvine et colonisatrice tant qu’une majorité de nos intellectuels et de nos politiciens refuseront de voir que les ennemis du nationalisme québécois ne sont plus « de droite » (les conservateurs, la bourgeoisie d’affaire anglophone, les orangistes, la haute finance américanisée, etc.), mais qu’ils sont maintenant « de gauche » (les multiculturalistes, les wokes, etc.). Chaque jour, l’actualité nous signale que le nationalisme québécois revient, et ce bien malgré lui, à droite comme il est passé à gauche lors de la Révolution tranquille. Cependant, cette idée d’un « retour à droite », qui implique donc de quitter le camp du bien, demeure inconcevable pour beaucoup de Québécois nationalistes. Pour ces derniers, il vaut alors mieux fermer les yeux et continuer, comme certains savent si bien le faire, à se battre contre un ennemi imaginaire en donnant des coups de pied sur la dépouille de John George Lambton.

J’ai toujours eu la conviction, un peu à la manière d’un George-Étienne Cartier, que le Québec était, et serait demeuré, en meilleure posture dans le Canada conservateur de 1867 qu’il ne l’est dans le Canada libéral d’après 1982. Cette alliance avantageuse avec les vieux tories allait au-delà de leur plus grande défense de l’autonomie provinciale avec laquelle ils tentaient, le plus souvent sans succès, de rallier le Québec à chaque élection. En réalité, si les Canadiens anglais se définissaient, comme cela a déjà été le cas, par leur identité britannique, c’est alors qu’ils réclameraient, et donc reconnaitraient, un certain « droit à l’histoire ». Ainsi, ce « droit à l’histoire » pourrait par la suite être plus facilement revendiqué par les héritiers de la Nouvelle-France, un peu comme le voulait la vision des deux peuples fondateurs.

Une telle reconnaissance est en revanche devenue totalement contre-nature dans le Canada libéral de 1982, fondé justement sur la subversion des cultures de nos anciens empires coloniaux au profit d’un idéal universel et multiculturaliste. Malheureusement, un tel choix entre les modèles biculturel ou multiculturel ne se présente pas aujourd’hui qu’à la manière d’un débat théorique. Sinon dans nos têtes, le Canada des deux peuples fondateurs n’existe plus. Ce que l’on dit moins cependant, c’est que ce renversement n’est pas dû à l’éviction d’un seul des deux peuples fondateurs, mais bien des deux : le britannique comme le français.

Certes, notre nouvelle gouverneure générale ne parle pas la langue de Molière, mais elle est sans doute tout aussi loin de parler à la manière d’un Sir John A. Macdonald qui s’enorgueillissait d’être né sujet britannique, d’avoir vécu sujet britannique, et d’espérer mourir sujet britannique[2]. Cette transformation au Canada anglais a été magnifiquement diagnostiquée par l’historien Éric Bédard qui a écrit : « Il m’arrive de penser que le Canada de 1867 [loyaliste et conservateur] n’existe plus que sur papier »[3]. Et encore! Cette existence « sur papier », dont le poste de gouverneur général est la meilleure manifestation, est elle-même dévoyée de son sens originel. Ces dernières années, on a transformé en outil de progrès ce rôle qui se veut pourtant celui d’un gardien de traditions. On avait déjà pu observer le pendant symbolique de cette « modernisation » avec Adrienne Clarkson Michaëlle Jean, deux femmes immigrantes nées à l’extérieur du pays, ou encore avec Julie Payette qui se déplaçait à vélo à certains événements officiels et qui avait enregistré une adresse à la nation alors qu’elle faisait du ski de fond dans une forêt. Cette redéfinition semble prendre, avec Mme Simon, des allures beaucoup plus substantielles. Pour s’en rendre compte, il ne suffit que de faire un tour rapide des reportages le jour de l’annonce de sa nomination. En plus de l’accent placé sur son origine autochtone, on parlait davantage de féminisme et de réconciliation avec les peuples autochtones que de monarchie britannique.

D’ailleurs, encore une fois sous le gouvernement Trudeau, une « modernisation » similaire a aussi eu lieu à la Chambre haute. Si vous allez aujourd’hui sur le site du Sénat du Canada, vous n’y lirez pas qu’il s’agit, selon le mot de Sir John A., d’une chambre de « second examen objectif de la législation »[4], ni qu’il sert à représenter les États fédérés comme c’est le cas dans beaucoup d’autres pays. Vous y apprendrez plutôt que : « Son rôle a évolué au fil du temps [et qu’] après avoir surtout défendu les intérêts des régions, il fait maintenant entendre au Parlement le point de vue de groupes sous-représentés, comme les peuples autochtones, les minorités visibles et les femmes »[5]. Ainsi, la monarchie constitutionnelle et le Sénat, héritages privilégiés du régime britannique, demeurent en place, mais sont complètement vidés de leur substance historique. Expurgés de leur « britannicité toxique », ils sont conservés à la manière de bibelots ou sont alors reconvertis dans les formes nouvelles de ce que Mathieu Bock-Côté nomme le « régime diversitaire »[6].

Il ne faut donc pas se laisser illusionner par les réalités constitutionnelles de notre fédération. La monarchie au Canada n’est pas maintenue à la manière d’un compromis destiné à complaire à un courant royaliste qui pèserait encore dans le débat public. À l’inverse du général de Gaulle, qui s’estimait « trop faible pour faire des concessions », le Canada trudeauiste se sent, lui, assez fort pour faire des concessions. En fait, la monarchie canadienne existe plutôt à la manière d’un accommodement que l’on accorde à ceux dont on sait qu’ils ne représentent pas une menace. Autant du côté de ses partisans que chez ceux qui souhaitent son abolition, on nous explique que la complexité que représente un changement constitutionnel, combiné à l’absence de volonté politique, assure quoiqu’il arrive la pérennité de la monarchie canadienne. Je ne partage pas ce sentiment pourtant répandu. Une institution dépouillée de sens ne peut survivre indéfiniment si personne ne lui reconnaît une légitimité historique. Le jour où une commission quelconque décidera que la monarchie n’est en réalité rien d’autre qu’une manifestation de « suprémacisme blanc », je crois que même la peur légendaire des politiciens canadiens pour les débats constitutionnels ne pourra pas faire obstacle au rouleau compresseur de l’antiracisme. Et ce jour pourrait venir plus rapidement qu’on le pense.

Napoléon III disait : « On ne détruit réellement que ce qu’on remplace »[7]. Mathieu Bock-Côté, dans une analyse portant plus spécifiquement sur notre pays, écrivait dans le même ordre d’idées que « le Canada se construirait en se déconstruisant »[8]. Le Canada semble aujourd’hui avoir achevé sa déconstruction si bien que l’orangiste y est tout autant « étranger chez soi » que le nationaliste québécois. La nouvelle identité canadienne qui triomphe aujourd’hui a été brillamment décryptée par le politicologue François Charbonneau qui la décrit comme celle d’un « idéal moral » diversitaire, égalitaire et étatiste, hérité de 1982[9].  

Lors de l’annonce de la nomination de Mme Simon, le premier ministre Trudeau a parlé d’une « étape historique »[10]. Notre premier ministre ne croyait pas si bien dire. À mes yeux, cette date marque un achèvement de la guerre culturelle au Canada et une mise au rebut définitive de l’idée des deux peuples fondateurs, où l’on voit se dessiner de plus en plus clairement le destin des vaincus de l’histoire.

 

Crédit photo: Justin Trudeau – Prime Minister of Canada, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons


[1] Mélanie Marquis, « La leader inuite Mary Simon nommée gouverneure générale », La Presse, 6 juillet 2021.

[2] J. K. Johnson et P. B. Waite, « Macdonald, sir John Alexander », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 12, Université Laval/University of Toronto, 1990. [http://www.biographi.ca/fr/bio/macdonald_john_alexander_12F.html].

[3] Éric Bédard, « 1867 ou la victoire des loyalistes », dans Les coulisses de la Confédération, Éditions Cap-aux-diamants, no 129 (printemps 2017), p. 12.

[4] Gouvernement du Canada, Notre cheminement vers la modernisation du Sénat, Ottawa, Sénat BRG, 2021. [https://senat-brg.ca/histoire/histoire-du-senat/].

[5] Gouvernement du Canada, À propos du Sénat, Ottawa, Sénat du Canada, 2021. [https://sencanada.ca/fr/a-propos/].

[6] Mathieu-Bock Coté, L’empire du politiquement correct, Paris, Les éditions du Cerf, 2019, p. 32.

[7] « Citations. Napoléon III a dit… », Le Figaro, 2021. [http://evene.lefigaro.fr/citation/detruit-reellement-remplace-30966.php].

[8] Mathieu-Bock Coté, Op. cit., p 141.

[9] François Charbonneau, « Le meilleur pays au monde : le Canada comme idéal moral », Argument, vol. 7, no 1 (automne 2004 - hiver 2005).

[10] Mélanie Marquis, Op. cit.


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