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La mèche et la mémoire courtes

Un texte de Jean-Marc Limoges
Thèmes : Éducation, Technologie
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

« L’autorité de ceux qui enseignent nuit souvent à ceux qui veulent apprendre. [...] Arrivez-y au moment de leur leçon : vous n’oyez que cris d’enfants suppliciés et de maîtres enivrés de leur colère! La belle manière d’éveiller l’appétit pour leur leçon chez ces âmes tendres et craintives et que de les y guider avec une trogne effroyable, les mains armées de fouets! »

Montaigne, « De l’éducation des enfants », Essais, Livre I, chap. XXV


On m’en a parlé... reparlé... reparlé derechef. Il me fallait voir la scène. Vivre une palette d’émotions. Compréhension. Compassion. Purgation. Crise de rire. Crise de larmes. Crise de foi. Catharsis. Je refusais. Distraitement. Placidement. Puis, comme je n’allais pas à la scène, la scène est venue à moi. Un prof qui « pète sa coche » dans une classe de secondaire (avec tous les stéréotypes qu’on a pu y injecter – le vraisemblable, disait à peu près Aristote, correspond à l’idée qu’un auteur se fait de l’idée que le monde se fait de ce dont il parle).

 

Depuis la nuit des temps, on le braille noir sur blanc, on le piaille dans toutes les piaules, on le tonne sur tous les toits, on le sert à toutes les sauces, on le tempête dans des verres d’eau, comme si nous étions les premiers : « C’est la décadence, les enfants n’obéissent plus, le langage s’abîme, les mœurs s’avachissent. » (aurait-on dit 3,000 ans avant notre ère!) Et cette litanie est paradoxalement répétée par ceux et celles qui devraient être les gardiens de la mémoire et les passeurs du savoir.

 

« Ceci tuera cela. », faisait dire Victor Hugo à Claude Frollo au cinquième livre de Notre-Dame de Paris. « Le livre tuera l’édifice. », traduisait-il dans une mémorable métonymie. « L’imprimerie tuera l’architecture. », concluait-il afin d’être bien compris. Tout s’était échafaudé sur des pierres parce que le papier – on l’a vu de Séville à Mexico en passant par l’Ontario – était plus facile à brûler. Du moins le croyait-on, jusqu’à ce que Notre-Dame elle-même et que les réseaux sociaux s’enflamment.

 

Puis, on est passé de l’écrit à l’écran. « Ceci a tué cela. » Le grand, d’abord, le petit, ensuite, le mini, enfin, qui nous conditionna, pour voir le monde, à nous recroqueviller sur nous-mêmes « tous contraints et amoncelés en nous [...] la vue à la longueur de notre nez », comme écrivait déjà Montaigne. On pouvait le fourrer partout, les deux doigts dedans, sans avoir à le mettre dehors. On pouvait visiter le chevet des cathédrales depuis le confort du nôtre. On pouvait multiplier les captures en s’empêtrant dans la toile.

 

Godard disait : « Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse. » Et ensuite...? On s’abaisse...? On se courbe...? On s’incline...? On s’étale...? On se répand...? Le texto tua le texte. « Ceci tua cela. » C’était aller un peu trop vite en affaires et omettre la suite de l’Évangile selon Jean-Luc : « Le cinéma fabrique des souvenirs, alors que la télévision fabrique de l’oubli. »

 

L’embarras que cette scène expose au grand jour – outre la trop grande colère (sans doute pour des raisons dramatiques) du prof et la trop petite taille (sans doute pour des raisons économiques) du groupe –, c’est la piètre mémoire dont les « vieux » semblent victimes en accusant les « jeunes » de ce dont ils furent eux-mêmes accusés par les « vieux » quand eux-mêmes étaient « jeunes » : être des illettrés, des ignares, des épais, des moins que rien.

 

Rappelons-le-nous. Dans les années 1980, une génération fut foutue! Vint Musique plus et ses vidéoclips du démon. Une génération damnée, une génération sacrifiée, une génération crucifiée, une génération X, tout juste capable d’en tracer, sans penser, dans les cases proposant les choix de réponses qui les empêchaient de la développer. Elle réfléchissait par flash...! Elle renvoyait les images...! Elle répétait les clichés...!

 

Nous étions la génération de l’« idiot-visuel ». Les « enfants de la télé ». Des « fils de pub ». Zap...! Zap...! Zap...! Bam...! Zap...! Vlan...! Zap...! Boum...! Zap...! C’est à n’y rien comprendre...! Ils ne lisent plus que les images et ils écrivent au son. Les sons tuèrent les sens (ou l’essence). Vroum...! Pow...! Pow...! Ils ne cherchent même plus leurs mots...! Plus rien ne raisonne...! Ni ne résonne...! Ils ont perdu leurs repères...! Ou leurs repaires...! Pif...! Paf...! Pouf...! Même les plus saints d’esprit sont privés de syntaxe. Ça parataxe sans arrêt...! Ça aposiopèse sans répit...! Ça anacoluthe à l’envi...! Ça solécise à tire-larigot...! Ça barbarise gros-jean comme devant...! Ça anglicise à qui mieux-mieux...! Ça néologise sans le savoir...! Ça homophonise à leur insu...! Ça ne tient plus la route...! Ça part en couille et en cavale...! Ça cavalcade...! Ça escapade...! Ça rétrograde...! C’est la débandade...! Ça se déglingue...! Ça dérape...! Ça déraille...! Ça délire...! Ça dévie...! Ça fonce droit dans un mur...! Celui de la honte...! Et des lamentations...!

 

Et certains devinrent enseignants.

 

Les « X » s’en prirent aux « Y » puis aux « Z » qu’ils accusèrent de se prendre pour l’Oméga et les enjoignirent à aller se faire voir – parce qu’ils n’en avaient jamais entendu parler (pas plus qu’eux d’ailleurs) – chez les Grecs. Ils incriminèrent ceux qui réduisaient les lettres à de vulgaires variables dans une élémentaire équation algébrique de ne plus savoir écrire. Ils condamnèrent ceux qui s’étaient pourtant rendus au bout de l’alphabet de ne plus savoir lire.

 

« Les jeunes ne connaissent rien! » Comme si, au même âge, ça connaissait tout. Mais qu’avions-nous lu? Que savions-nous? Que connaissions-nous? Comme s’ils avaient oublié qu’ils se sont rendus là parce que des profs leur avaient décloisonné l’esprit de la belle manière. Et qu’il ne tenait qu’à eux, maintenant, de s’atteler à la tâche. Bande de lâches!

 

* * *

 

Si demain, vous vous retrouvez couché sur une table pour subir une opération à cœur ouvert, le gars ou la fille qui tient le bistouri tient aussi votre vie dans ses mains. Une faute d’inattention et c’en est fait de vous...! Une maladresse, une gaucherie, un hoquet et couac...! Vous lui faites confiance. Un prof, c’est pareil! Il tient littéralement la vie de ses étudiants et de ses étudiantes entre ses mains. Il devrait se le remémorer, se le rappeler, se le redire, se le répéter, chaque fois qu’il entrera en classe à reculons pour éviter qu’ils n’en sortent les pieds devant.

 

Jean-Marc Limoges

Enseignant au cégep

M. A. Études françaises (U. de Montréal)

Ph. D. Littérature et arts de la scène et de l’écran (U. Laval)

Auteur de Victor et moi : enseigner pour se venger (éd. du Boréal)

 

Image: © Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Commons


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