Au Québec, la fin de l’année 2021 aura marqué les 25 ans d’existence de la Loi sur l’équité salariale, qualifiée d’avant-gardiste lors de son adoption unanime par l’Assemblée nationale, le 21 novembre 1996. Comme le précise son premier article, cette législation a pour objet de corriger, au sein de chaque entreprise comptant minimalement dix salariés, « les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe ». En m’appuyant sur de nombreuses observations empiriques[i], je soulève dans ce texte quelques problèmes dans l’application de cette loi, tout en expliquant pourquoi des écarts de rémunération entre hommes et femmes perdurent plus de deux décennies après son entrée en vigueur.
Au Québec comme au Canada, le droit à l’égalité est inscrit dans les Chartes des droits de la personne. Ainsi, en vertu de l’article 19 de la Charte québécoise adoptée en 1975, « Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit ». Or, en pratique, il s’est avéré que le recours à l’article 19 ne permettait pas de corriger la sous-rémunération des emplois traditionnellement féminins, obligeant les femmes à déposer des plaintes et à faire la preuve qu’elles sont victimes de discrimination salariale. D’où la nécessité d’une législation « proactive » qui reconnaît d’entrée de jeu que la discrimination sexiste est « systémique » puisqu’il s’agit de pratiques institutionnalisées en apparence neutres mais ayant des effets préjudiciables sur l’ensemble des salariées.
Le principal mérite de cette législation proactive est de libérer les femmes du « fardeau de la preuve », les employeurs ayant l’obligation de prendre des mesures afin de respecter l’équité salariale. En procédant à une évaluation comparative des emplois, les employeurs doivent en effet démontrer que les catégories d’emplois à prédominance féminine reçoivent une rémunération égale aux catégories à prédominance masculine, dans la mesure où le travail réalisé est considéré d’égale valeur. Sinon, des correctifs doivent être effectués.
La Loi sur l’équité salariale est une mesure ambitieuse, entre autres parce que son application a été confiée à l’entreprise, soit le lieu où s’actualise la discrimination salariale à l’égard de la main-d’œuvre féminine. On sait que les emplois majoritairement occupés par des hommes et ceux qui regroupent surtout une main-d’œuvre féminine relèvent, pour la plupart, de différentes catégories d’emplois. Or, ces catégories d’emplois font appel à une logique distincte aux fins de l’établissement des taux de rémunération. En ce sens, on ne s’étonne pas que la Loi sur l’équité salariale ait été mal accueillie par bon nombre d’employeurs. Le caractère proactif de la loi a d’ailleurs été fortement critiqué par les associations patronales. À leur avis, il s’agissait d’une mesure coercitive qui entravait la liberté entrepreneuriale et qui ne convenait pas à la réalité organisationnelle de la majorité des entreprises québécoises.
En témoigne d’ailleurs la résistance offerte par les dirigeants des grandes entreprises, incluant le Gouvernement du Québec et Desjardins, les deux principaux employeurs des femmes au Québec. Ces derniers ont en effet rechigné pendant plusieurs années à établir l’équité salariale sous prétexte qu’ils avaient déjà réalisé cet exercice d’évaluation des emplois dans leur entreprise. Il faudra attendre le jugement rendu par la Juge Carole Julien de la Cour supérieure en 2004, à la suite d’une plainte déposée par des syndicats du secteur public, pour voir enfin les employeurs de grandes entreprises s’engager dans l’implantation de programmes d’équité salariale. Ajoutons que la résistance patronale fut aussi observable à l’étape de l’évaluation du maintien de l’équité, requise à tous les cinq ans depuis les amendements apportés à la loi en 2009 ; et cela, malgré la grande marge de manœuvre laissée aux employeurs lors de cette opération. Le débat à ce sujet porte surtout sur le caractère rétroactif des ajustements salariaux déterminés à la suite de l’évaluation du maintien de l’équité et sur les modalités de paiement de ces ajustements.
De manière générale, l’application de la loi, supervisée par une Commission de l’équité salariale, s’est avérée plus lente que prévu et très variable selon les contextes organisationnels et la dynamique des acteurs en présence. Ainsi, dans la plupart des petites entreprises (entre 10 et 49 salariés), l’exercice initial d’équité a été complété à la suite des amendements de 2009. De plus, dans la majorité des cas, cet exercice a été réalisé sans participation du personnel, celle-ci n’étant pas requise dans les entreprises de moins de 100 salariés, sauf si un syndicat présent dans l’entreprise en fait expressément la demande. Par ailleurs, des difficultés particulières ont été rencontrées dans les quelque 30 000 petites entreprises dont la main-d’œuvre est exclusivement féminine. En l’absence de comparateurs masculins au sein de l’entreprise, il devient en effet impossible de compléter l’exercice d’équité requis par la loi. Or, plutôt que de permettre une comparaison avec des emplois d’autres entreprises du même secteur, le Règlement préparé tardivement par la Commission de l’équité salariale prévoit la définition de catégories masculines « virtuelles » aux fins de la comparaison requise, entraînant ainsi un important retard dans la réalisation des exercices d’équité et le versement des ajustements salariaux.
Les Centres de la petite enfance (CPE) illustrent bien cette problématique particulière. Regroupant plus de la moitié des salariées concernées par cette question, on sait que les CPE font partie d’un vaste réseau associé au secteur de l’éducation, en raison de sa mission, et dont le gouvernement québécois est le principal bailleur de fonds. Or, au regard de la loi, les CPE ont été définis comme des entreprises distinctes, considérant qu’ils ne constituent pas un bloc suffisamment homogène du point de vue des relations et des conditions de travail. De plus, contrairement à l’ensemble des personnes salariées dans les entreprises retardataires, qui bénéficiaient d’une rétroactivité, les salariées des CPE ayant droit à des ajustements salariaux n’ont pas obtenu une telle rétroactivité. Des syndicats ont fait valoir que le délai était discriminatoire vis-à-vis des femmes en cause, d’abord en Cour supérieure, puis en Cour d’Appel et, enfin, en Cour suprême. Cette dernière instance a estimé qu’il n’y avait pas eu violation des droits des femmes à l’égalité, la distinction n’étant pas fondée sur le sexe, mais bien sur la situation unique dans laquelle se trouvaient ces femmes.
Par ailleurs, il faut mentionner les incidences négatives de différentes exceptions et dérogations introduites dans l’énoncé législatif, notamment l’exclusion de certains emplois traditionnellement masculins, tels ceux de pompier, policier et de cadre supérieur. Mais, en parlant d’exceptions, je pense surtout à la possibilité d’établir, à la demande d’un syndicat présent dans l’entreprise, un programme d’équité « distinct » s’adressant à certains groupes de salariés, plutôt qu’un programme « général » visant l’ensemble du personnel de l’entreprise, comme le prévoit prioritairement la loi. C’est le régime décentralisé des relations de travail, prévalant tant au Québec qu’au Canada, qui se trouve ici mis en cause.
En effet, à la différence de syndicats du secteur public québécois qui disposent d’une politique salariale commune et ont l’habitude de mener des actions concertées, plusieurs syndicats du secteur privé se trouvent d’entrée de jeu divisés, voire en concurrence en ce qui a trait à la négociation de la rémunération en raison de la présence de différentes accréditations syndicales au sein d’une même entreprise. Cette situation peut rendre difficile, voire impossible la réalisation d’une démarche intersyndicale aux fins de l’équité salariale. Or, en permettant à des syndicats, notamment ceux regroupant majoritairement ou exclusivement une main-d’œuvre masculine, d’établir un programme « distinct », la comparaison requise aux fins de l’équité salariale se trouve ainsi réduite, voire compromise. Sans oublier que ces « programmes distincts » permettent le maintien de plusieurs structures salariales au sein d’une même entreprise, lesquelles s’appuient sur des logiques et des modalités différentes. À titre d’exemple, dans une entreprise manufacturière regroupant quelques centaines de salariés, le programme d’équité a dû se limiter au personnel administratif non-syndiqué et majoritairement féminin, à la suite d’une demande d’un « programme distinct » de la part du syndicat représentant les employés de la production. Et cela, même si aucune comparaison entre les catégories d’emplois à prédominance féminine et masculine n’avait pu y être effectuée préalablement, puisque le syndicat regroupait exclusivement des hommes. Il va sans dire que les ajustements salariaux ont été plutôt limités pour le personnel administratif étant donné le nombre réduit de comparateurs masculins et surtout, sans possibilité de comparer les catégories d’emplois d’un groupe largement féminisé avec celles d’un groupe essentiellement masculin.
Malgré son caractère éthique, puisqu’elle concerne le droit fondamental à l’égalité, la Loi sur l’équité salariale n’a donc pas toujours préséance sur la convention collective et la négociation de la rémunération. Force est d’admettre qu’il est difficile pour l’acteur syndical de faire abstraction de son rôle et de ses pratiques, d’autant que ces pratiques sont institutionnalisées depuis bon nombre d’années. J’ai toutefois observé que la présence d’un syndicat dans l’entreprise favorisait une plus grande transparence dans les démarches d’équité et donnait lieu à davantage d’ajustements salariaux. C’est le cas notamment du secteur parapublic, qui regroupe le personnel syndiqué dans les cégeps, des commissions scolaires, ainsi que dans les établissements du secteur de la santé et des services sociaux, et qui constitue pour une bonne part un « monde de femmes ». Contrairement au secteur privé, où l’exercice d’équité salariale a souvent été effectué sous le sceau du secret, en particulier dans les petites entreprises non syndiquées, l’implication des salariés et des syndicats du secteur parapublic a été très active tout au long de la démarche. D’où le nombre élevé d’ajustements salariaux accordés au personnel des catégories d’emplois à prédominance féminine. Et ce, malgré les nombreuses tergiversations de l’État-Employeur qui a même décrété un gel salarial pour l’ensemble du personnel syndiqué avant de passer à l’étape de la définition et du versement des ajustements salariaux. Ce sont les infirmières, infirmières auxiliaires et techniciennes qui ont obtenu les ajustements les plus élevés. Mentionnons également que c’est le groupe des employées de bureau qui a bénéficié du plus grand nombre d’ajustements salariaux lors de l’implantation de l’équité salariale et ce, tant dans le secteur privé que public.
Depuis le début des années 2000, on observe une augmentation plus rapide du salaire-horaire des femmes. En l’absence de données probantes sur les résultats des exercices d’équité salariale dans les entreprises, il n’est toutefois pas possible de préciser dans quelle mesure la mise en œuvre de la Loi sur l’équité salariale a contribué à cette avancée d’autant qu’on note également chez les femmes une hausse de scolarité. Mais on peut sans doute affirmer que dans les entreprises où un programme général d’équité salariale a été dûment complété, la hiérarchie salariale devient plus juste, les écarts salariaux étant davantage tributaires de la valeur relative des emplois que du marché ou des préjugés à l’égard du travail des femmes. La Loi sur l’équité salariale favorise aussi une approche collective donnant lieu à des ajustements salariaux dans des délais plus courts que ne le permettait l’article 19 de la Charte québécoise. Ces ajustements accordés à plusieurs catégories d’emplois à prédominance féminine dans divers milieux de travail, notamment dans le secteur public, démontrent d’ailleurs la nécessité d’une loi proactive afin de corriger la discrimination salariale à l’égard des femmes au sein des milieux de travail.
Néanmoins, les récentes données statistiques indiquent le maintien d’écarts de rémunération en faveur des hommes[ii].Ainsi, en moyenne, un homme sans diplôme d’études secondaires gagne davantage qu’une femme titulaire d’un diplôme d’études collégiales et une diplômée universitaire gagne à peine plus qu’un diplômé du collégial. Les femmes qui occupent un poste de gestion ont également un salaire horaire moyen inférieur à celui des hommes qui occupent ces mêmes postes. De manière générale et en dépit d’une hausse de leur scolarisation, les femmes bénéficient d’une rémunération plus faible que celle des hommes.
Fait à souligner, les écarts salariaux en faveur des hommes sont plus prononcés dans les emplois du secteur privé, en particulier dans les petites entreprises (moins de 20 salariés). Ajoutons que les femmes sont plus nombreuses dans les catégories à faible revenu alors que les hommes se retrouvent davantage dans les tranches de revenu les plus élevées. Quant aux personnes rémunérées au salaire minimum, qui sont en majorité des femmes, leur nombre s’est accru ces dernières années.
Malgré la Loi sur l’équité salariale, la discrimination systémique à l’égard des femmes tend donc à se maintenir en raison d’une division sexuée toujours à l’œuvre, qui impose une séparation et une hiérarchisation entre le travail des hommes et celui des femmes. Sur le marché de l’emploi, on parle de ségrégation « verticale » et « horizontale ». D’une part, les femmes sont surreprésentées aux niveaux inférieurs de la hiérarchie salariale tout en n’ayant peu accès aux postes les mieux rémunérés. D’autre part, les femmes demeurent concentrées dans certains secteurs d’activité (soins et autres professions du domaine de la santé, éducation, restauration et hôtellerie), alors que d’autres secteurs sont plutôt investis majoritairement par les hommes (métiers de la construction, transport et entreposage, agriculture et exploitation des ressources naturelles)[iii]. Or, les secteurs d’emploi à prédominance féminine ne jouissent pas d’un statut équivalent aux secteurs à prédominance masculine. Les compétences de la main-d’œuvre n’y sont pas valorisées et rémunérées selon les mêmes paramètres, ce qui maintient des inégalités de rémunération entre hommes et femmes sur le marché du travail.
Ainsi, même si la Loi sur l’équité salariale reconnaît le caractère systémique de la discrimination sexiste, sa portée demeure restreinte dans la mesure où les correctifs apportés se limitent à l’entreprise. Sans parler des grilles d’évaluation des emplois utilisées qui s’avèrent très variables selon les milieux de travail. Telle qu’elle est appliquée jusqu’à présent, les effets de la Loi sur l’équité salariale semblent donc décevants au regard d’une meilleure justice sociale entre les sexes puisqu’un volet important de la discrimination systémique à l’égard des femmes est ignoré.
Au-delà d’une approche dite proactive, la loi ne s’intéresse pas aux écarts salariaux entre hommes et femmes relevant du secteur d’activité ou de la taille de l’entreprise, ces inégalités étant permises dans notre système d’emploi décentralisé et cela, même lorsqu’il s’agit du même emploi ou du même groupe professionnel. Les exercices d’équité réalisés dans les entreprises en vertu de la loi ont pu donner lieu à des ajustements à l’égard des femmes salariées aux différents niveaux de la structure de rémunération d’une entreprise, mais elle n’a pas vraiment remis en question la hiérarchie sexuée. Cette hiérarchie se trouve d’ailleurs traduite dans la Classification nationale des professions, qui règlemente le monde du travail tant au Québec que dans l’ensemble du Canada. Il ne faut pas oublier qu’en adoptant la Loi sur l’équité salariale en 1996, le Québec prenait exemple sur d’autres provinces, en particulier l’Ontario, qui avait adopté une loi similaire dès 1987. Quant au gouvernement du Canada, une loi sur l’équité salariale, s’adressant aux travailleurs sous règlementation fédérale, est entrée en vigueur en août 2021.
Au-delà des ajustements salariaux accordés à de nombreuses femmes salariées, force est de constater que nous sommes encore loin de l’égalité professionnelle des femmes, qui suppose une parité de participation et de statut avec les hommes dans l’ensemble du marché de l’emploi. Comme l’ont démontré certaines études récentes[iv], si l’on souhaite véritablement rétablir l’égalité dans un monde du travail ségrégué selon le sexe, il importe d’élargir les comparaisons des catégories d’emplois entre des entreprises à prédominance féminine et d’autres à prédominance masculine, afin d’éclairer l’ensemble de la discrimination salariale à l’égard des femmes en emploi. Ainsi, dans le secteur public, on peut penser que les ajustements salariaux auraient été plus importants si une comparaison avait pu être effectuée entre le secteur parapublic, très féminisé et la fonction publique où les hommes sont davantage présents. Le Conseil du Trésor est d’ailleurs l’employeur dans les deux cas.
Il faudrait aussi élargir le nombre d’entreprises assujetties à la loi en y ajoutant les entreprises de moins de dix salariés. En excluant ces petites entreprises, on oblige les femmes qui y travaillent, pour la plupart faiblement rémunérées et non syndiquées, à devoir déposer une plainte lorsqu’elles s’estiment discriminées sur le plan salarial. Contrairement aux prétentions de certaines associations patronales, la réalisation d’un exercice d’équité salariale s’avère possible malgré le nombre limité de personnes salariées dans une entreprise, à la condition de disposer d’un accompagnement adéquat de la part de la Commission d’équité salariale.
Par ailleurs, la participation des personnes salariées aux exercices d’équité salariale devrait être requise dans l’ensemble des entreprises assujetties à la loi, sans égard à leur taille. Les effets bénéfiques de cette participation ont été démontrés en ce qui a trait à l’objectivité et à la légitimité de l’exercice d’équité.
Enfin, pourquoi ne pas compléter les mesures d’équité salariale établies dans le cadre de la loi québécoise par une hausse substantielle du salaire minimum, comme le réclament les groupes féministes et les organisations syndicales depuis de nombreuses années ? Dans la mesure où le salaire minimum légal se situe sous le seuil de pauvreté établi au Québec et au Canada, une telle hausse permettrait aux nombreuses femmes qui occupent des emplois rémunérés au salaire minimum d’améliorer leurs conditions de vie. Sans se référer à la démarche préconisée dans la Loi sur l’équité salariale, qui met l’accent sur la correction de la discrimination dans l’entreprise, une augmentation substantielle du salaire minimum contribuerait néanmoins à la réduction des inégalités salariales entre hommes et femmes. N’est-ce pas ce qui est souhaité ultimement par une législation sur l’équité salariale ?
Consultante en équité salariale
[i] Boivin, L. (2015). L’application de la Loi québécoise sur l’équité salariale, le respect d’un droit fondamental confié à l’entreprise. Observations empiriques et réflexion critique. Thèse doctorale en science politique, UQAM.
[ii] Conseil du statut de la femme (2020) Portrait des Québécoises. Édition 2020. Femmes et économie, p. 24-27 ; Institut de la statistique du Québec (2021). Voir aussi : Annuaire québécois des statistiques du travail. Vol. 17, Portrait des principaux indicateurs du marché et des conditions de travail, 2010-2020.
Il est à noter que les écarts salariaux en faveur des hommes sont plus importants chez les personnes issues de l’immigration.