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Heureuse condition

Un texte de Aïcha Van Dun
Thèmes : Amour, Famille, Femmes
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

Juin 1985. Je termine ma sixième année. J’ai onze ans, presque douze. Autour de moi, les femmes s’affairent. Après avoir mené de déterminantes luttes pour accéder aux études supérieures, à la contraception et au marché du travail, elles font moins d’enfants, encouragent le partage des responsabilités parentales au sein de leur couple et se réjouissent des nouvelles cordes à leur arc. Au fil des ans, elles sont devenues des citoyennes à part entière et ont gagné la reconnaissance des hommes de leur vie.

À tes côtés, papa semble aussi fier que nous, tes trois filles. Tu as quarante-trois ans et tu rayonnes dans un poste d’animatrice de pastorale à la polyvalente Paul-Arseneau où vous œuvrez tous les deux. L’après-midi, après l’école, je me rends souvent à pied à ton bureau. Ta porte est toujours ouverte, ton sourire se fait accueillant et j’aime que tu t’informes de ma journée tout en mettant un peu d’ordre dans ton local en prévision de tes animations du lendemain.

Ces instants où ton attention est tournée vers moi me sont précieux et j’en profite pour te confier mes joies et mes petits tracas. Un après-midi, pourtant, je me fais silencieuse. Curieuse, tu m’interroges, mais tu n’insistes pas. Il t’apparaît sans doute naturel qu’au sortir de l’enfance, une jeune fille développe un nouvel espace intérieur. Ce jour-là, j’ai effectivement besoin de garder mes émotions secrètes. Et à notre retour à la maison, c’est dans un cahier que je note mes premiers émois amoureux :


Cher journal,

C. est un gars extraordinaire. Pas tellement beau, mais super intelligent. C’est difficile à dire, mais je crois que je l’aime. Tu me trouves peut-être un peu jeune pour aimer, mais je l’aime vraiment! Et quand on aime, on est prête à tout pour lui.

J’ai dansé un « slow » avec lui et il danse super bien. Colé dans ses bras, je me sens toute petite, inocente, inférieur et aimer.

Aïcha, 11 ans

P.S. Je n’ai encore embrasé personne mais ça viendra.


Toute petite, inférieure et aimée? Mais d’où me vient ce sentiment d’infériorité? Je connais à peine ce garçon qui fait battre mon cœur de fillette. M’a-t-il seulement adressé quelques mots en dansant? Je n’en ai pas souvenir. Sur la photo de lui que j’ai collée dans mon cahier, il a l’air d’un petit sportif semblable aux autres garçons de son âge. Alors comment expliquer que je sois « prête à tout » pour lui plaire avant même d’avoir véritablement fait connaissance? Et surtout, pourquoi cette distorsion de ma part: lui, « super intelligent » et moi, « inocente »? Pour la comprendre, il me faut revenir à toi, maman.

En 1985, je suis encore une enfant. J’ai une vague idée de ton remarquable parcours depuis ta naissance dans une famille nombreuse du petit village de St-Gérard-de-Berry, en Abitibi, jusqu’à Bruxelles où tu as fait des études supérieures. Je ne suis pas encore consciente de la détermination et des efforts que tu as déployés pour t’instruire et t’extirper de la pauvreté. Néanmoins, j’admire déjà ma maman. 

Au travail, je te vois initier des projets d’envergure, je te vois prendre la parole en public, je te vois gérer des groupes difficiles. Je vois une femme indépendante et affirmée qui défend les droits humains et combat l’exclusion sociale sous toutes ses formes. Ton travail de sensibilisation auprès des adolescents te vaut l’estime de tes collègues, y compris de papa, admiratif lui aussi.    

Et à la maison? À la maison, c’est différent. Je vois une femme tout aussi généreuse, mais plus effacée. Tu te dévoues à ton mari et à tes filles. Tu oublies tes besoins pour mieux nous servir. Et malgré ta nouvelle indépendance financière, tu n’oses rien dépenser sans consulter d’abord papa. Chez nous, la dynamique familiale a le mérite d’être claire : papa dirige et tu secondes. Portés par un même idéal d’engagement social, vous rayonnez dans toutes sortes d’activités éducatives. Vous avez du plaisir à travailler ensemble, nous éduquer vous rend visiblement heureux, et je sens que vous vous aimez profondément. Mais dès qu’un désaccord surgit entre vous, tu cèdes pour éviter un conflit. Quand l’autorité de papa éclate, tu sembles aussi impressionnée que nous. Et lorsqu’il se met en colère - heureusement pas si souvent – tu te fais petite. Tu ne pleures pas, tu ne te plains jamais de rien ; tu t’es donné pour mission de nous rendre heureux.

Une dizaine d’années plus tard, étudiante à McGill, je dirai à Yvon Rivard, mon directeur de maîtrise, que de toute mon enfance, je ne t’ai jamais vue en colère. Pas une seule fois. Yvon s’en étonne, n’y croit pas trop, attise ma curiosité en me prescrivant des lectures dont nous discutons ensuite. Il m’enseigne que la colère se manifeste de toutes sortes de façons et par toutes sortes de gestes : « Observe, Aïcha... Est-ce qu’une femme en colère est forcément une femme qui s’emporte? »  

Au contact de la littérature, mon regard sur le monde se transforme, s’affine. J’apprends à voir. À te voir, maman. Et à t’observer ainsi tendrement, j’en viens à remarquer qu’à table, lorsque le climat est tendu entre papa et toi, tu déplaces puis replaces légèrement les objets à ta portée : ustensiles, verre, salière, tasse de café. Autour de ton assiette, tout y passe. Alors seulement, je comprends. Te découvre. Te revois dans les années 80 de mon enfance. Tout à coup tu es là, devant nous, tes filles, et devant papa. Papa est fâché. Il bouille, éclate, élève la voix, nous donne sa colère en spectacle. Face à lui, j’aimerais que tu te lèves, te tiennes, que tu réagisses. J’aimerais découvrir ton point de vue à toi, mais tu ne dis mot et encaisses. Tes mains s’agitent. Tes mains, elles, parlent. Tes mains font des allers et retours discrets, nerveux, mais toi, maman, tu te tais. Comme nous, tu attends que l’orage passe.

Conviendras-tu, maman, que dans ta vie privée, tout occupée que tu étais à préserver l’harmonie familiale, à éviter de potentiels conflits conjugaux, tu n’étais pas ce qu’on appelle une femme émancipée? En ce sens, faut-il nous surprendre que je me sois sentie toute petite, à 11 ans, dans les bras du sexe opposé?

À la lumière de ces souvenirs, je m’interroge. Dans quelle mesure étais-tu donc, en 1985, à l’image des femmes de ta génération? Voilà une question à laquelle je ne saurais très bien répondre. Mais une chose est claire : quand mes sœurs et moi étions jeunes, tu étais, comme de nombreuses Québécoises de l’époque, ravie de faire carrière à l’extérieur de la maison. Tu te rendais au travail le pas léger, tu semblais éprouver un réel plaisir dans tes tâches de professionnelle de l’enseignement. Et comme la plupart des femmes de ta génération, tu te chargeais en plus, une fois de retour à la maison, des soins à tes enfants et de pratiquement toutes les corvées domestiques : planification et préparation des repas, vaisselle, lessive, rangement, etc. Au final, toutes ces responsabilités te laissaient peu de temps à toi. Des loisirs, du repos, tu en as toujours eu moins que nous.

Paradoxalement, en dépit de cette triple tâche qui faisait peser les corvées lourdement de ton bord, tu ne criais jamais à l’injustice et tu ne paraissais pas épuisée. Globalement, ta vie durant, tu m’as toujours semblé heureuse de ta condition. D’où te venait cette satisfaction, maman? Comment expliquer le contentement qui t’a habitée, toutes ces années, et qui aujourd’hui t’amène à dire « Je ne suis pas malheureuse. » ? Est-ce en comparant tes conditions de vie à celles de Marie-Anne, ta propre mère, ou à celles de tes sœurs aînées que tu as pu t’accommoder si aisément des aléas de ta propre vie?

Suffit-il d’avoir connu la honte d’une situation familiale précaire, d’avoir grandi à l’ombre de quatorze frères et sœurs, suffit-il d’émerger de son milieu social, comme on dit, pour échapper aux incessants désirs qui trop souvent nous tiraillent et nous minent? Ou est-ce tout autre chose qui m’échappe?

Tu sais maman, il m’arrive de me demander si nous mesurons bien, collectivement je veux dire, les extraordinaires, les inimaginables gains que tes semblables et toi avez faits en l’espace d’une seule génération. En ce mardi 8 mars, la question m’habite plus spécialement.    

De ma génération à la tienne,

je t’aime.

 

 

Aïcha Van Dun
Professeure de littérature au Cégep régional de Lanaudière à L'Assomption
M.A  en études françaises et québécoises (Université McGill) 
Auteure du livre Des racines et des ailes aux Éditions Midi trente.
 

Image: Frans Van Dun, Aïcha et sa mère, enlacées.


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