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L’avenir de l’Ontario français se joue à l’université d’Ottawa

Un texte de François Charbonneau
Thèmes : Francophonie canadienne, Société, Culture
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

          La francophonie est en train de perdre l’université d’Ottawa, et cette perte sera fatale à l’Ontario français. Rappelons que l’université d’Ottawa, c’était jadis notre université, que la communauté franco-ontarienne, ouverte et inclusive bien avant que ces mots ne deviennent à la mode, a voulu bilingue pour qu’elle soit un lieu de rencontre entre les deux grands groupes linguistiques du pays. Ce choix de l’ouverture à l’autre par le bilinguisme de la communauté franco-ontarienne, un choix qui n’a pas été suivi par les universités anglaises du pays[1], on le voit aujourd’hui, fut une erreur de la communauté franco-ontarienne, pour une raison toute simple : le bilinguisme institutionnel n’est possible que là où tout le monde est bilingue, sinon, les choses se passent dans la langue de l’unilingue.        

          Pendant un temps, ce rêve de faire de l’Université d’Ottawa un pont entre les langues et les cultures a pourtant presque réussi et cette institution forme encore aujourd’hui la vaste majorité de ceux qui étudient en français en Ontario. Malgré les inévitables écarts par rapport à l’idéal, on comprenait jusqu’à récemment que l’université d’Ottawa était un lieu de rencontre entre deux langues à égalité de statut. C’était notamment la raison pour laquelle le français était (et reste encore aujourd’hui) la première langue employée dans toutes les communications de l’institution. L’université se donnait même, dans sa loi de 1965 et toujours en vigueur aujourd’hui, la mission de « favoriser le développement du bilinguisme et du biculturalisme [et de] préserver et développer la culture française en Ontario ».

          Malgré les problèmes, l’université d’Ottawa reste la seule institution universitaire de recherche digne de ce nom pour les francophones ontariens. L’université héberge le plus important centre d’archives et de recherche franco-ontarien (le CRCCF). L’université a mis sur pieds, au fil du temps, des dizaines de chaires de recherches sur la francophonie. Dans mon département, qui compte près d’une cinquantaine de professeurs dont près de la moitié n’ont pas le français comme langue maternelle, la langue commune de nos assemblées reste encore aujourd’hui le français, une pratique jadis courante dans plusieurs départements, devenue malheureusement l’exception, mais qui atteste de la bonne volonté de plusieurs anglophones qui ont choisi l’université d’Ottawa pour sa dimension bilingue.

          Encore aujourd’hui, l’université offre plus de 400 programmes de langue française qui forment des enseignants, des avocats, des infirmières, des médecins, etc. Mais ces programmes « bilingues » ne sont-ils pas donnés en langue anglaise ? Non, parce que – fort heureusement - les cours de l’université ne fonctionnent pas selon le principe du bilinguisme, mais selon le bien meilleur principe de la dualité linguistique, c’est-à-dire que les cours sont linguistiquement homogènes, dans l’une et l’autre langue. La plupart des cours étant disponibles dans les deux langues, un étudiant de l’université d’Ottawa peut donc, encore aujourd’hui, le plus souvent compléter l’entièreté de sa formation en langue française, dans des programmes bien rodés, dans l’une des 150 meilleures universités de recherche au monde. Ce n’est pas rien. Et c’est ce qu’on est en train de perdre dans l’indifférence générale. 

          Car voilà le problème : l’université d’Ottawa, sous la gouverne de recteurs grenouilles qui voulurent se faire plus grosses que les bœufs, a pris une série de décisions à partir de la fin des années 1980 qui a anglicisé le campus. Alors que cette université comptait près de 70% d’étudiants francophones dans les années 1960, elle n’en compte plus aujourd’hui que 27%. Comment en sommes-nous arrivés là ? On a d’abord levé l’obligation pour les étudiants de passer un test de bilinguisme pour obtenir leur diplôme, ce qui a fait exploser le nombre d’inscrits anglophones (et unilingues) à un rythme que les francophones n’ont pas été capables de suivre. Année après année, l’université d’Ottawa a permis de petits écarts à ses principes qui sont devenus des gouffres minorisant toujours davantage le fait français sur le campus.

          La gouvernance de cette université en matière linguistique est pitoyable : on a laissé tout le pouvoir aux doyens de faire ce qu’ils voulaient, sans aucune supervision centrale. L’université d’Ottawa est aujourd’hui strictement incapable de dire combien de ses professeurs qui, selon ses propres règlements, doivent être bilingues, le sont effectivement. Le problème est si important qu’on manque maintenant de professeurs pour donner des cours en français dans certains départements, surtout dans les sciences, parce qu’on a multiplié les embauches d’unilingues anglais sous promesse d’apprentissage du français[2]. Des programmes d’immersion ont été mis en place, par lesquels des étudiants anglophones suivent des cours en langue française, sans égard aux conséquences sur les classes françaises. Des vice-recteurs, pourtant souvent francophones, obsédés par les « ranking internationaux », ont misé sur la recherche tout en anglais. Des projets majeurs d’investissements en recherche (Kanata-North) ont été financés seulement pour les recherches menées en langue anglaise. On a autorisé la vente de matériel à l’effigie de l’université seulement en langue anglaise, permis la publicité seulement en langue anglaise sur le campus, signé des contrats avec des fournisseurs (cafétéria, bases de données informatiques et logiciels, etc.) incapables d’offrir le service en français de manière « normale et adéquate ». Plusieurs professeurs unilingues anglais, en particulier chez les chargés de cours, refusent de recevoir des travaux en langue française dans les cours de langue anglaise, alors qu’il s’agit pourtant là d’un droit fondamental dont devraient pouvoir profiter les étudiantes et les étudiants en fonction de la politique de bilinguisme de l’institution. On a laissé la clinique médicale de l’université d’Ottawa changer de nom (pour devenir la clinique médicale Bytown), puis on l’a laissé se défaire de tous ses patients québécois (professeurs comme enseignants) qui ont tous, d’un coup, perdu leur médecin de famille. Jamais le recteur ou la haute administration, d’ordinaire si prompts à épouser toutes les causes, comme si c’était le rôle d’une université de faire des déclarations chaque fois qu’une injustice a lieu quelque part au monde, n’a protesté contre ce retrait brutal de services de médecine familiale à plus d’une dizaine de milliers de ses étudiants et professeurs qui habitent outre-outaouais.

          La liste des écarts par rapport aux règlements de l’institution ou au principe de l’égalité de statut des deux communautés linguistiques est littéralement sans fin, à telle enseigne qu’on se demande même à quoi il sert d’avoir un règlement si c’est pour ne pas le respecter à ce point. Se modelant en quelque sorte sur le Gouvernement fédéral, dont le poste de commissaire aux langues officielles ne sert guère qu’à acheter la paix linguistique, l’université d’Ottawa est le plus souvent en mode réactif et « attend » pour réagir de recevoir des plaintes, déplaçant ainsi la responsabilité d’agir pour le bilinguisme aux victimes de son incurie.

          Mais c’est surtout l’état d’esprit de la majorité linguistique sur le campus qui a changé. Trop souvent, on ne voit plus la langue française comme l’égale de la langue anglaise, une langue que l’on viendrait aimer et chérir, sur un campus conçu comme un espace privilégié de rencontre entre les deux solitudes. On voit l’université d’Ottawa comme une université canadienne qui en fait déjà trop pour la « minorité » française, que l’on regarde de haut, parce qu’on la juge « privilégiée » par rapport aux autres minorités. Les gestes francophobes, pour l’instant limités, se produisent dans l’indifférence intégrale de l’institution.

          L’université peut bien multiplier les déclarations grandiloquentes et présenter la francophonie comme une « richesse », à la vérité, la « francophonie » c’est devenu pour la haute administration un boulet sous forme de problème à gérer :  à chaque crise, on demande une étude, alors que tout a déjà été dit et expliqué dans de multiples études, commissions permanentes et rapports, dont l’excellent Plan d’action pour la francophonie[3], que l’on met en œuvre principalement dans ses aspects périphériques ou symboliques. La « gestion » de la francophonie a été confiée à un vice-recteur, de grande qualité personnelle, mais qui n’a pas de droit de regard, ni sur les dépenses, ni sur les décisions en matière d’embauche et de développement, bref, qui joue de la flûte dans une pièce à côté, n’ayant pas été invité au concert, alors qu’il devrait, sinon être le chef d’orchestre, du moins le premier violon d’une symphonie que l’on souhaiterait enfin harmonieuse. Pareille à des banlieusards qui se seraient construits un chalet de vitre et d’acier en plein cœur d’un milieu humide, la haute administration ferme les fenêtres, indisposée quand les croassements provenant des étangs autour troublent sa quiétude. 

          Évidemment, la communauté franco-ontarienne pourrait se dire : eh bien, dans ces conditions, tant pis pour l’université d’Ottawa, misons sur l’université « par et pour » les francophones que l’on vient de créer à Toronto. Ce serait là une erreur absolument fatale. Malgré les centaines de millions de dollars des gouvernements fédéral et provincial dépensés là-bas en pure perte, l’institution torontoise n’est pas viable, elle qui n’offre qu’une poignée de programmes ésotériques, et n’accueille ce semestre que deux étudiants (deux ! vous avez bien lus) issus des écoles secondaires franco-ontariennes. L’immense majorité de la centaine d’autres étudiants provenant de l’étranger et suivant leurs cours à distance, y ayant été attirés par des bourses indécentes[4]. À titre comparatif, environ la moitié des 13 000 étudiants francophones de l’université d’Ottawa proviennent des écoles franco-ontariennes.

          La solution est ailleurs. Les étudiants et les professeurs francophones comme les anglophones qui sont venus à l’université d’Ottawa attirés par son bilinguisme doivent se mobiliser. Ils auront d’ailleurs besoin de l’aide de la communauté qui doit demander à l’université d’Ottawa de rendre des comptes. Elle doit insister pour que l’université prenne des mesures proactives vigoureuses pour que le français ne soit plus une langue de seconde zone, en visant notamment la parité proportionnelle et l’obligation de bilinguisme pour les étudiants unilingues. Elle doit ainsi s’intéresser aux chiffres, au financement, notamment en provenance du Gouvernement fédéral qui dépense n’importe comment son argent dans le postsecondaire français en Ontario, sans aucune réflexion, sans imputabilité, pour des raisons purement électoralistes. Elle doit demander que les États généraux sur le postsecondaire en cours ne se fassent plus dans l’entre-soi des chasses gardées, mais permettre une véritable réflexion qui remettra ces dernières en cause.

          Le scénario idéal serait que les francophones de l’Ontario puissent compter sur une université de grande taille à Ottawa avec un mandat provincial, sur la base d’une scission à l’amiable de l’université d’Ottawa lors de laquelle seraient récupérés l’ensemble des programmes de langue française. Cette solution a parfaitement fonctionné pour les collèges dans les années 1990, du moins dans les régions où c’était viable, et ça pourrait fonctionner pour les universités. Si les Anglo-Québécois, qui trouvent malgré tout le moyen de s’imaginer victimes dans la province voisine, ont trois universités sur-financées par rapport à leur poids démographique[5], ce ne serait pas un luxe que les francophones puissent compter sur une institution universitaire française de grande taille en Ontario. Comme cette solution n’est pas près d’être mise en œuvre faute de courage politique, il faut, en attendant, que la communauté franco-ontarienne et surtout ses porte-paroles, qui n’en ont que pour la chimère torontoise, se mobilisent enfin pour appuyer les 13 000 étudiantes et étudiants franco-ontariens et francophones de l’université d’Ottawa, qui suivent de vrais programmes cruciaux pour la pérennité de leur avenir personnel et celui de l’Ontario français.

          En un mot, il faut sauver ce qui reste de cette institution qui, pour un temps, fut la nôtre et que nous sommes en train de perdre par excès d’ouverture à un « autre » qui, se comportant désormais comme le propriétaire, semble curieusement indisposé de nous voir toujours « chez lui ».

 

François Charbonneau

 

Crédit image: Skimel, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons



[1] Mis à part le collège Glendon, de l’université York.

[2] Qui a bien pu imaginer qu’un jeune professeur dans la trentaine, qui n’a jamais daigné apprendre le français jusque-là, va maintenant l’apprendre au moment même précis où il doit écrire de nouveaux cours et démontrer, par ses publications, qu’il mérite la permanence ?

[3] https://www.uottawa.ca/president/sites/www.uottawa.ca.president/files/plan_daction_pour_la_francophonie_-_30_janvier_2019.pdf

[4] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1822201/uof-universite-toronto-francophonie-etudiant-rentree. C’est un scandale d’autant plus immense que pendant la même année, on a laissé l’université Laurentienne détruire ses programmes en français et tuer ce qui représentait le noyau dur de la vitalité linguistique de cette institution. Et le gouvernement fédéral continue malgré tout de verser à l’Ontario des sommes d’argent pour cette université en fonction du Protocole d'entente relatif à l'enseignement dans la langue de la minorité et à l'enseignement de la langue seconde, 2019-2020 à 2022-2023, entre le gouvernement du Canada et les provinces et les territoires, un scandale intégral.

[5] Lacroix, Frédéric. 2020. Pourquoi la loi 101 est un échec.


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