Dans un article publié depuis peu[1], je soutenais que l’importance accordée au Bauhaus à Tel-Aviv est le fruit d’une mise en marché percutante qui fait de la métropole israélienne l’auguste lieu de l’architecture moderne internationale. Le fait que plusieurs architectes israéliens ont étudié à l’école de design et d’architecture du Bauhaus à Dessau ou à Berlin, et qu’ils ont contribué à construire Israël, ce pays du Proche-Orient fondé le 14 mai 1948, n’est pas très connu du grand public et c’est pourquoi il me paraît justifié de revenir ici sur le cas de certains d’entre eux.
Parmi ceux-ci, on peut nommer, par exemple : Arieh Sharon qui étudia à Dessau de 1926 à 1929 sous la férule de Walter Gropius, le premier directeur du Bauhaus, puis de Hannes Meyer, son deuxième directeur ; Shmuel Miestechkin, qui a séjourné au Bauhaus à Berlin, entre 1931 et 1933, alors que Ludwig Mies van der Rohe en était le troisième et dernier directeur ; Shlomo Bernstein qui est allé poursuivre sa formation à Paris dans l’atelier de Le Corbusier ; Chanan Frenkel qui a cofondé en 1926 le premier kibboutz, nommé Cheruth, à Hameln en Allemagne ; Munio Gitai Weinraub (père du cinéaste Amos Gitai) à qui l’on doit, entre autres réalisations, de nombreux kibboutz[2] et des immeubles en série ; enfin, « l’étudiant gauchiste » des années turbulentes du Bauhaus, Selman Selmanajic, qui a travaillé à Jaffa et à Jérusalem entre 1935 et 1938.
Le dévouement de tous ces hommes du bâti (à l’exception sans doute du « musulman communiste » d’origine serbe Selmanajic) à l’égard du sionisme, cette idéologie qui prône la mise en place d’un État juif en Eretz Israël-Palestine, soulève la question du lien entre l’architecture et le politique. Cette réflexion cherche donc à sortir de l’ornière d’un intérêt exclusif portant sur les « petites maisons blanches » du Bauhaus à Tel-Aviv pour pointer en direction des Bauhäuslers eux-mêmes. Nous mettrons surtout l’accent sur deux de ces chefs de file qui se sont clairement mis au service du sionisme, Arieh Sharon et Shmuel Miestechkin notamment, tout en nous questionnant au final sur rôle de l’architecture et de l’architecte dans la société.
Des architectes au service du sionisme
Arieh Sharon et Shmuel Miestechkin sont tous les deux nés en Europe de l’Est au début du 20e siècle et sont arrivés en Palestine au cours de la troisième aliya[3], entre 1919 et 1923. Ces deux bâtisseurs ont joué un rôle étonnant dans la construction du Yishouv[4], c’est-à-dire de la création d’un foyer juif en Palestine. C’est donc dans ce contexte géopolitique global que nos deux architectes, élèves remarqués de l’école du Bauhaus, se sont investis intensément dans le développement de kibboutz, dans la construction d’habitats coopératifs ouvriers et en travaillant pour la Fédération générale des travailleurs de la terre d’Israël (Histadrout)[5].
Pour sa part, Shmuel Miestechkin a ainsi été, de 1943 à 1983, responsable des constructions du mouvement Kibboutz Hashomer Hatzair, proche du parti politique d’extrême gauche Mapam ; il a également été président de l’Association des Architectes d’Israël entre 1959 et 1963. Il s’est de plus engagé auprès de la Hagana[6] (aujourd’hui les Forces de défense israéliennes ou Tsahal). Par exemple, au début des années 1940, il prend la direction du Département de cartographie du Palmach[7] créé bien plus à des fins militaires que dans le but de découvrir les meilleurs emplacements pour la colonisation agricole.
Quant à Arieh Sharon, après s’être vu confier en 1932 la construction du pavillon de la Fédération générale des travailleurs de la terre d’Israël (Histadrout) à la Foire du levant, il deviendra en 1948, l’architecte officiel du mouvement sioniste et, à la demande de David Ben Gourion, assurera la conception et la mise en œuvre d’un plan de développement national (1948-1953) qui fera office de politique d’État de planification urbaine et rurale pour Israël, alors tout nouveau pays du Proche-Orient. En plus de cela, en 1962, il sera lauréat du Prix d’Israël pour l’architecture.
En outre, de l’avis de plusieurs architectes israéliens, parmi les diplômés de Dessau ou de Berlin, c’est Arieh Sharon qui a le plus laissé sa marque d’une manière évidente. Il suffit en effet de parcourir son autobiographie, Kibbutz + Bauhaus. An architect way in a new land[8], pour prendre conscience de l’ampleur de son travail, du milieu des années 1930 jusqu’au milieu des années 1970. Les titres des chapitres 4 (« New forms of an Ancient Ideal, Kibbutz Planning 1940-1947 ») et 5 (« Planning a New Land, Regions and New Towns 1948-1953 ») traduisent éloquemment la nature de son engagement.
Les travaux de ces deux architectes, urbanistes et développeurs, sont donc étroitement liés au rôle central des kibboutz dans la construction du pays ainsi qu’à celui d’autres institutions sionistes comme la Hagana et la Histadrout, tout autant qu’à l’immigration juive, du fait de la construction d’habitats dans des espaces achetés aux grands propriétaires terriens Palestiniens arabes. C’est sur ces liens que porteront nos analyses dans les paragraphes suivants ; mais il faut auparavant avoir fait la connaissance de Richard Kauffmann, le premier architecte des kibboutz.
Né en Allemagne, installé en Palestine en 1920, l’architecte-urbaniste Richard Kauffmann (1887-1958) a été chargé par l’Agence juive pour la Palestine de faire les plans des établissements ruraux devant accueillir les immigrants des troisième et quatrième aliyas. Au cours des années 1920, Kauffmann n’en réalisa pas moins de 160[9]. Nourri par le Zeitgeist européen, sensible au socialisme, influencé par son expérience des cités-jardins, il fut l’un des premiers architectes à construire dans un style moderne en Palestine, le premier architecte des kibboutz et le premier architecte officiel du mouvement sioniste.
Dans Planning Jewish Agricultural Settlements in Palestine. A Brief Survey of Facts and Conditions[10], cet architecte, formé à Darmstadt et à Munich, décrit le contexte et les enjeux liés au développement d’établissements coopératifs (moshav), collectifs (meshek shitufih) ou communautaires (kibboutz). Il y énonce les principes qui ont guidé son travail de défricheur dans la réalisation de ces colonies agricoles juives en Palestine.
Résumés à larges traits, ces principes sont : l’obligation de comprendre les besoins des colons-agriculteurs, notamment en raison du fait que ces agriculteurs nouvellement arrivés vivaient en ville dans leur pays d’origine ; la nécessité pour le Yishouv d’acquérir des terres de manière permanente et de les cultiver ; de préserver l’aspect rural du paysage ; de construire des édifices fonctionnels ; de bâtir un système routier. Pour finir, Richard Kauffmann décrit la vie en collectivité basée sur les principes de l’idéologie socialiste.
Le rôle des kibboutz dans la société juive pré-étatique
Dans Espions de nulle part[11], livre qui raconte les missions confiées aux Juifs orientaux infiltrés dans les pays arabes, on apprend que des soldats du Palmach, l’« unité de choc » de la Hagana, étaient logés et travaillaient dans le kibboutz Gavat Hashlosha situé au centre de la Palestine et qu’ils s’y entraînaient. Rien d’exceptionnel à cela, puisque de nombreux autres kibboutz servaient aussi de dépôts d’armes et de terrains de pratique pour les forces militaires clandestines du Yishouv. Qu’il s’agisse des kibboutz Yagur, Ein Shemer, Na’an, Mizra, Hazorea, Dan ou Hanita, au centre, au nord ou à l’extrême nord de la Palestine alors sous mandat britannique.
Ces établissements communautaires, soutenus financièrement par la Histadrout, font partie des plans stratégiques de la Hagana. Et ce, particulièrement dans le cadre de l’opération « tour et mur d’enceinte » (Homa U’Migdal), quand des colonies civiles deviennent de facto des avant-postes militaires, agents non seulement de la colonisation agricole, mais également de la protection du territoire[12] (Shmuel Miestechkin a participé pour le compte de la Hagana à la mise en place des 57 kibboutz de cette opération). C’est ainsi que, pour assurer l’avenir du Yishouv, nous dit S. Ilan Troen, les planificateurs ont dû repenser la structure et la localisation des villages en fonction d’impératifs militaires stratégiques[13].
À ce sujet, la sociologue américaine Paula M. Rayman, qui a réalisé une étude pionnière, vraisemblablement fondée sur des observations faites au kibboutz Hanita dans l’extrême nord, à la frontière libanaise, cerne avec précision le rôle multifonctionnel des kibboutz : « The main function of the kibbutz was to create a material base for a Jewish state in Palestine : land had to be reclaimed, new immigrants had to be supported and frontiers had to be guarded »[14]. En gros, il s’agit d’occuper les terres achetées par le Fonds national pour Israël (KKL)[15], d’accueillir les nouveaux immigrants, de délimiter et de protéger les frontières du Yishouv, du futur État juif.
Nous le savions, mais l’architecte israélien Zvi Efrat nous le rappelle, les diplômés de l’école du Bauhaus ont été très actifs dans les kibboutz : « Bauhauslers who studied with Meyer, Hilberseimer, and Mies, such as Munio Gitai Weinraub, Arieh Sharon, and Shmuel Miestechkin, were extremely involved in kibboutz architecture »[16]. Ils ont conçu différents types de bâtiments tels des réfectoires, des maisons de la culture, des maisons d’habitation, des bâtiments agricoles de toutes sortes, des écoles, des laboratoires[17] et des maisons pour enfants, entre autres, dans les kibboutz Hashlosha, Na’an, Mizra, Hazorea, Dan et Hanita, mentionnés plus haut.
Un proto-État bien en place en Palestine juive
En Palestine sous mandat britannique (1920-1948), le Yishouv s’est effectivement doté d’un ensemble d’institutions capables d’agir dans divers secteurs d’activité afin de répondre aux besoins de la population juive. Dans le domaine de l’habitation, ce sont, entre autres, le réseau des kibboutz et la Histadrout ; dans celui de la sécurité, la Hagana et le Palmach ; dans celui du développement économique et social, la Histadrout et les Fédérations des kibboutz ; dans le domaine du politique, les partis politiques (Mapai), les Fédérations des kibboutz et le Conseil national juif. Cependant, trois institutions, comme une immense toile d’araignée, ont eu une influence capitale sur le développement de la Palestine juive.
Il s’agit de l’Organisation sioniste, du Fonds national pour Israël (FNI/KKL) et de l’Agence juive pour la Palestine. Si l’Organisation sioniste, fondée à Bâle en 1897, a joué un rôle politique de première importance pour l’avènement d’Israël, c’est toutefois son fiduciaire, le Fonds national pour Israël (créé en 1901) qui a été l’institution centrale de la concrétisation du grand rêve de Théodore Herzl. En effet, le FNI avait alors pour mandat d’acheter le plus de terres possibles des grands propriétaires arabes pour assurer une assise foncière au futur État juif. À ce jour, le Fonds est encore propriétaire de 90 % du territoire d’Israël[18].
Quant à l’Agence juive pour la Palestine (fondée en 1929), en tant qu’exécutif de l’Organisation sioniste, elle était, selon Frédéric Encel, l’organe représentatif et diplomatique du Yishouv[19].
Au final, dans cette première partie du 20e siècle jusqu’à la proclamation de l’indépendance, de l’avis de Frédéric Encel, « c’est toute l’infrastructure d’un proto-État qui se met en place »[20], cette organisation politique et sociale se situe entre l’organisation de type communautaire et l’organisation politique de type étatique[21]. Et c’est indéniablement grâce à des bâtisseurs de l’envergure d’Arieh Sharon, de Shmuel Miestechkin et de Richard Kauffmann que l’organisation politique et sociale de type communautaire du Yishouv est passée, le 14 mai 1948, à une organisation politique de type étatique, d’un état fantôme à l’État d’Israël.
Épilogue
À l’exemple d’Arieh Sharon, de Shmuel Miestechkin, ou encore de Richard Kauffman, plusieurs Bauhäuslers ont participé à l’avènement d’un nouvel ordre politique et social en Eretz Israël-Palestine. Ces talentueux élèves formés sous la houlette des Gropius, Meyer et Mies n’ont pas seulement introduit la modernité architecturale dans les milieux ruraux du Yishouv, mais ont également participé au développement de plusieurs des institutions d’un État en formation et fait partie de l’élite sioniste.
En revanche, ce constat ne nous amène-t-il pas à poser l’épineuse question du rapport entre l’architecture et le politique ?
L’architecture est-elle inévitablement au service du pouvoir politique ? Les architectes sont-ils inéluctablement les agents des forces économiques ? Ont-ils une marge de manœuvre, un certain degré d’autonomie dans la conception et dans la réalisation de leurs projets sur commande ? Il n’est pas si simple de répondre à ces interrogations, car l’architecture s’inscrit forcément dans l’air du temps, subit l’influence des grands mouvements internationaux, y compris idéologiques, et, en dernier lieu, elle est tributaire des moyens financiers qui sont mis à sa disposition, tout autant que des exigences des promoteurs.
À première vue, il apparaît, en effet, que l’architecte ne jouit que de très peu de liberté professionnelle.
[1] Pierrette Beaudoin, « L’esprit du Bauhaus à Tel-Aviv : entre mythe et réalité ? », Argument, printemps-été 2021, p. 172-180.
[2] Kibboutz : communauté (ou village) collectiviste développée en Palestine par les sionistes socialistes à partir du début du XXe siècle ; plusieurs membres de kibboutz faisaient partie de l’élite sioniste et, plus tard, israélienne jusqu’à la fin des années 1970, dans Yakov Rabkin, Comprendre l’État d’Israël. Idéologie, religion et société, Montréal, Écosociété, 2014, p. 265.
[3] Aliya : littéralement « montée » : vague d’immigration sioniste en Eretz Israël-Palestine, dans Frédéric Encel, Atlas géopolitique d’Israël, Paris, Autrement, 5e édition, 2018, p. 85.
[4] Yishouv : mot hébreux désignant ce foyer (national) juif en Eretz Israël-Palestine. Il deviendra État d’Israël après la proclamation du 14 mai 1948, dans F. Encel, Ibid., p. 85.
[5] Histadrout : Fédération générale des travailleurs juifs en Palestine, fondée en 1920, dans Zvi Efrat, The Object of Zionism. The Architecture of Israel, Leipzig, Spector Books, 2018, note n° 1, p. 437.
[6] Hagana : littéralement « défense »; organisation militaire fondée en 1920 par le mouvement travailliste sioniste en Palestine ; devient l’armée régulière de l’État d’Israël en 1948, dans Y. Rabkin, Ibid., p. 267.
[7] Palmach : fondée en 1941, troupe de choc – marquée par la gauche sioniste radicale – au sein de la Hagana, dans Frédéric Encel, Géopolitique du sionisme. Stratégies d’Israël, Paris, Armand Collin, 2015, p. 315 ; Special Squads within Hagana consisting mostly of Kibbutz members, dans Paula M. Rayman, Kibbutz and Nation Building, Princeton, Princeton University Press, 1981, p. 279.
[8] Arieh Sharon, Kibbutz + Bauhaus. An architect way in in a new land, Stuttgart, Kramer Verlag, 1976.
[9] Richard Ingersoll, World Architecture. A Cross-Cultural History, New York, Oxford University Press, 2e édition, 2019, p. 752.
[10] Richard Kauffmann, « Planning Jewish Agricultural Settlements in Palestine. A Brief Survey of Facts and Conditions » dans Zvi Efrat, The Object of Zionism. The Architecture of Israel, Leipzig, Spector Books, 2018, p. 287-293.
[13] S. Ilan Troen, Imagining Zion. Dreams, Designs, and Realities in a Century of Jewish Settlement, New Haven, Yale University Press, 2003, p. 61.
[14] P. M. Rayman, op. cit., p. 11 : « La fonction principale des kibboutz était de créer une infrastructure matérielle pour un État juif en Palestine : la terre devait être reprise, les nouveaux immigrants devaient être soutenus et les frontières protégées ».
[15] KKL : Keren Kayemeth LeIsrael, fonds national pour Israël, créé en 1901, dans F. Encel, Atlas géopolitique d’Israël, op. cit., p. 85.
[16] Z. Efrat, op. cit., p. 320 : « Les Bauhäuslers qui ont étudié avec Meyer, Hilberseimer et Mies, tels que Munio Gitai Weinraub, Arieh Sharon et Shmuel Miestechkin ont été extrêmement engagés dans l’architecture des kibboutz ».
[17] Nitza Metzger-Szmuk, Des maisons sur le sable. Tel-Aviv. Mouvement moderne et Esprit du Bauhaus, Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, 2004, p. 298, p. 318-319.