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Les dangers qui guettent le jeune intellectuel

Un texte de Philippe Lorange
Thèmes : Post-modernité, Société, Université
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

Celui que l’on nomme depuis quelques décennies « l’intellectuel » dans l’espace public est un être bien à part. Non pas au sens où il serait supérieur à la majorité des personnes de la société à laquelle il appartient, mais plutôt parce qu’il se tient toujours à l’écart des autres, voire de l’autre côté de la rive. D’abord, qui est-il ? Osons une définition : l’intellectuel est celui qui pense, lit, écrit, converse sur de grands sujets, acquiert une culture générale, même s’il a évidemment ses disciplines de prédilection, que ce soit l’anthropologie, le droit, la philosophie, la littérature, l’histoire ou les arts. Le propre de l’intellectuel est d’utiliser son esprit, qui est son principal outil, pour formuler une pensée, livrer une argumentation, offrir un avis, juger d’une œuvre, lire des tonnes de livres. Sa présence au sein de la société n’est pas évidente. Il est tantôt vu comme un snob, tantôt comme un rat de bibliothèque éloigné de la vie courante. Ces préjugés ne sont d’ailleurs pas si éloignés de la réalité. Mais il n’en demeure pas moins que nombre d’intellectuels ont su, dans l’histoire, remplir un rôle fondamental dans l’évolution de leur collectivité. Les idées qu’ils formulent peuvent circuler dans les cercles de pouvoir, à la fois politiques, médiatiques et culturels. Par son éloquence, l’intellectuel peut nommer des intuitions fondamentales qui sont partagées par son peuple, et participer ainsi au réveil de la conscience nationale en des moments cruciaux.

Cela dit, du fait même qu’il est fondamentalement différent des autres, l’intellectuel est guetté par plusieurs dangers qui risquent de l’assaillir. Plus encore, le jeune intellectuel doit faire face à un nombre plus important de périls comme d’incertitudes, du fait qu’il se trouve au beau milieu d’années cruciales pour sa formation. Par exemple, l’isolement qu’il vit jour après jour peut lui peser. Certes, il n’est jamais complètement seul : par la lecture, il a en sa compagnie les grands auteurs, les écrivains, les penseurs du présent comme du passé. Mais cela ne saurait suffire. Il vient un moment où tout homme doit aller à la rencontre d’autrui, car rien ne remplace le visage de l’autre, ni son regard, sa parlure, ses gestes, ses conseils d’amis ou encore son rire franc. L’ermite peut cultiver sa richesse intérieure, mais il ne sera toujours que cela : un ermite, c’est-à-dire un être asocial, éloigné de ce monde, qui passe sur cette Terre comme un courant d’air. Si le jeune intellectuel veut mener une existence complète, il doit nécessairement chasser sa propension au retranchement dans sa thébaïde. Après tout, Zarathoustra lui-même prenait le temps de redescendre chez le commun des mortels pour y annoncer sa parole.

L’isolement n’a d’ailleurs pas pour seule conséquence de placer le jeune intellectuel hors de ce monde. Il produit aussi l’effet, beaucoup plus grave, de le soumettre à la tentation de la folie. Le fou est celui qui pense trop, au sens où ses réflexions deviennent des obsessions qui reviennent constamment en boucle de manière maladive. Peu à peu, il peut ainsi en venir à l’idée que la seule solution aux problèmes qu’il décèle dans sa collectivité passe par la violence, et c’est là qu’il déraille complètement. Mais surtout, en raison du fait qu’il ne côtoie plus beaucoup de ses semblables, il ne soumet jamais son opinion au jugement des autres, ni donc, par conséquent, au test de la réalité. Il commet cette grave et si commune erreur de croire être en mesure de tout comprendre et de relier tous les phénomènes au sein d’un grand système. Ceux qui ont mené une existence bien remplie, qui ont traversé les épreuves et côtoyé une foule de gens, comprennent au contraire que tout nous échappe en tout temps. Les êtres de profondeur n’ont pas de réponse à donner à toute question d’ordre factuel. Ils préfèrent les conseils sur la manière de mener sa route et d’éviter les pièges dans lesquels ils sont eux-mêmes tombés.

En tant que Québécois, le jeune intellectuel, s’il est lucide à l’égard de la situation spécifique qui est la sienne, doit en outre faire face à une absence d’intérêt pour la question nationale au sein des grandes institutions. Ce n’est pas à l’université qu’il entendra parler du parcours historique du Québec ou de sa condition politique. À part quelques rares camarades, les autres jeunes de son âge n’auront pas, eux non plus, la tête à ces idées. Il rencontrera beaucoup d’intellectuels militants qui n’en ont plus que pour les enjeux de la « justice sociale », et sont tournés exclusivement vers toutes ces théories antiracistes ou décoloniales qui naissent dans les universités aux États-Unis. Au mieux, dans la bouche de cette jeunesse « woke » sa terre natale ne sera plus évoquée que pour qu’on en médise en dénonçant son prétendu statut de collectivité suprémaciste blanche et patriarcale. Il devra alors éviter de faire comme ses adversaires qui réduisent le débat à une affaire morale, s’il tient encore à la démocratie et à sa nécessaire promotion du conflit civilisé. Dans des temps troubles, il doit demeurer digne en toutes circonstances.

En dehors de ces considérations à propos de l’écueil de sa possible solitude, le jeune intellectuel est soumis aussi au vertige que peut susciter le fossé culturel qui le sépare du reste de la société. Il lit Platon à une époque où la recherche de vérité est moins importante que la Cause ; il s’émerveille de la prose des Mémoires d’outre-tombe quand tout, autour de lui, n’est qu’avachissement de la langue ; il réécoute Monique Leyrac, Pauline Julien et Félix Leclerc quand les radios jouent sans arrêt The Weeknd et Dance Monkey. Dans le contexte québécois, le jeune intellectuel peut aussi passer pour un rabat-joie. Son dégoût de l’immaturité lui donne l’air d’un jeune homme austère, incapable de légèreté, peut-être même froid et hautain. Quand il s’y risque, son humour demeure souvent incompris, exigeant un trop grand nombre de références. Ce regard peu amène que l’on porte sur sa personne peut également le mener jusqu’à la tentation de l’ésotérisme, au sens où il ne cherchera plus à être accessible au commun des mortels et mènera une existence renfermée dans un monde littéraire, à l’abri de ce qu’il considérera comme la plèbe ignare. Il doit pourtant inévitablement apprendre à vivre dans sa collectivité en se gardant de toute misanthropie. Car le mépris du commun des mortels le cantonnerait dans l’aigreur tout en renforçant sa marginalisation de l’espace public. Le plus grand danger qui guette le jeune intellectuel est en effet qu’il prenne goût à sa condition de paria et se répande en formules hardies qui le condamnent à la réprobation publique. En faisant cela, il ne contribue pas au débat public, mais bien au contraire, il nous prive de son entrée dans l’espace public qui aurait pu être enrichissante, s’il avait eu le jugement nécessaire pour demeurer mesuré dans son propos. Au lieu de cela, il perd son temps sur des médias alternatifs qui rejoignent tout au plus une centaine de personnes et sont la risée de tous. Pour parler dans les termes de Mathieu Bock-Côté, il est devenu un infréquentable « infréquenté », alors que l’état actuel du débat public permet encore à certains de s’exprimer dans les grands médias de temps à autre, en tant qu’infréquentables « fréquentés ». Cette distinction fondamentale ne doit pas être perdue de vue pour comprendre le danger du mot de trop. Le jeune qui vise à devenir un intellectuel ne doit pas perdre tout son temps sur les réseaux sociaux ni sur les écrans en général où la polémique l’entraîne immanquablement vers les formules à l’emporte-pièces : la fréquentation d’érudits et d’intellectuels accomplis lui feront reprendre le sens des réalités là où son esprit était tenté de divaguer.

L’une de ces divagations, justement, est la tentation démissionnaire. Elle consiste à croire qu’il n’y a plus d’espoir en ce monde, que nous ne pouvons rien d’autre que de marcher sur les cimes du désespoir. Certains conservent un esprit combattif malgré leur fatalisme, un peu à la manière d’un Michel Onfray voulant se battre pour la beauté du geste, assuré que nous sombrons malgré tout dans la décadence. Au Québec, Maurice Séguin et ceux qu’il a influencés se retrouvent un peu dans le même esprit. Pour ceux-là, le fatalisme n’est pas démissionnaire, et leur perspective pessimiste est nécessaire à la vie publique. Ils rappellent la contingence de l’histoire et la possibilité que tout soit foutu. Ils empêchent les lyriques et les optimistes de tout acabit de renforcer leur hégémonie intellectuelle et nous isolent devant la possibilité de notre mort nationale et civilisationnelle. Or, c’est précisément cette prise de conscience de la finitude qui joue un rôle crucial dans les grands sursauts collectifs, tout comme un homme qui fait l’expérience d’une maladie grave mesure la valeur de l’existence ici-bas.

Quand nous parlons des démissionnaires, nous ne parlons donc pas des penseurs crépusculaires qui gardent une vigueur combattive, mais plutôt de ces défaitistes qui perdent leur temps et leur énergie à vouloir convaincre tout un chacun qu’il n’y a plus rien à faire. Le meilleur exemple de cette tentation mortifère se trouve dans la dérision cynique, qui dévalorise toute action humaine et tout événement, relégués au rang de stupidités au sein d’une grande comédie humaine. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas, ici, de faire le procès de l’humour en soi. Celui-ci permet au contraire d’agrémenter l’existence et de donner vie aux textes, tant qu’il n’est pas forcé et demeure naturel. Il permet aussi de faire des caricatures qui mettent le doigt sur des vérités, de faire ressortir le caractère absurde de certaines situations. Cela dit, l’humour cynique de celui qui a perdu tout espoir est vide de sens et est tout simplement nihiliste, par son indifférence à la sauvegarde ou à la destruction du monde.

À l’inverse de ce personnage, un autre type d’intellectuel peut souffrir quant à lui du « syndrome du Prix Nobel », qui désigne cette manie qu’ont certains récipiendaires du prix éponyme de ne plus formuler que des pensées hasardeuses, voire carrément absurdes ou complotistes dans les années qui suivent l’obtention de leur reconnaissance par le Nobel. La confiance qu’ils gagnent en raison de ce nouveau statut qui leur est conféré leur donne le sentiment que tout ce qu’ils pensent est parole d’évangile et mérite d’être exprimé à la manière d’une sentence épiscopale, alors qu’ils demeurent, malgré leur génie, des hommes comme les autres, dont les pensées ne sont pas toujours des plus brillantes. On n’a qu’à penser au professeur Luc Montagnier, figure importante dans la recherche sur le sida, qui a affirmé croire en la théorie fumeuse de la mémoire de l’eau.

À plus petite échelle, un intellectuel, jeune ou pas, qui commence à recevoir de la reconnaissance peut ressentir cette même confiance trop grande qui peut le mener à dire des bêtises, et ce, à n’importe quel sujet. Le jugement devient alors précipité et épaissit les brumes de la confusion ambiante au lieu de les dissiper. Par manque de prudence, ses commentaires sont maintenant dignes du gérant d’estrade, qui pense avoir tout vu et tout compris. Il n’a pas retenu qu’une réputation est toujours à bâtir et peut devenir facteur d’opprobre à force de négligence. Comme l’avait déjà noté Alain Finkielkraut lors d’un entretien que nous citons de mémoire : notre passé ne nous constitue pas, il nous toise. Ce que nous avons accompli par le passé n’est pas suffisant pour nous accorder un statut à jamais ; nous devons au contraire nous montrer dignes du chemin parcouru et ne pas nous abaisser à la médiocrité. C’est vrai à tout âge, mais peut-être encore plus quand la vivacité propre à la jeunesse teinte de couleurs vives bien des expériences.

Dans Le mythe de Sisyphe, Albert Camus louait la capacité qu’avait Mirabeau d’oublier toutes les insultes qu’il avait reçues au cours de sa vie. L’orateur du tiers état refusait ainsi de se laisser catégoriser par ses opposants. De même, nous pourrions ajouter qu’il est tout aussi délétère pour l’intellectuel de se laisser définir par ses laudateurs, qui peuvent le pousser au confort intellectuel. C’est par l’épreuve qu’il grandit ; non pas par l’insulte, mais par le commentaire critique venu des grands maîtres et même du lecteur moyen qui n’est pas en manque d’intuitions justes.

Notons que le compliment, s’il a l’inconvénient de gonfler l’ego, peut aussi avoir comme heureux effet de donner assez de confiance au jeune intellectuel pour amorcer son décollage. S’il est trop intimidé par les grands noms et qu’il a trop souvent tendance à mesurer sa petitesse face aux grands penseurs, le commentaire gratifiant peut lui indiquer qu’il a le droit de faire sa place dans l’espace public sans avoir nécessairement la plume d’un Baudelaire ou l’érudition d’un Pierre Manent. Cela ne signifie pas qu’il doit niveler par le bas ses ambitions et ne jamais travailler son style et sa pensée. Seulement, sa plume s’aiguisera justement à force d’écrire et d’intervenir dans l’espace public, tout comme un jeune musicien apprend à manier son instrument en faisant des fausses notes, qu’il réduira à force de répétition.

Pour développer ces dites capacités, il ne devrait pas s’entourer n’importe comment. Nous avons évoqué le danger de l’isolement et du goût à la marginalisation. Mais en entrant dans la socialité intellectuelle, il y a d’autres menaces qui se présentent à l’intellectuel. D’abord, il risque d’entretenir ce qu’on pourrait appeler le « complexe d’être de gauche », qui consiste à chercher frénétiquement par ses propos la reconnaissance de la gauche bien-pensante à la mode. Il doit au contraire se garder de tout dogmatisme, fût-ce celui des bons sentiments.

C’est pourquoi il doit impérativement s’entourer de penseurs et de jeunes intellectuels de divers horizons qui lui montreront constamment les différentes perspectives à partir desquelles on peut considérer telle ou telle question. En ce sens, le cercle de lecture constitue le lieu privilégié pour l’intellectuel qui veut conserver, encore une fois, le sens des réalités. C’est d’autant plus vrai à une époque où les établissements universitaires sont trop souvent devenus totalement stériles pour la pensée car sectaires et intolérants à l’égard des idées qui s’écartent des thèses défendues par des professeurs-militants. Le cercle de lecture où se réunissent amis ou collègues animés par la même passion pour les idées permet de se réfugier dans une oasis où la réflexion et l’échange d’idées se fait en toute liberté.

Les dangers qui menacent le jeune qui se prépare à devenir un intellectuel sont donc multiples : il y a à la fois l’isolement, la folie, le mépris des siens, le défaitisme, le trop-plein ou le manque de confiance, la recherche de respectabilité et la perte de son authenticité. Il doit savoir se garder de ces menaces qui ne sont jamais bien loin de lui, s’il a la volonté de devenir celui qu’il veut être, soit un homme réfléchi qui pourra éclairer les gens par ses interventions dans le débat public.

 

Philippe Lorange

Étudiant à la maîtrise en sociologie – UQÀM


 

Crédit image: Groov3, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons


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