Société du savoir, de la communication, de l’intelligence ; économie de la créativité, capital lettres. Dans tous les discours, aujourd’hui, on entend les mêmes idées, les mêmes mots-clés, les mêmes slogans. Formulés par les gourous de la gestion, ils percolent de plus en plus rapidement, puis passent par la strate des chefs d’entreprise et se retrouvent, en fin de parcours, dans
la bouche des politiciens, provoquant de bruyants applaudissements et de fermes engagements. Notre société serait enfin devenue intelligente. Jamais la matière grise n’aurait autant été sollicitée. Et nous n’aurions encore rien vu. Avec la virtualisation de tout : des sons aux odeurs en passant par les images, seul le « cerveau » travaillera dans l’avenir. La masse des travailleurs charriait jadis du matériel avec ses bras. C’est désormais avec ses cerveaux qu’elle transportera la seule et même chose qui reste et restera : l’information. Une question reste cependant à élucider. Comment nos « sociétés d’information » peuvent-elles se passer d’un système d’éducation digne de ce nom ? Ce n’est pas le moindre des paradoxes. Ces dernières années, les élites des « pays avancés » ont simultanément fait l’éloge de l’éducation, tout en affamant les institutions qui ont la mission d’en assumer la transmission. De deux choses l’une. Ou bien il s’agit d’un mensonge. Nos élites seraient pharisiennes, ne croyant pas qu’une « économie qui marche » ait vraiment besoin de cerveaux. Ou bien elles pensent que des universités et des collèges, ce n’est plus in, ne constituant plus le lieu privilégié de la transmission. Il ne serait plus pertinent, par conséquent, d’assurer le maintien d’un solide réseau d’écoles. L’autoroute électronique serait amenée à prendre le relais. Ne lui a-t-on pas désigné un ministre ? L’éducation reste un souci mineur dans l’opinion publique. Ce thème n’a pas fait les manchettes durant la récente campagne électorale provinciale. Pour attirer l’attention de la gent médiatique, il « faut que ça saigne », comme chantait Vian. Durant le débats des chefs, par exemple, le volet ésotériquement intitulé « santé, éducation et mission sociale » n’a donné lieu à aucun débat sur l’avenir de l’enseignement supérieur. Le seul « chef » à proposer un virage majeur, Mario Dumont, semble vouloir transformer les universités en succursales de nos PME. Avec des amis comme cela..Les appels à « une autre révolution tranquille » ont trouvé preneur, l’automne dernier, auprès de l’électorat. Les faiseurs d’images péquistes ont cependant oublié une chose. Les années 1960 furent le résultat d’une intense effervescence intellectuelle dans nos universités. Nos « révolutionnaires tranquilles » oublient qu’il existait, durant les années 1950, une complicité entre de jeunes professeurs, souvent âgés dans la fin vingtaine, et une jeunesse nombreuse, à qui on avait donné les moyens d’étudier. Tous se passe plutôt, aujourd’hui, comme on si voulait éviter à tout prix un changement de garde. L’arrivée d’un homme d’affaires à la tête du ministère de l’Éducation n’a rien de rassurant. Elle pourrait s’avérer la conséquence logique d’une tendance à l’oeuvre depuis quelques années, qui consiste à marginaliser l’apport des humanités à l’éducation. Le mythe des biens-pensants, aujourd’hui, stipule que nous ne sommes pas assez attentifs à la sagesse des gestionnaires. Les temps d’austérité sont un terreau propice à l’apparition de gourous, qui nous promettent la Terre promise. Investissons donc dans la « recherche et le développement » pour « muscler les cerveaux ». Harnachons la matière grise ! Exploitons-la intensivement. « Emparons-nous des neurones ! », dirait un Bouchette contemporain, la compétitivité en dépend.
Comme si, depuis dix ans, le système d’éducation n’avait pas été assez soumis à mille et une utopies gestionnaires. Et quel est le résultat net ? Une portion croissante du financement est désormais alloué, non pas à l’enseignement et à la recherche, mais à des activités accessoires. Derrière l’université visible, celle qu’on vante à coups de millions dans les médias, se dissimule une université fantôme. Celle-ci engloutit des sommes astronomiques, pour faire vivre sa bureaucratie, ainsi que son train de vie princier. Même l’élite syndicale participe à ce matérialisme vulgaire.
Tantôt ce sont les représentants autoproclamés du « peuple jeune » qui gueulent leur volonté de faire geler les frais ; tantôt c’est Lorraine Pagé, la chancelière de la CEQ, qui impose des grèves illégales et use de sophismes sur l’équité pour déposséder les jeunes diplômés et remplir les poches des profs qui ont jugé superflu de parfaire leur formation. Au début de ce numéro, nous reproduisons deux textes, de Guy Laforest et de Dominique Lizotte, qui abordent la question du renouvellement de la relève intellectuelle. Argument veut ici moins édicter des décrets que soulever des questions et amorcer un débat. Nous invitons nos lecteurs à le poursuivre, dans nos pages et sur d’autres tribunes.
Revue Argument