Augmenter le texte Diminuer le texte

Démocratie canadienne et gouvernement par les juges

Un texte de André Burelle
Thèmes : Canada, Démocratie, Gouvernement
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

Pour le 40e anniversaire de la Proclamation de la Loi constitutionnelle de 1982


Dans son célèbre discours de Gettysburg, Abraham Lincoln rend hommage aux combattants qui sont morts au champ d’honneur pour que vive l’idéal démocratique américain, qu’il définit comme « le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». Nulle part dans cette inoubliable définition de la démocratie, il n’est question du « gouvernement par les juges » qui s’est répandu depuis chez nos voisins du Sud. Car aux yeux de Lincoln et de Jefferson, seuls les élus du peuple peuvent conférer à l’ensemble des lois qui régissent un pays démocratique, l’enracinement culturel et la légitimité politique qui fondent le vouloir-vivre collectif de ses citoyens et citoyennes.


Le peuple seul constituant en démocratie

Il est important de noter que Lincoln ne parle pas ici de plèbe ou de foule éparse livrée à ses instincts les plus primitifs. Il parle de peuple, de nation c.-à-d. de communauté humaine animée d’un vouloir-vivre collectif et vivant sous un régime démocratique semblable à celui mis en place par les Pères de la confédération américaine.

Dans pareil régime, faut-il le rappeler, le seul véritable constituant c’est le peuple « We the people of the United States … do ordain and establish this Constitution of the United States of America », et ce qui est confié aux juges c’est un pouvoir strictement judiciaire : celui de veiller à que les lois adoptées par les élus du peuple respectent la constitution et la charte des droits et libertés des citoyens et citoyennes qui en fait partie. C’est ce rôle vital de gardiens de la constitution qui a permis aux magistrats américains, et dans une moindre mesure canadiens, de « créer du droit », pour ne pas dire des droits, dans des domaines où, faisant face à une opinion publique divisée, les élus du peuple pratiquent volontiers le flou législatif. En appeler ainsi aux sages est un réflexe humain salutaire, mais qui n’est pas sans danger.

 

Les dangers du gouvernement par les juges

Dans son œuvre phare, La République, Platon confie la gouverne de la Cité à des sages, nommés « philosophes-rois », pour faire échec aux bas instincts de la plèbe. Mais inquiet des possibles abus de pouvoir de ces détenteurs de la sagesse, il pose une question qui nous hante encore aujourd’hui : Qui gardera les gardiens de la cité ? Qui nous mettra à l’abri des abus de pouvoir des « philosophes-rois » ?

Pour répondre à cette question, le mieux qu’on a inventé au fil des siècles est la séparation et la mise en concurrence des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire pour empêcher tout monopole du pouvoir en régime démocratique. C’est cette théorie des contrepoids, prônée par Montesquieu, que nos compatriotes anglophones appellent le check and balance, et il suffit de comparer les chartes canadienne et américaine des droits et libertés pour voir que ce check and balance diffère profondément selon qu’on vit dans un régime fondé, ou non, sur le refus du melting pot et du survival of the fittest à l’américaine.

Pour bien marquer le refus du Canada de se gouverner à l’américaine, les rédacteurs de la Charte canadienne des droits et libertés y ont délibérément inséré deux clauses qui la distinguent nettement de son pendant américain.

 

Charte des droits à la canadienne

La première de ces clauses affirme d’emblée que les droits des individus ne sont pas absolus et qu’ils peuvent, à certaines conditions, être restreints par une règle de droit jugée raisonnable dans une société libre et démocratique. En voici l’exact libellé :

1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

La seconde clause, dite dérogatoire ou nonobstant, prévoit qu’en cas d’opposition irréductible entre la lecture de la charte canadienne faite par les juges et celle pratiquée par les élus du peuple, ces derniers auront le droit de soustraire temporairement à l’application de la charte canadienne certaines dispositions de leurs lois. Cette clause se lit comme suit :

33 (1) Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.

Une telle dérogation est autorisée pour une période de cinq ans, et sa prolongation doit faire l’objet d’un nouvel examen critique par les élus du peuple.

Ces clauses ne sont pas innocentes, car elles visent à garantir les droits des individus dans le respect des droits collectifs accordés par la Constitution aux peuples fondateurs du Canada. La relation jamais simple entre juges et représentants du peuple devient plus complexe encore dans une « fédération multinationale » comme la nôtre. Et dans le cas du Québec, cette relation est carrément problématique du fait que la Loi constitutionnelle de 1982 et sa charte des droits et libertés ont été imposées aux Québécois et Québécoises contre la volonté unanime de leur Assemblée nationale, et qu’elles souffrent en conséquence d’un manque flagrant de légitimité démocratique.

 

La légitimité entachée de la loi constitutionnelle de 1982

C’est ce manque de légitimité morale et politique de la Loi constitutionnelle de 1982 que l’Accord de Meech aurait corrigé en ramenant le Québec dans le giron constitutionnel canadien. Et il faudra un jour faire revivre l’esprit, sinon la lettre de Meech pour donner pleine légitimité à la Constitution canadienne. En attendant, tout n’est pas perdu, car si on s’en remet à l’opinion du regretté Roger Tassé, l’architecte de la Loi constitutionnelle de 1982, la loi sur la laïcité votée récemment par l’Assemblée nationale québécoise serait compatible avec la Charte canadienne des droits et libertés dans sa forme actuelle.

Dans une entrevue accordée au journaliste Guy Gendron, en 2013, alors que la controverse sur la charte des valeurs du gouvernement Marois battait son plein, Roger Tassé « trouvait intéressante l’idée de déclarer de manière solennelle la laïcité de l’État. Selon Tassé, écrit Gendron, la laïcité est déjà implicite dans les chartes québécoise et canadienne des droits puisque les gouvernements s’interdisent de faire de la discrimination fondée sur la religion ou le sexe (…). Et contrairement à l’opinion exprimée par la Commission des droits de la personne du Québec, Roger Tassé croyait en 2013, toujours selon Gendron, que le gouvernement québécois pouvait légitimement espérer que sa charte des valeurs sorte gagnante d’un “combat des Chartes” si elle était contestée devant les tribunaux[1]» On peut donc espérer qu’il en irait de même pour la Loi sur la laïcité proposée par le gouvernement Legault et adoptée par l’Assemblée nationale.

N’étant pas juriste, ma foi en la sagesse de la Cour suprême n’est malheureusement pas celle que pratiquait mon illustre et regretté collègue Roger Tassé. Et après avoir été mêlé de près au contentieux constitutionnel Canada-Québec depuis près de 50 ans, j’aimerais ici m’en expliquer.

 

Ma foi limitée en la sagesse de la Cour suprême

Pour éviter toute équivoque, disons d’emblée que je suis d’accord avec ceux et celles qui estiment qu’en matière de protection des droits individuels des Canadiens et des Canadiennes, nos tribunaux ont généralement joué un rôle progressiste et clarificateur dont il convient de se réjouir. D’autant plus qu’à mes yeux ce rôle s’est joué dans un profond respect de la démocratie, la Cour suprême ayant couronné, la plupart du temps, les travaux fouillés menés antérieurement par des enquêtes publiques et des comités parlementaires, qui s’étaient chargés de faire cheminer l’opinion publique sur des sujets aussi explosifs que le droit à l’avortement ou le droit de mourir dans la dignité, pour n’en nommer que deux.

Là où le pouvoir des juges s’est révélé néfaste, à mon avis, c’est dans le domaine des droits collectifs garantis aux communautés fédérées par le contrat social et politique canadien de 1867. En dépouillant le Québec de son droit de veto historique, la Cour suprême a permis du même coup l’exclusion du Québec de l’entente constitutionnelle du 5 novembre 1981. Entente qui a miné la Loi 101, en remplaçant sa clause Québec par une clause Canada et en permettant la création d’écoles passerelles pour contourner l’obligation des immigrants de fréquenter l’école française. Sans parler de l’obligation constitutionnelle faite aux juges d’interpréter la charte des droits et libertés canadienne en se réclamant d’un multiculturalisme opposé, à maints égards, à l’interculturalisme et à la conception de la laïcité que se fait la majorité des Québécois issus de la “priest-ridden province” d’avant la Révolution tranquille. Et ne parlons pas des peuples autochtones auxquels on avait promis deux conférences constitutionnelles consacrées à leurs droits ancestraux et issus de traités, conférences tuées dans l’œuf par le refus du Québec d’entériner la Loi constitutionnelle de 1982.

Les droits collectifs reconnus aux peuples fondateurs du Canada devaient certes évoluer pour s’adapter au monde d’aujourd’hui, mais ni les juges ni les gouvernements n’avaient le pouvoir de les supprimer sans le consentement des parties intéressées, ou de les effacer en douce au nom d’une primauté des droits individuels élevés au rang de dogme par les tenants d’un multiculturalisme sans boussole.

 

Des sages qui ignorent l’histoire du pays

Vu sous l’angle des droits collectifs, le summum du gouvernement par les juges au Canada, celui qui a provoqué les dérives les plus graves, demeure, à mes yeux, l’invention par la Cour suprême d’une supposée “convention constitutionnelle non écrite” à l’appui d’une formule d’amendement constitutionnel inventée de toute pièce par les juges du plus haut tribunal du pays.

Invitée à se prononcer sur la constitutionnalité d’une motion votée par le Parlement le 23 avril 1981, la Cour suprême a majoritairement rejeté l’idée même d’un pacte confédératif conclu entre provinces constituantes en 1867. Et elle a décidé que le rapatriement “unilatéral” de la Constitution canadienne par le Parlement fédéral était légal, mais incompatible avec une “convention constitutionnelle non écrite” exigeant un consentement “appréciable” des provinces, soit “l’appui de plus de deux provinces, mais moins de dix d’entre elles”.

On cherchera en vain la moindre trace d’une telle convention non écrite dans l’histoire constitutionnelle du Canada. Rappelons, pour s’en convaincre, que l’adoption des résolutions de la Conférence de Québec, qui donnèrent naissance à l’Acte de l’Amérique du Nord de 1867, s’est faite à l’unanimité des provinces constituantes, le Bas-Canada (Québec) et le Haut-Canada (Ontario) jouissant d’un droit de vote séparé malgré leur fusion sous I’Acte d’union de 1840. Et pour enfoncer le clou, rappelons que lors de l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord de 1867 par le Parlement britannique, le secrétaire aux affaires coloniales, Lord Carnarvan a solennellement déclaré ce qui suit[2].

Avec de légers changements, les Résolutions adoptées à la Conférence de Québec sont à la base de la mesure législative que j’ai l’honneur de soumettre à ce Parlement. Toutes les provinces de l’Amérique du Nord britannique ont donné leur assentiment à ces Résolutions et la mesure législative née de ces résolutions doit être vue comme un traité d’union entre ces provinces.

Quant au discours prononcé par le sous-secrétaire Charles Adderly à cette même occasion, il confirme sans équivoque les dires de son patron.

À la réflexion, il est évident, selon moi, que le présent arrangement est le fruit de concessions mutuelles consenties entre les Provinces et qui demande à être entériné par une Autorité externe appelée à sanctionner le pacte qu’elles ont ainsi conclu (…). Tel me paraît le rôle que nous devons jouer dans l’adoption du présent projet de loi.

Sur quelle base repose le rejet par la Cour suprême de la “théorie du pacte confédératif”, alors que Carnarvan parle de “treaty of union” conclu à l’unanimité des provinces constituantes, et qu’Aderly demande on ne peut plus clairement au Parlement britannique de donner son assentiment à un pacte signé par toutes les provinces “give sanction to the compact in which they have entered”.

Pire encore, lorsque la Cour suprême se réclame d’une “convention constitutionnelle non écrite” pour proposer une formule d’amendement exigeant “l’assentiment de plus de deux, mais moins de dix provinces”, elle choisit d’ignorer un fait indéniable : toutes les tentatives de rapatriement de la Constitution depuis le Statut de Westminster en 1931 se sont finalement heurtées au veto du Québec. S’il existait une convention constitutionnelle non écrite, comme le prétendait la cour, c’était bien celle-là.

 

Une invention des juges qui a mené au gâchis du 5 novembre '81

C’est en se fondant sur ce jugement inventif de la Cour suprême que la Loi constitutionnelle de 1982 et la Charte canadienne des droits et libertés furent imposées au Québec le 5 novembre 1981. Et le paradoxe scandaleux est que ce qui a été décidé sans le Québec lors de cette “nuit dite des longs couteaux” ne peut être modifié, dans certains cas cruciaux, qu’à l’unanimité des provinces et du fédéral. C’est le cas de la formule d’amendement à l’unanimité adoptée cette nuit-là non pas à l’unanimité, mais par le fédéral et par “plus de deux provinces, mais moins de dix d’entre elles” selon la recette inventée pas la Cour suprême. Le résultat est que la Loi constitutionnelle de 1982 n’aurait jamais pu être adoptée si elle avait été soumise à l’obligation d’unanimité qu’elle impose désormais à ceux qui veulent en amender les articles les plus cruciaux. Les négociateurs de Meech en ont fait la triste expérience.

 

L’arme référendaire pour contrer les abus de pouvoir des tribunaux

Face à un tel gâchis, je déplorais il y a quarante ans, et je déplore encore aujourd’hui que le gouvernement Lévesque ait renoncé à tenir un référendum québécois pour enlever toute légitimité à un jugement de la Cour suprême qui lui retirait arbitrairement son droit de veto historique. D’autant plus que la motion soumise à la cour par le Parlement canadien, en avril 1981, proposait la formule de modification de Victoria, dite des vetos régionaux, pour respecter le droit de veto historique du Québec. Et je regrette encore plus que le gouvernement Lévesque n’ait pas organisé “un référendum salvateur” au lendemain de “la nuit des longs couteaux”, alors que les Québécois auraient pu opposer un non massif à l’entente conclue dans le dos du Québec par Ottawa et le ROC le 5 novembre 1981.

Le gouvernement Lévesque s’étant donné une loi référendaire exemplaire, je ne comprends toujours pas pourquoi il a renoncé à s’en servir pour faire échec au jugement de la Cour suprême en 1981, ou pour disqualifier in extremis l’injuste réforme qu’en ont tirée Ottawa et les provinces du ROC la nuit du 5 novembre 1981.

Je suis de ceux qui pensent qu’on ne doit pas abuser de l’arme référendaire. Mais quand les juges de la Cour suprême déraillent aussi dangereusement qu’ils l’ont fait en 1981, le recours au peuple par voie référendaire est, à mes yeux, une arme légitime, voire nécessaire en régime démocratique. Et je soutiens que devant un NON référendaire retentissant de la part des citoyens et citoyennes du Québec, jamais le Parlement britannique n’aurait osé attenter au droit de veto historique du Québec et donner son aval au rapatriement constitutionnel abusif de 1982.


Un troublant devoir de mémoire

Comme disait le philosophe George Santayana, ceux qui ignorent l’histoire se condamnent à la répéter. En ce 40e anniversaire du rapatriement de la constitution canadienne, j’espère donc respecter le devoir de mémoire qui m’incombe en rédigeant cet article qui, par- delà sa critique sévère de la Cour suprême, se veut un rappel de la vocation supranationale de la fédération canadienne, décrite de façon si parlante par Wilfrid Laurier comme une UNION SANS FUSION des provinces et des peuples fondateurs du Canada.

Ce n’est pas parce qu’un noble idéal connaît des ratés qu’il faut y renoncer. Car Laurier était prophète. Si nous n’arrivons pas à fédérer les peuples de la terre dans le respect de leurs différences culturelles, nous n’arriverons pas à nous donner les outils supranationaux dont nous avons absolument besoin pour réparer notre maison commune. Une petite planète perdue dans le cosmos et menacée de stérilité par le chacun pour soi des humains qui l’habitent. 

André Burelle

Ancien conseiller des gouvernements Trudeau et Mulroney

Image: Jon Kolbert, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons

[1] https://www.huffpost.com/archive/qc/entry/charte-des-valeurs-le-pere-de-la-charte-des-droits-et-libertes-en-faveur-_n_4511837

[2] Les deux citations traduites par moi, sont tirées de la conférence de l’historien George F. G. Stanley intitulée Act or Pact another look at Confederation disponible à l’adresse suivante : https://cha-shc.ca/_uploads/4zubg8j1d.pdf


Téléchargement PDF

Retour en haut

LISTE D'ENVOI

En kiosque

Vol. 26 no.2
Printemps-Été 2024

Trouver UN TEXTE

» Par auteur
» Par thème
» Par numéro
» Par dossier
Favoris et partager

Articles les plus lus


» trouvez un article