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Le dos large du « racisme systémique »: discrimination, écarts et causalité

Un texte de Yannick Lacroix
Thèmes : Racisme systémique, Société
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

            Une double pétition de principe traverse le discours sur le « racisme systémique ». Selon la première, les écarts statistiques entre les groupes ethnoraciaux démontreraient par eux-mêmes l’action de la discrimination raciale. Les inégalités ethnoraciales ne pouvant, de ce point de vue, avoir d’autres causes qu’une forme ou une autre de discrimination (« directe », « indirecte » ou « systémique »), le simple fait de les constater suffirait à établir l’existence de cette dernière. Comme l’affirment les commissaires de l’Office de Consultation Publique de la ville de Montréal (OCPM) dans leur Rapport sur la discrimination et le racisme systémiques dans les compétences de la ville de Montréal, « le calcul des écarts entre groupes majoritaires et minoritaires relativement aux conditions de vie, à l’accès au système d’emploi, aux services municipaux et au traitement reçu par le personnel des services municipaux, est un outil objectif de mesure des effets de la discrimination[1]. » On ne conçoit pas, semble-t-il, que des inégalités entre groupes puissent être causées par autre chose que la discrimination[2].

            La deuxième pétition de principe pousse le bouchon plus loin : la discrimination raciale serait nécessairement une manifestation du racisme. « Notons », écrit par exemple la Commission des Droits de la Personne et de la Jeunesse (CDPDJ), « que le terme « discrimination raciale » (ou discrimination fondée sur la « race », la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion) est plutôt utilisé pour désigner une des manifestations du racisme qu’est la discrimination[3]. » La discrimination raciale serait une espèce du racisme. Ce point de vue empêche, dès le stade des définitions, de penser la possibilité d’une discrimination « fondée sur la race » qui ne serait pas pour autant fondée sur des motifs racistes – mais sur des motifs probabilistes, par exemple. Un employeur qui rejette les candidatures « exotiques » peut pourtant être motivé par des raisons plus semblables à celles d’une compagnie d’assurance qui impose des primes élevées aux jeunes hommes qu’à celles des législateurs des lois Jim Crow à l’époque de la ségrégation légale aux États-Unis.

            En vertu de cette double pétition de principe, toute forme d’inégalité ou d’effet « disproportionné » entre les groupes ethnoraciaux peut désormais être déclarée « raciste » sans autre forme de procès; le racisme étant « systémique », il n’est plus nécessaire d’en faire la preuve dans les cas particuliers. Comme le disent les « théoriciens critiques de la race », il ne s’agit pas de savoir si du racisme a été produit, mais comment : la discrimination et le racisme sont présupposés a priori[4].

            Mais c’est toute la question de la causalité qui est ainsi jetée par-dessus bord, au profit d’un méta-récit qui présente la question des causes comme réglée une fois pour toutes. Parce qu’elles seraient produites par un « système » intrinsèquement raciste fondé dans une histoire colonialiste et esclavagiste, les inégalités ethnoraciales actuelles seraient elles-mêmes, à chaque fois, « racistes » par définition. Pourtant, une réflexion rationnelle sur la justice ou l’injustice d’une inégalité sociale déterminée est impossible sans une analyse causale rigoureuse; et une telle analyse ne saurait être remplacée par l’évocation de concepts englobants tels que celui de « racisme systémique » ou de « suprématie blanche ». Une inégalité est injuste si ses causes spécifiques le sont elles-mêmes; autrement, elle peut ne pas l’être et l’injustice résider, paradoxalement, dans le fait de la corriger. La chose ne peut réellement être jugée qu’au cas par cas. Le pire défaut de la théorie du racisme systémique est qu’elle tue dans l’œuf la possibilité même de mener cette réflexion[5].

            Le texte qui suit est consacré à la critique de cette double pétition de principe (écarts statistiques = discrimination / discrimination = racisme). Il ne sera pas question de nier l’existence même de la discrimination raciale et du racisme au Québec, ni leur injustice; mais de montrer que la théorie du racisme systémique, dans la mesure où elle affirme que les inégalités ethnoraciales sont nécessairement et par principe causées par la discrimination raciale et (donc) par le racisme, est fallacieuse. Le racisme systémique a, comme on dit, le « dos large »[6].

 

            I  La question de la « sous-représentation »

            Le principe « pas de fumée sans feu » utilisé par l’OCPM (écart statistique = discrimination) s’incarne en particulier dans le concept de représentativité proportionnelle, de plus en plus considéré comme un critère fiable permettant de jauger le taux de justice ou d’injustice raciales d’une institution, voire de la société dans son ensemble. La « sous-représentation » d’un groupe minoritaire dans un secteur donné, eu égard à son poids démographique, n’aurait pas d’autre explication que la discrimination. Des systèmes sociaux justes (non-discriminatoires) engendreraient nécessairement, pense-t-on, une distribution proportionnelle des groupes sociaux dans les différentes sphères de la vie sociale. Ainsi, dans le domaine du travail, le degré d’injustice raciale d’une institution quelconque se mesure facilement : il suffit de comparer le pourcentage de ses effectifs appartenant à un groupe minoritaire avec son poids démographique. S’il est inférieur, l’institution peut sur cette seule base être déclarée coupable de « racisme systémique ». C’est en vertu de ce raisonnement que l’OCPM en vient à recommander à la ville de Montréal des « solutions systémiques à un problème systémique », telles que des quotas raciaux à l’embauche – ou, comme le dit un participant aux consultations, des « normes ISO » de représentativité[7].

            Le principe de « représentativité » engendre une illusion d’optique corollaire : la discrimination présumée doit avoir lieu là où on enregistre les disparités qu’on lui attribue. Si la cause d’une disparité est nécessairement la discrimination, il semble en effet logique de présumer que cette discrimination se produit dans l’institution où l’on constate ses « effets ». Si, par exemple, il n’y a « que » 19.1% d’employés « issus de la diversité » à l’emploi de la ville de Montréal, alors que les Montréalais « issus de la diversité » comptent pour 34.2 % de sa population, on en conclut que cela est dû à des pratiques discriminatoires à la ville de Montréal. C’est là, incidemment, l’argument central de l’OCPM pour conclure à l’existence d’un racisme systémique dans les « compétences de la ville de Montréal[8] ».

            Pour illustrer ce qu’on vient de nommer une « illusion d’optique », il est tentant d’invoquer le sophisme de la fausse causalité. Quand des inégalités sont corrélées à des groupes, il faut passer en revue l’ensemble des facteurs qui apparaissent entre les deux termes que l’on cherche à relier (la disparité et le groupe). Si aucun autre facteur ne semble avoir de poids causal, il est raisonnable alors de suspecter la discrimination. Mais si d’autres facteurs corrélés surgissent rapidement à l’analyse et semblent de bons candidats en tant que causes, il devient impossible de conclure avec l’OCPM que « le calcul des écarts […] est un outil objectif de mesure des effets de la discrimination. »

            Dans le cas des effectifs de la ville de Montréal, par exemple, on tire la conclusion d’une « discrimination et d’un racisme systémique » sur la base de la quantité actuelle d’employés « issus de la diversité », mais on passe sous silence le fait que celle-ci est reliée aussi bien à des conditions passées que présentes. Le taux d’immigration très élevé dans la région de Montréal fait déjà, à lui seul, en sorte que la « diversité » n’était pas, il y a seulement vingt ans, ce qu’elle est aujourd’hui[9]. Le rapport de l’OCPM mentionne pourtant lui-même que 28.4% des embauchés en 2017 étaient « issus de la diversité », soit un taux d’embauche bien plus près du poids démographique des minorités visibles dans la ville de Montréal (34.2%). La discrimination raciale à l’embauche (présumée) à la ville de Montréal ne peut donc pas être platement mesurée sur la base du  seul écart entre 19.1% (d’employés issus des minorités visibles) et 34.2% (de Montréalais issus des mêmes minorités) ; il serait déjà plus pertinent de prendre en considération l’écart (actuel) entre 28.4% et 34.2%. Il y aurait encore une légère différence observable entre les deux taux, mais le progrès en la matière serait lui aussi indéniable : en 2007, il y avait 12.3% de personnes appartenant à des minorités visibles à l’emploi de la ville, mais 19.1% en 2020, soit une augmentation de 55% en 13 ans.

            Toute une série de questions cruciales sont ainsi oblitérées par l’hypothèse exclusive de la discrimination retenue par l’OCPM. Quels sont, par exemple, les taux d’activité et les taux de disponibilité des différents groupes ethnoraciaux de la ville de Montréal ? Pas un mot à ce sujet. Les bassins de candidats qualifiés et les demandes d’emploi qu’ils font réellement à la ville, sont-ils proportionnels aux poids démographiques des différents groupes ? Y a-t-il des différences d’âge entre les groupes ethnoraciaux sur- et sous-représentés dans un secteur donné ? Ainsi, les Blancs sont souvent surreprésentés, et les minorités visibles sous-représentées au sommet des hiérarchies, dans les postes de hautes responsabilités. Le rapport de l’OCPM fait état de plusieurs doléances à l’égard du fait qu’il y ait trop peu de cadres « issus de la diversité » à la ville de Montréal. La discrimination raciale en est-elle l’explication ? Possiblement. Mais on peut aussi considérer  d’autres facteurs : en premier lieu, un employé ne se hisse généralement à un poste impliquant de hautes responsabilités qu’après un certain nombre d’années d’expérience, ce qui fait en sorte que l’accès à ces postes est aussi corrélé avec l’âge ; en second lieu, l’âge médian des personnes appartenant à des groupes ethnoraciaux diffère parfois fortement : au Canada, il est de 40.7 ans pour les Blancs, mais, par exemple, de seulement 29.6 ans pour les Noirs[10]. Si l’on prend ce dernier point en considération, ce serait donc plutôt de retrouver la même « représentativité proportionnelle » de Noirs que de Blancs aux postes de cadres qui devrait être tenu pour étonnant.

            La distribution actuelle des groupes ethnoraciaux dans les différents domaines d’emploi résulte de plusieurs facteurs, dont la discrimination raciale fait certainement partie, mais aussi le développement continu de réalités démographiques n’ayant aucun rapport avec la discrimination, tel que l’âge médian. Si la proportion de Noirs – pour s’en tenir à cet exemple – aux postes de direction n’est pas égale à leur poids démographique actuel, c’est (aussi) parce que celui-ci est en croissance constante et parce qu’ils sont en moyenne plus jeunes que les Blancs. La distribution des postes découle en bonne partie d’un décalage entre la réalité démographique actuelle et l’état antérieur du marché de l’emploi, duquel cette distribution tire son origine. Il est mathématique que les Blancs, dont un grand nombre est né dans une ville bien plus homogène qu’aujourd’hui (sur le plan ethnoracial) soient, là encore en moyenne, en tant que groupe, mieux ancrés, mieux payés et plus puissants dans des emplois qu’ils occupent depuis plus longtemps. Cette situation, remarquons-le d’ailleurs, est transitoire. La composition interne des institutions de la ville de Montréal, dans le cadre desquelles les carrières peuvent durer quelques 35 ans, évolue moins rapidement que le portrait démographique de la ville : mais elle évolue. Ce décalage engendre des problèmes, des malaises et peut-être de réelles injustices, mais il est dans tous les cas simpliste de rabattre toute cette situation sur la seule discrimination.

            La « représentativité » ne mesure pas correctement la discrimination  au sein d’une institution. Elle ne devrait pas non plus servir de critère pour la justice distributive. Cette dernière n’exige pas que les groupes soient proportionnellement représentés dans les diverses sphères de la société, parce que leur dispersion répond à un ensemble de causes très – trop – complexes : elle exige que les individus soient traités équitablement. Parce que la démographie de la société québécoise change à un rythme très rapide, on ne peut de toute façon pas s’attendre à une « représentativité proportionnelle ». Cela est un effet de l’immigration elle-même[11].

 

            II – Facteurs internes et « racisme culturel »

            Deux principaux ordres de causalité peuvent affecter les inégalités entre les groupes : les causes internes (au groupe) et les causes externes. Parmi les premières – et étant entendu qu’aucun facteur génétique ne peut servir ici d’explication –, on peut placer les traits culturels, les valeurs, les choix et les motivations. Particulièrement dans une société multiculturelle au taux d’immigration élevé, ceux-ci peuvent différer significativement d’un groupe à un autre et ils peuvent être reliés aux disparités socio-économiques. Mais celui qui s’aventurerait aujourd’hui à explorer la face interne de la causalité s’exposerait aussitôt à de graves accusations de « racisme culturel » et de « victim blaming ». D’un côté, la « diversité » est valorisée mais de l’autre, paradoxalement, on refuse l’idée même qu’elle puisse entretenir un lien causal avec certaines inégalités.

            L’omerta qui pèse sur les facteurs internes empêche de se faire une idée correcte du faisceau causal à l’origine des inégalités ethnoraciales. Aux États-Unis, par exemple, les groupes raciaux réalisent des performances moyennes différentes aux tests de SAT’s (qui déterminent largement le futur professionnel des jeunes Américains). D’une manière générale, en 2019 les Blancs ont réalisé à ces tests un score moyen de 1114, les Autochtones de 912 et les Noirs de 933[12]. De l’avis de certains, cela démontrerait que les tests de SATs, produits d’une société « suprématiste », seraient racistes eux-mêmes (notons toutefois que les champions toute catégorie à ces tests sont les Asiatiques, dont le score moyen est de 1223)[13].

            L’idée que les SATs seraient « racistes » parce qu’ils ne tiendraient pas compte, par exemple, des « différences épistémiques » entre les « races » est à la fois essentialisante et peu convaincante, surtout quand on regarde les variations entre les comportements scolaires des groupes raciaux aux États-Unis. Dans son ouvrage Discrimination and Disparities, l’économiste américain Thomas Sowell passe en revue une série d’études qui montrent des différences significatives à cet égard. L’une, faite dans le quartier de Shaker Heights, a montré que les élèves afro-américains, en moyenne, y passent moins de temps à étudier et plus de temps à écouter la télévision que leurs camarades blancs[14] ; une autre montre des différences comportementales encore plus grandes entre les élèves afro-américains et les élèves asiatiques à l’école secondaire, ce qui est cohérent avec les résultats aux SATs[15]. La chose se complique d’autant plus, pour les jeunes Afro-Américains, qu’un grand nombre d’entre eux est exposé à une sous-culture hostile aux études, dont la poursuite est associée à la trahison raciale (« acting white »)[16]. Il n’est pas surprenant que ces différences de valeurs et de comportements entre les groupes raciaux se répercutent au final sur les résultats moyens aux SAT’s. À eux seuls, les écarts statistiques ne permettent pas de conclure qu’en tant que tests de compétence académique, les SAT’s seraient racialement biaisés et discriminatoires. Le rasoir d’Occam ferme cette avenue : d’autres explications – comme le temps consacré aux études et la valeur qu’on leur accorde – semblent beaucoup plus pertinentes.

            La question est de savoir pourquoi un si grand nombre de jeunes Afro-Américains sont ainsi désengagés de leurs études. C’est cette situation qui pose un problème de justice, parce qu’elle est clairement reliée à une mauvaise causalité circulaire entre des facteurs socio-économiques – le « legs de l’esclavage » – et l’adaptation comportementale à ces facteurs. La simple évocation du racisme blanc ne permet pas d’expliquer correctement cette situation : la réalité est plutôt qu’un double ensemble de causes, certaines externes, certaines internes, se nourrissent réciproquement dans des boucles rétroactives difficiles à démêler.

            Tout rabattre sur les causes externes n’est pas plus éclairant que tout rabattre sur les causes internes : si, vraiment, le but est de modifier une situation d’inégalité entre les groupes afin de réaliser la justice, il est contre-productif d’exclure, en raison d’un tabou idéologique, un pôle entier de la causalité, sous prétexte que cela réveillerait de mauvais souvenirs. Quand la situation met en jeu l’interaction entre deux ordres de facteurs, l’analyse et les solutions doivent être pour ainsi dire dialectiques. À défaut de quoi, elles seront incomplètes et n’atteindront probablement pas leur objectif.


             III – « Facteurs X » et discrimination

            Les causes internes faisant l’objet d’un interdit, le discours antiraciste militant tend à se concentrer sur les causes externes, qu’on réduit d’entrée de jeu à diverses formes de discrimination, « directe », « indirecte » ou « systémique ». Il existe pourtant d’autres types de causes externes que la discrimination, soient des facteurs socio-économiques dont aucune analyse sérieuse ne peut faire abstraction : appelons-les les « facteurs X ». Ces facteurs ont, ou devraient avoir une incidence sur les jugements que nous portons sur la justice ou l’injustice d’une disparité socio-économique quelconque.

            Au Canada, au Québec, et singulièrement dans la région de Montréal où se concentre la « diversité », l’existence même d’inégalités liées aux catégories ethnoraciales est indéniable[17]. Au Canada, en 2016 (au dernier recensement dont les données sont disponibles), le taux de chômage était par exemple de 10.7% pour la population immigrante, tandis qu’il était de 7% pour la population native. La frange de la population la plus frappée par le chômage était celle des minorités visibles sans aucun diplôme, où il dépassait 25% (contre 13% chez les non diplômés n’appartenant pas à une minorité visible). L’inégalité par rapport au taux de chômage se retrouvait aussi chez les personnes diplômées où il était, pour les personnes appartenant à une minorité visible, de 9.8% si elles avaient un diplôme collégial et de 6.5%  si elles possédaient un diplôme universitaire (contre 4.6% et 3% respectivement pour les autres).

            On exhibe régulièrement des chiffres de cette espèce comme preuve suffisante de l’existence du racisme systémique à l’échelle du Canada. Mais encore faut-il comparer des comparables. Si nous cherchons à déterminer le poids causal de la discrimination raciale, il ne suffit pas de comparer abstraitement, par exemple, le revenu moyen des Noirs et celui des Blancs sans prendre la peine de désagréger les groupes et d’éliminer le bruit engendré par les autres variables : le statut d’immigrant, par exemple, ou l’âge, le sexe, le dernier diplôme obtenu, l’expérience de travail, les compétences linguistiques, etc. Quand l’analyse est raffinée, on constate presque toujours une diminution, et parfois même un renversement des écarts statistiques.

            Un exemple[18].

            En 2016, l’écart brut entre le salaire médian des travailleurs noirs et des autres travailleurs du Canada était de 15 000$ : les premiers faisaient 40 000$ contre 55 000$ pour les seconds. L’écart relatif était donc de - 28%[19]. Pris isolément, hors contexte, cet écart est choquant et on comprend que certains soient tentés d’y voir l’œuvre d’un racisme systémique. C’est par exemple le cas du sociologue Victor Armony, qui évoque cette explication alors qu’il répondait à un journaliste de La Presse qui le questionnait sur une étude de Statistique Canada révélant cet écart (parmi quelques autres)[20]. On peut lire dans cet article qu’ « être noir au Canada, selon une récente étude de Statistique Canada, c’est avoir un salaire plus bas de 26% en moyenne, être confronté à un taux de chômage bien plus élevé et être plus souvent victime de discrimination au travail. » Mais cette affirmation reflète-t-elle correctement la réalité? Notons tout d’abord que l’étude citée dans cet article concerne les salaires médians et non les salaires moyens; et que l’écart de - 26% ne concerne que les hommes noirs[21]. Le même graphique, dans la même étude, révèle aussi que le salaire médian des travailleuses noires diffère de celui des autres travailleuses de 5000$, soit un écart relatif non pas de -28%, mais de -12.5%. Sur le marché du travail canadien, les femmes noires s’en tirent généralement mieux, par rapport aux autres femmes, que les hommes noirs par rapport aux autres hommes. Pourquoi?

            Il n’existe pas de réponse simple à cette question. Il se peut que cela ait à voir avec l’existence d’un racisme anti-noir dirigé spécialement contre les hommes. Peut-être ceux-ci déclenchent-ils davantage de « biais implicites » que les femmes noires? La chose n’est pas invraisemblable. Mais dans tous les cas, cet écart est au strict minimum aussi relié aux deux principaux déterminants du revenu des personnes : le niveau de diplomation et le secteur d’emploi. Or, ceux-ci varient beaucoup entre les hommes et les femmes noirs. Plus de 70% des femmes noires, au Canada, ont un diplôme postsecondaire (DEP, AEC, DEC et université confondus), contre moins de 65% des hommes noirs. La différence se creuse encore plus si on regarde de surcroît le statut des générations. 70% des femmes noires immigrantes ont un diplôme postsecondaire; plus de 75% des femmes noires de deuxième génération en ont un; le pourcentage tombe à la troisième génération, entre 55 et 60%. Mais c’est du côté des hommes noirs que la baisse du taux de diplomation postsecondaire entre les générations est la plus marquée : elle passe de 65% des immigrants à moins de 45% chez les hommes noirs de troisième génération (contre 60% des autres minorités visibles de troisième génération et 65% des hommes du reste de la population). Seuls 15% des hommes noirs de troisième génération sont des diplômés universitaires, alors que ce pourcentage est de plus de 25% dans la population globale[22].

            D’autre part, les femmes noires ont tendance à choisir de manière massive, à 32.8% (contre 21% dans le reste de la population féminine) les secteurs d’emploi publics reliés à la santé et à l’assistance sociale où la demande est constante et les salaires, relativement élevés. Seuls 6.9% des hommes noirs font le même choix. Ceux-ci ont tendance à se concentrer dans des secteurs moins payants, comme la fabrication (23%), le transport et l’entreposage (11%), ou les « services administratifs de soutien et gestion de déchets » (9.7%). Ils s’insèrent, enfin, significativement moins que le reste de la population masculine dans certains secteurs traditionnellement payants pour les hommes, tels que la construction (8.1% contre 13.4%)[23]. Toutes ces variations dans les taux de diplomation et les secteurs d’emploi se répercutent mathématiquement sur l’écart des salaires médians.

            Pour cerner de plus près l’action possible de la discrimination, il faut ajuster les écarts afin d’éliminer, autant que possible, l’influence des « facteurs X » et comparer ainsi des comparables. Or, si on contrôle les variables telles que l’âge, la situation familiale, la scolarité, le lieu de résidence et le statut d’immigration, les écarts relatifs entre les salaires médians s’écrasent considérablement. Si l’on met en regard des personnes au statut comparable, on observe une diminution très nette de l’influence statistique de la variable raciale sur le salaire médian. Celui des femmes noires passe carrément du négatif au positif : il est de + 3% par rapport aux autres travailleuses (ce que La Presse ne juge pas digne de mention). Quant à celui des hommes noirs, il passe de –28% à – 6%[24].

            Ces différences après ajustements sont très significatives. Elles n’excluent pas l’action de la discrimination raciale, mais elles interdisent qu’on utilise les données brutes sur les écarts socio-économiques comme d’un « critère objectif » permettant d’en mesurer le poids et la portée. Toute explication sociologique basée sur une erreur méthodologique aussi évidente est forcément invalide. Elle est pourtant cautionnée par un universitaire réputé dans les pages d’un journal à grand tirage.

 

            IV - Discrimination préjudicielle et discrimination probabiliste

            Bien qu’il soit difficile de cerner statistiquement le poids causal de la discrimination raciale, d’autres méthodes permettent d’en démontrer cependant – pour ceux qui ne l’expérimentent pas directement – la réalité.

Le sociologue Paul Eid a appliqué la méthode américaine du « testing » au marché de l’emploi à Montréal et constaté, dans le secteur privé, l’existence d’une discrimination raciale à l’embauche de type Becker, soit une discrimination « directe » et « pure ». Eid a envoyé de nombreux CV fictifs aux employeurs de la région de Montréal et comptabilisé les taux de rappels. Les CV étaient d’une qualité équivalente, mais les candidats aux noms francophones jouissaient d’un taux de rappel (60%) supérieur à celui des candidats aux noms à consonnance étrangère (40%). Considérant que la disparité était entièrement due à la consonance « pure laine » ou au contraire « ethnique » du nom du candidat, il est difficile de l’attribuer à autre chose qu’à la discrimination raciale de la part des employeurs du secteur privé[25]

            Les études de Paul Eid sont régulièrement utilisées comme un élément de preuve de l’existence du racisme systémique au Québec[26]. Remarquons qu’elles font la preuve de l’existence de discrimination raciale « directe » dans le secteur privé à Montréal, et non pas la preuve d’un racisme « systémique » à l’échelle du Québec. Cela dit, il convient d’examiner plus attentivement les rapports qu’entretiennent la discrimination raciale – la discrimination « fondée sur la race » – et le racisme. Est-ce la même chose? Pas nécessairement. Si une discrimination raciale peut découler du racisme, elle peut aussi, en effet, découler d’autres facteurs.

            Pour quels motifs et en fonction de quels objectifs certains employeurs du secteur privé, à Montréal, discriminent-ils les candidats en fonction de leur groupe ethnique? Qu’est-ce qui peut pousser un employeur à écarter un CV sur la seule base de la consonance étrangère du nom du candidat? Il peut être raciste: des affects de mépris, de dégoût ou de haine, ainsi que des représentations stigmatisantes peuvent se déclencher en lui au seul surgissement de certaines catégories raciales dans son cerveau, dont il tient tous les « spécimens » pour inférieurs ou mauvais. Dans ce cas, on peut parler de discrimination préjudicielle – de racisme à proprement parler[27].

            Cela se produit sans aucun doute à Montréal, mais l’étude de Paul Eid ne permet pas de savoir si cela se produit à chaque fois qu’un candidat n’est pas rappelé sur la base de son nom (on conçoit d’ailleurs mal une étude qui permettrait de le faire). Car la discrimination peut aussi se fonder sur un raisonnement probabiliste, plutôt que sur la stigmatisation et l’animosité racistes. C’est ce que théorise le concept de discrimination probabiliste (ou « statistique »).

            Ce concept provient de la théorie économique du choix rationnel et ses créateurs avaient pour but d’expliquer la persistance de la discrimination raciale aux États-Unis par les processus cognitifs et les motivations ordinaires. Admettant que le racisme est une attitude irrationnelle, du point de vue de l’économiste pour qui la « rationalité » des acteurs du marché est la prémisse ultime, l’idée que le racisme serait, à l’heure actuelle, la cause suffisante des inégalités économiques entre les groupes raciaux aux États-Unis apparaît tout simplement invraisemblable. Qu’une discrimination raciste « pure » puisse expliquer les inégalités raciales contredit frontalement le principe de base de la science économique : les acteurs du marché, dont les employeurs, cherchent à maximiser leur intérêt. Sur le moyen et le long terme, dans un contexte où la ségrégation légale est abolie, ceux-ci ne pourraient pas se permettre de pratiquer aveuglément une discrimination à l’encontre de candidats qualifiés sur le seul critère de la couleur de leur peau. Les employeurs racistes devraient normalement être éliminés par la concurrence des employeurs non-racistes. Pourtant, la discrimination raciale (« fondée sur la race ») existe encore, soixante ans après l’abolition de la ségrégation légale. Pourquoi[28]?

            La discrimination probabiliste qu’ont théorisé ces économistes consiste à sélectionner ou à exclure les membres d’un groupe sur la base des probabilités plus élevées qu’auraient ces membres de posséder, ou ne pas posséder une caractéristique pertinente pour nous, au moment de notre choix. Une telle discrimination est particulièrement portée à surgir quand les conditions cognitives dans lesquelles nous devons faire un choix sont sous-optimales, ce qui est fréquent. Deux facteurs essentiels manquent régulièrement à l’appel : l’information et le temps. Quand un choix doit impérativement être fait, ici et maintenant, en l’absence d’information décisive le cerveau a tendance à se replier sur son répertoire de stéréotypes (qui peuvent être, ou ne pas être fondés dans les faits). Il faut du temps et de l’information utile, de l’énergie et de la motivation pour résister aux mécanismes intuitifs de notre cerveau.

            Quand les enjeux de la décision sont élevés et cruciaux, quand des coûts prohibitifs sont associés à une mauvaise décision pour celui qui la prend, la stratégie la plus rationnelle, en l’absence d’information décisive, est de s’en remettre aux probabilités et donc, « discriminer ». Or, ce sont là typiquement les conditions d’embauche dans le secteur privé. Face à deux candidats dont les dossiers sont équivalents, certaines caractéristiques externes à la nature de l’emploi, comme la race, le sexe ou la religion, mais aussi la taille, le poids ou encore l’attrait physique, peuvent servir à faire pencher la balance. Ces caractéristiques vont agir comme une source d’information par procuration. Si les stéréotypes associés à ces caractéristiques n’ont aucune base statistique, on peut dire que la discrimination sera irrationnelle. Mais que s’ensuit-il si ces caractéristiques sont fondées, même partiellement, dans la réalité factuelle?

            Alors la question devient autrement plus compliquée. Le fait est que plusieurs de nos choix et de nos décisions quotidiennes sont fondés sur la discrimination probabiliste. Quand nous achetons une voiture usagée, louons une chambre d’hôtel ou sélectionnons un partenaire sexuel, nous avons rarement sous la main la preuve concluante que notre choix est le bon : nous nous fions à certains signes à partir desquels nous inférons l’information cruciale qui nous manque. Dans le cas d’une voiture usagée, par exemple, l’état de la carrosserie nous servira de symptôme de l’état du moteur, que nous ne savons – ordinairement – pas vérifier. En ceci, nous pouvons évidemment nous tromper et nous trompons parfois en effet. Mais dans l’ensemble, sur le cours d’une vie, il vaut mieux procéder ainsi que refuser de choisir quand il faut choisir, sous prétexte que l’information décisive est manquante. Une telle rigueur serait mésadaptative. Et c’est pourquoi notre cerveau a évolué de cette manière. Ce que les économistes appellent la discrimination probabiliste correspond à un mécanisme psycho-cognitif adaptatif fondamental. Ce qui pousse un employeur particulier à écarter les candidatures « exotiques » peut être un mécanisme cognitif basique du même ordre que ce qui pousse un autre à refuser par principe d’acheter des voitures Mazda, réputées sujettes à la rouille.

            S’il est vrai que tel sous-groupe de la population a un taux de criminalité plus élevé que la moyenne, un employeur est-il irrationnel de se donner comme principe opératoire de n’engager, par principe de précaution, aucune personne de ce sous-groupe dans son restaurant? Cette question est difficile. L’employeur est-il en train de présupposer que tout membre de ce sous-groupe est nécessairement un criminel? De préjuger des causes d’un fait statistique? De penser que les membres de ce sous-groupe sont intrinsèquement inférieurs aux autres? Peut-être. Mais il peut aussi être d’avis que le taux de criminalité de ce sous-groupe est supérieur à la moyenne en vertu de l’injustice sociale qui pousse un trop grand nombre de ses membres à la criminalité par absence arbitraire d’autres débouchés. Et pourtant, il peut avoir une préférence par défaut de n’embaucher personne de ce sous-groupe. Le fait est qu’il peut appartenir lui-même à ce sous-groupe et néanmoins faire une telle discrimination probabiliste à son égard. Ce cas n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel. Mais quel sens y aurait-il alors à dire que cet employeur est raciste[29]?

            Les « testings » de Paul Eid montrent, indirectement, la différence entre les discriminations raciale préjudicielle et probabiliste, en même temps qu’ils donnent raison de penser que non seulement cette première, mais aussi cette seconde sont toutes les deux actives à Montréal. Dans le secteur public, la différence entre les taux de rappels des candidats « pure laine » et « ethniques » est de 0%. Aucune discrimination n’y est faite sur la base de l’origine ethnoraciale, au moment de l’appel pour entrevue[30]. Paul Eid y voit une preuve de l’efficacité des politiques de discrimination positive implantées dans les institutions publiques[31]. On peut cependant hasarder une hypothèse complémentaire : si les recruteurs dans le secteur public ne discriminent pas a priori en fonction de l’origine ethnique comme on le constate dans le secteur privé, c’est peut-être aussi, en partie, parce qu’ils n’ont pas ou moins à supporter les coûts éventuels de leurs décisions (qui seront assumés par l’ensemble de l’institution publique).

            La discrimination probabiliste est une stratégie cognitive rationnelle dans un contexte où un déficit d’information se conjugue à des risques personnels. L’étude de Paul Eid démontre que dans la fonction publique, les recruteurs, qui sont largement libérés de ces risques, n’y recourent pas. Si toute discrimination raciale était par définition préjudicielle, et donc irrationnelle, les décisions des recruteurs privés comme publics se prendraient pour des raisons idéologiques et affectives, de manière indépendante des coûts et des bénéfices. Or, à défaut de supposer que les recruteurs privés et publics aient des mécanismes psycho-cognitifs différents, on devrait alors observer un taux de discrimination à l’embauche comparable dans les deux secteurs. Mais ce n’est pas le cas. On peut alors penser, par extension, que la discrimination à l’embauche dans le secteur privé relève au moins en partie de la discrimination probabiliste, qu’on ne constate pas dans le secteur public parce qu’une de ses causes importantes, l’obligation d’assumer personnellement les coûts, est absente.

            Quoi qu’il en soit, la nature probabiliste de la discrimination (ou d’une partie de celle-ci) dans le secteur privé se révèle aussi directement quand on questionne les employeurs montréalais. Parmi les motifs qu’ils évoquent pour expliquer les résultats inégaux de leurs pratiques d’embauche à l’égard des candidats issus de l’immigration, on dénombre : la maîtrise insuffisante de l’anglais ou du français, ou des deux; la pratique répandue du recrutement par bouche-à-oreille (qui permet à l’employeur de contourner le problème du déficit d’information décisive);  chez plusieurs femmes immigrantes, les difficultés particulières de conciliation travail/famille; la sous-performance aux tests psychométriques; et, notoirement, l’incapacité à juger de la valeur d’un diplôme ou d’une expérience de travail à l’étranger[32].

            La « non-reconnaissance des diplômes » et des « acquis » est régulièrement évoquée par les militants antiracistes comme manifestation du racisme systémique[33]. Pourtant, elle illustre bien mieux la nature probabiliste de la discrimination à l’embauche. La rationalité (au sens économique du terme) peut déjà expliquer pourquoi les employeurs tendent à se méfier des qualifications étrangères : ils n’ont, souvent, aucun moyen de savoir si elles sont équivalentes aux qualifications locales. La qualité et la compatibilité de l’éducation acquise à l’étranger peuvent par exemple, selon les pays, ne pas équivaloir, en la matière, aux normes canadiennes[34]. Dans une économie capitaliste, fondée sur la concurrence, il n’est pas surprenant qu’un employeur qui aurait à défrayer les coûts d’une erreur de sélection puisse préférer ne pas prendre de risque. Du point de vue strictement économique, sa méfiance n’est pas irrationnelle.

            Évidemment, quand la discrimination probabiliste est répandue et qu’elle affecte particulièrement certains groupes de la population, il y a entorse à l’égalité des chances et la justice est concernée. La société est alors minée par un problème d’action collective qu’elle doit regarder en face. Mais le racisme est-il la cause de cette situation? Est-il vraiment éclairant d’invoquer le passé colonialiste et esclavagiste du Québec pour expliquer les « testings » de Paul Eid[35]? Quel degré d’injustice se rattache à ce type de dynamique sociale compliquée? Quels remèdes peuvent être efficaces pour y remédier? Et dans la mesure où, comme dans le cas des quotas raciaux, ces remèdes empiètent sur les droits des autres (employeurs ou travailleurs), à quel point sont-ils justifiés[36]? La philosophe française Magali Bessone écrit au sujet de la discrimination probabiliste qu’elle a « un caractère à la fois vraisemblablement injuste et potentiellement rationnel […]. Quel jugement porter sur une discrimination qui ne serait pas, ou pas entièrement arbitraire[37]? »

            En écrasant toute analyse causale le moindrement détaillée, en assumant a priori que le mot « racisme » encapsule adéquatement la nature et la signification de l’ensemble complexe de causes à l’œuvre dans la production des inégalités ethnoraciales, la théorie du racisme systémique ne permet même pas de poser ce type de questions pourtant essentielles.

 

            V – Conclusion

            Si on prend la théorie du racisme systémique au pied de la lettre, c’est-à-dire comme une hypothèse sociologique visant à expliquer l’ensemble des inégalités ethnoraciales au Québec, on constate qu’elle ne se vérifie pas. On ne peut pas affirmer que la discrimination raciale/raciste serait la cause nécessaire et suffisante des inégalités ethnoraciales présentes sur notre territoire; si celles-ci sont considérées dans leur ensemble, on ne peut même pas affirmer qu’elle en serait la cause principale. En noyant l’analyse causale dans les généralités et l’abstraction « critiques », la théorie du racisme systémique empêche d’évaluer correctement le poids et l’étendue de la discrimination raciale/raciste dans notre société. Elle empêche derechef de produire des jugements équilibrés et réfléchis sur le degré d’injustice qu’il faut y rattacher.

            Bien sûr, notre société est loin d’être exempte de discrimination raciale et de racisme. Il est vrai qu’avant que les militants n’imposent le concept de racisme systémique dans l’espace public québécois, on en sous-estimait, collectivement, l’ampleur et l’injustice. Le temps où il était possible d’ignorer les inégalités ethnoraciales et d’excuser les attitudes racistes en évoquant des platitudes (« on est quand même pas aux États-Unis ») est révolu. Également révolu le temps où l’on minimisait les impacts continus des politiques colonialistes du Canada et du Québec sur les populations autochtones.

            Malgré cela, la discrimination et le racisme n’expliquent pas, à eux seuls, les inégalités ethnoraciales au Québec. Dans la région de Montréal, la colonisation et l’esclavagisme pratiqué jusqu’au début du 19ème siècle n’entretiennent aucun rapport causal substantiel avec la situation de minorités (non-autochtones) arrivées à partir des années 1960. Ici, le concept de racisme systémique, dont l’essence consiste à expliquer le présent par le passé, est particulièrement inopérant[38]

            Au Québec, les inégalités ethnoraciales découlent largement du fait même de l’immigration: elles découlent de problèmes d’intégration que son volume et sa rapidité expliquent déjà en bonne partie. À mesure que la population immigrante ou issue de l’immigration augmente, ces problèmes deviennent de plus en plus aigus; et ils posent de véritables questions de justice sociale. Pour autant, la discrimination et le racisme ne constituent pas l’alpha et l’oméga de notre vivre-ensemble.



[1] Office de Consultation Publique de la ville de Montréal, Racisme et discrimination systémiques dans les compétences de la ville de Montréal, https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P99/rapport-reds.pdf, p. 131.

[2] Le mot « discrimination » sera entendu ici en son sens commun : soit comme le traitement différentiel des personnes sur la base de leur appartenance de groupe.

[3] Commission des droits de la personne et de la jeunesse, Mémoire à l’Office de Consultation Publique de la ville de Montréal dans le cadre de la consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques, 2019, p.8. https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/memoire_OCPM_racisme-systemique.pdf

[4] Dans une déclaration typique du genre « critique », R. Delgado et J. Stefancic affirment que « le racisme n’est pas une aberration mais il est ordinaire, c’est la manière normale et habituelle dont notre société mène ses affaires […].» Critical Race Theory, an Introduction, New York University Press, 2017, p.8. Les militants antiracistes estiment généralement que, mutatis mutandis, « la théorie critique de la race » s’applique à la situation du Québec.

[5] Dans sa version la plus caricaturale, le discours antiraciste va jusqu’à interdire une telle réflexion, en la qualifiant de « racisme aversif ». Cf. Robin Diangelo, White Fragility, Beacon Press, 2018, p.44.

[6] Si, par « racisme systémique », on entend autre chose que ce qui est défini ici, la critique qui suit ne s’applique peut-être pas; mais c’est bien ainsi que l’entendent les militants québécois et les organismes tels que la CDPDJ, l’OCPM ou encore la Ligue des droits et libertés. C’est leur version du « racisme systémique » qui est visée ici.

[7] Op.cit, recommandation #35. Comme la population montréalaise est à environ 34% « issue de la diversité », le tiers des embauches doivent se faire dans le bassin de la « diversité ». À cette fin, les commissaires suggèrent aussi de mettre fin au principe d’ancienneté et de donner aux directeurs « issus de la diversité » le pouvoir d’embaucher directement des gens issus de leur « communauté » en court-circuitant les procédures d’embauche habituelles (recommandation #9) : autrement dit, on suggère l’instauration du népotisme racial. Rappelons que la commissaire au racisme de la ville de Montréal, Bochra Manaï, a comme mandat d’implanter ces recommandations.

[8] Ces chiffres proviennent du rapport de l’OCPM, op.cit. Ils correspondent à ceux de Statistique Canada (c.f. Profil du recensement 2016, https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/prof/details/page.cfm?Lang=F&Geo1=CSD&Code1=2466023&Geo2=PR&Code2=24&Data=Count&SearchText=Montreal&SearchType=Begins&SearchPR=01&B1=Visible%20minority&TABID=1).

[9] En 2001, les minorités visibles composaient 13.6% de la population de la région métropolitaine  (c.f. Statistique Canada, https://www12.statcan.gc.ca/english/census01/products/highlight/Ethnicity/Page.cfm?Lang=F&Geo=CMA&Code=0&View=1&Table=1&StartRec=76&Sort=2&B1=Counts. En 2016, cette proportion montait à 23% (c.f. Politique québécoise en matière d’immigration, de participation et d’inclusion, recueil de statistiques,  http://www.mifi.gouv.qc.ca/publications/fr/dossiers/RecueilStatistiques.pdf, p.15). Un bon gigantesque.

[10] C.f. Statistique Canada, Le mois de l’histoire des noirs 2022 en chiffres, https://www.statcan.gc.ca/fra/dai/smr08/2020/smr08_248

[11] La philosophe américaine Elizabeth Anderson, qui a produit un ouvrage approfondi sur l’injustice raciale que subissent les Afro-Américains, écrit que: « Les politiques racialement neutres sont souvent dites discriminatoires dans leurs effets, si elles ont un impact différencié sur les groupes raciaux en allouant entre eux les coûts et les bénéfices de manière disproportionnée. En tant que proposition normative quant à ce qui doit compter comme une discrimination contestable, cette idée n’est pas convaincante. Elle dépend de la supposition douteuse que les groupes raciaux constitueraient l’unité fondamentale de la justice distributive, qu’ils sont habilités à une part proportionnelle de tous les coûts et bénéfices indépendamment des autres facteurs qui peuvent distinguer leurs membres, et que les impacts disproportionnels ne peuvent jamais être les sous-produits innocents de politiques par ailleurs justifiées. […] Aucun principe de justice fondamental n’oblige à la répartition proportionnelle des biens entres les groupes sociaux en tant que tels. L’individu, et non le groupe, a droit à la justice distributive. » The Imperative of Integration, Princeton University Press, 2010, pp.60 et 67. (Traduction libre)

[12] Cf. National Center for Education Statistics, https://nces.ed.gov/fastfacts/display.asp?id=171. Je reprends les catégories raciales du NCES.

[13] Par exemple : Bruce G. Hammond, The SAT and Systemic Racism (https://www.insidehighered.com/admissions/views/2020/08/17/history-sat-reflects-systemic-racism-opinion); ou encore  Joseph A. Soares, Dismantling White Supremacy includes ending Racist Tests like the SAT and ACT, (https://www.tcpress.com/blog/dismantling-white-supremacy-includes-racist-tests-sat-act/).

[14] John H. Ogbu, Black American Students in an Affluent Suburb: A Study of Academic Disengagement, Lawrence Erlbaum Associates, 2003, pp. 15, 17, 21, 28, 240.

[15] Valerie A Ramey, Is there a Tiger Mother Effect? Time Use across Ethnic Groups, Economics in Action, 4, 3 mai 2011.

[16] Roland G. Fryer & Paul Torelli, An Empirical Analysis of “Acting White”, Journal of Public Economics, 94, 5-6, 2010, p.381. L’ouvrage de Thomas Sowell, Discrimination and Disparities, est publié chez Basic Books (2019).

[17] Consulter à cet effet le document produit par la Direction de la planification, de la recherche et des statistiques du Ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion http://www.mifi.gouv.qc.ca/publications/fr/dossiers/RecueilStatistiques.pdf.  Les chiffres suivants en proviennent.

[18] On constatera qu’est ici privilégié l’exemple de la population noire. Il y a deux raisons à cela : 1) cette population est particulièrement défavorisée par rapport à d’autres minorités visibles, de sorte que le racisme anti-Noir est souvent évoqué comme archétype de la discrimination raciale; 2) ceci expliquant en partie cela (et si l’on excepte les populations autochtones), le cas de la population noire fait l’objet d’études particulièrement détaillées au Canada, et encore plus aux États-Unis.

[19] Statistique Canada, Évolution de la situation socio-économique de la population noire au Canada, 2001 à 2016,  https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020001-fra.htm. Graphique 5.1

[20] Karim Benessaieh, Des inégalités croissantes pour les Noirs au Canada selon une étude, La Presse, 3 juin 2020, https://www.lapresse.ca/affaires/2020-06-03/des-inegalites-croissantes-pour-les-noirs-au-canada-selon-une-etude

[21] J’ignore comment le journaliste de La Presse en arrive à un écart de salaire « moyen » de -26%. À partir des mêmes données, j’arrive à un écart de salaire médian de -28% (pour les hommes).

[22] Statistique Canada, op.cit., https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020001-fra.htm. Graphiques 2.1 et 2.2

[23] Statistique Canada, op.cit., https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020001-fra.htm. Tableaux 4.1 et 4.2

[24] Statistique Canada, op.cit., https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-657-x/89-657-x2020001-fra.htm. Graphiques 5.1 et 5.2. L’écart, chez les hommes noirs comme chez les femmes noires, demeure cependant toujours plus élevé chez les troisième génération (-7% / -13%) que chez les immigrants (+4%/-6%). On s’attendrait plutôt à l’inverse.

[25] Paul Eid, Les inégalités « ethnoraciales » dans l’accès à l’emploi à Montréal : le poids de la discrimination, Recherches Sociographiques, vol. LIII, 2, 415-450.

[26] Par exemple dans la brochure Le racisme systémique, parlons-en! de la Ligue des Droits et Libertés : https://liguedesdroits.ca/wp-content/fichiers/ldl_brochure_racisme_final_20170905.pdf

[27] Je m’en tiens à la définition traditionnelle du mot « racisme »: soit le fait de réduire un être humain au rang de spécimen de son groupe associé à des représentations stigmatisantes et des affects préjudiciels (haineux, méprisants ou paternalistes).  En ceci, je suis l’usage des dictionnaires et d’un sens commun largement répandu. Ce choix est aussi celui d’Elizabeth Anderson. Dans The Imperative of Integration, elle démontre de manière lumineuse le caractère injuste des inégalités raciales aux États-Unis sans avoir recours, ou presque, au mot « racisme ». À son avis, le mot contient une condamnation morale sévère qui ne convient pas aux causes habituelles des inégalités raciales aux États-Unis – qui n’en perdent pas pour autant leur caractère injuste (cf. p.48).

[28] Voir à ce sujet l’article fondateur de E.S. Phelps, The Statistical Theory of Racism and Sexism, American Economic Review, LXII, 4, 1972; aussi K. Arrow, What as Economics to say about Racial Discrimination?, Journal of Economic Perspectives, 12, 2, 91-100, 1998.

[29] À titre d’exemple : dans la ville de Chicago, l’opposition la plus féroce aux programmes gouvernementaux de relocalisation des Noirs du « ghetto » dans des quartiers de classe moyenne provenait des groupes de nouveaux résidents noirs de ces quartiers, qui craignaient pour leur sécurité, la valeur de leur maison et les bénéfices de leur propre intégration : ils ne voulaient pas être associés à « ces gens-là » (« those people »). Il s’agissait ici bien plus vraisemblablement de « classisme » que de « racisme ». Cf. Thomas Sowell, Discrimination and Disparities, Basic Books, 2019, p.78.

[30] Rappelons à cet effet que le plus gros employeur, à Montréal, est justement la fonction publique.  (http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/PES_PUBLICATIONS_FR/PUBLICATIONS/100_GROS_EMPLOYEURS.PDF)

[31] Mesurer la discrimination à l’embauche subie par les minorités racisées : résultat d’un « testing » mené dans le grand Montréal, https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/etude_testing_discrimination_emploi.pdf, p.42.

[32] C.f. Marie-Thérèse Chicha et Éric Charest, L’intégration des immigrés sur le marché du travail à Montréal, Choix, ORPP, 2, 2008.

[33] Par exemple l’IRIS : « Qu’est-ce que le racisme systémique ? », W. Mansour et J. Posca, billet, 4 juin 2020 (en ligne). Dans le même ordre d’idées, R. Otmani n’hésite pas à affirmer que le refus, par le Collège des Médecins du Québec, de reconnaître les diplômes algériens de candidats « qui n’ont pas des acquis, des connaissances et des compétences très pointus et spécifiques aux normes québécoises […] s’apparente à une logique raciste. » (Discrimination à l’embauche et sentiment de racisme : le cas des médecins algériens à Montréal, Nouvelles pratiques sociales, 31 (2), pp.82-100 (pp.91 et 96)). Mais dans la mesure où le Collège des Médecins est fautif de ne pas « reconnaître » les diplômes étrangers – la question étant compliquée –, le corporatisme et le protectionnisme sont des suspects bien mieux désignés qu’une quelconque « classification des groupes ethniques sur la base des diplômes et des qualifications […] un racisme systémique très sournois. » (ibid., p.95)

[34] Cf. l’étude produite par Statistique Canada, Qualité de l’éducation des immigrants dans leur pays d’origine et résultats sur le marché du travail canadien (2004) : https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/catalogue/11F0019M2004234

[35] Ce que fait la Ligue des droits et libertés dans sa brochure Le racisme systémique : parlons-en!, op.cit.

[36] Une ligne rouge a été clairement franchie par les universités Laval et d’Ottawa, qui ont décidé d’exclure formellement les hommes blancs de l’ouverture de certains postes de professeur sous prétexte qu’autrement, elles ne parviendraient pas à réaliser leurs « cibles de représentativité » (leurs quotas raciaux), imposées par les modes de financement du gouvernement fédéral et les tribunaux des droits de la personne (https://www.journaldemontreal.com/2022/02/06/avec-la-diversite-ottawa-pervertit-la-science). Il est loin d’être clair que l’imposition de ces cibles soit justifiée par l’existence d’une causalité discriminatoire: les taux de disponibilité inférieurs de maint groupe « issu de la diversité » pour les postes universitaires expliquent déjà largement la « sous-représentation » que l’on entend corriger.

[37] Les discriminations raciales : un objet philosophique, in Race, racisme, discriminations. M. Bessone et D.Sabbagh (dir), Hermann, 2015, pp.5-44.

[38] Pour l’un des premiers et plus importants promoteurs du concept de racisme systémique, le sociologue Joe Feagin, il est destiné à expliquer les effets continus du racisme d’État américain antérieur (esclavagisme et ségrégation légale) sur les populations afro-américaines actuelles dont les ancêtres lui ont été soumis. L’explication, d’inspiration marxiste, présente les inégalités raciales contemporaines comme l’héritage matériel, transmis de génération en génération à travers les institutions, des effets socio-économiques du racisme d’État du passé. Là où il n’y a pas de tel passé, il n’y a pas non plus de racisme systémique. En ce sens, si le fait de comparer la situation des autochtones du Québec à celle des Afro-Américains peut être éclairant, il n’en va pas de même pour les Haïtiens, les Maghrébins ou les Latino-Américains. Leurs ancêtres, qui n’y étaient pas, n’ont évidemment jamais eu à subir un racisme d’État sur notre territoire. C.f. Joe Feagin, Systemic Racism, a Theory of Oppression, Routledge, 2006.


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