Le 3 juin dernier, le docteur Pierre Lalonde, accompagné de Philippe Lorange, était censé donner une conférence au congrès de l'Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ), au Mont-Tremblant. Leur présentation devait prendre la forme d'un débat avec deux autres conférenciers, sur le thème du racisme systémique en psychiatrie. Quelques jours avant le congrès, à la suite de pressions à l’interne, l’AMPQ a décidé d'annuler leur intervention, une illustration supplémentaire de la méthode de plus en plus répandue de la cancel culture qui sévit désormais au Québec. Ils publient ici le contenu sommaire de ces propos qu'ils n'ont pas pu tenir en congrès.
Lien vers le texte de Pierre Lalonde
Depuis quelques années, une théorie issue des départements de sciences humaines s’impose dans le débat public. Des personnes qui se présentent comme des « chercheurs » et des « spécialistes » ou des « experts » interviennent dans l’espace public pour tenter d’analyser les phénomènes de racisme, avérés ou supposés, qui sévissent dans nos sociétés occidentales. Un concept est martelé : le racisme dit « systémique », comme s’il s’agissait d’une évidence. La définition de ce concept ne va pourtant pas de soi. Elle prend des contours confus, appelés à se déplacer au fur et à mesure qu’on nous en explique la portée. Grosso modo, on pourrait s’entendre sur une définition qui revient le plus souvent, à savoir que le racisme systémique serait l’ensemble des comportements, conscients ou non, qui perpétuent des pratiques racistes au sein des institutions. Par exemple, des policiers pratiqueraient le contrôle au faciès, qu’on nomme bien souvent le « profilage racial ». Ces mêmes policiers seraient plus violents et plus intransigeants à l’endroit des personnes issues de minorités visibles. Dans le monde professionnel, des personnes ayant un nom avec une consonance étrangère auraient moins de probabilités d’être engagés, et ce, même lorsqu’ils présentent des compétences similaires à celles des personnes issues du groupe majoritaire. Les exemples se multiplient ainsi afin de démontrer une inégalité structurelle dont serait victime les personnes qui ne seraient pas « blanches ». Les minorités visibles subiraient ainsi les foudres d’une discrimination « systémique » au quotidien, qui freinerait leurs possibilités d’ascension sociale, voire la simple capacité pour elles de vivre décemment.
Sur la base de ces simples considérations, il y aurait déjà beaucoup à dire sur les tenants et aboutissants de la théorie du racisme systémique. Chez les policiers, par exemple, nous savons que la menace d’un limogeage plombe sérieusement les activités des agents. Des quartiers sensibles où se concentrent une population issue de minorités visibles se voient ainsi désavantagés par une présence policière défaillante. Les agents craignent d’intervenir par peur d’être filmés et de voir leur visage circuler sur les réseaux sociaux, de telle sorte qu’un montage fallacieux, non contextualisé, vienne les faire passer pour des policiers racistes et brutaux. La loi des voyous et des gangsters en tout genre s’impose ainsi de mieux en mieux au détriment de la sécurité des résidents. La situation est telle qu’à Montréal, le service de police en est réduit à demander aux clans mafieux de se calmer[1], faisant ainsi un superbe aveu d’impuissance. Le mouvement antiraciste, complètement déconnecté du terrain, en appelle même au désarmement des policiers, voire à l’« abolition » de la police. Les tenants de la théorie du racisme systémique vilipendent ainsi le travail de la police sans jamais évoquer les réalités difficiles auxquelles cette dernière doit faire face. Les policiers sont caricaturés comme une bande de « Blancs » suprémacistes qui exercent un powertrip constant à l’endroit de populations dites marginalisées. Bien entendu, tous conviennent qu’il y a de réels cas de racisme au sein du corps policier. Cela dit, y a-t-il une telle chose qu’une discrimination raciale systémique au Québec, société historiquement tolérante à l’endroit des différents peuples? L’importation d’une grille de lecture issue des États-Unis, pays marqué par le clivage entre Noirs et Blancs, a quelque chose de réducteur.
Mais nos théoriciens ne s’arrêtent pas au strict sujet des interventions de la police. Dans la théorie du racisme systémique, toute institution et toute personne devient suspecte de racisme explicite ou implicite. Ainsi, le racisme ne serait pas simplement le fait des attaques et insultes authentiquement racistes. Il serait partout, dans chaque pratique sociale, chaque parole et chaque pensée. Dans cet ordre d’idées, ce n’était qu’une question de temps avant que les infirmiers et les médecins soient suspects de contribuer à ce mal social. Les théoriciens du racisme systémique pointent ainsi des cas malheureux pour affirmer que des discriminations systémiques caractériseraient les établissements de santé. Le cas le plus patent, au Québec, est celui de Joyce Echaquan, femme atikamekw morte à l’hôpital après avoir subi des insultes racistes. Après une enquête publique, la coroner Géhane Kamel a précisément conclu que la mort de Joyce Echaquan et les circonstances qui l’entourent prouvent que le système de santé au Québec serait caractérisé par un racisme systémique[2]. Pourtant, aussi tragique l’événement soit-il, suffit-il à établir que l’ensemble du système de la santé imposerait des discriminations systémiques à l’endroit des autochtones et des minorités visibles? Au cours de la pandémie, nous savons que bon nombre de personnes vulnérables, hébergées dans les CHSLD, ont subi des traitements dégradants, qui sont allés jusqu’à causer directement ou indirectement la mort. En déduit-on pour autant que le système de santé ferait de « l’âgisme systémique »? La négligence, les fautes graves et toute autre forme de pratique condamnable, aussi déplorables soient-elles, ne font pas nécessairement partie d’une logique plus large qui expliquerait une défaillance généralisée des institutions.
D’ailleurs, la théorie du racisme systémique porte déjà en son sein des contradictions insurmontables. Tout d’abord, il s’agit d’une théorie qui ne peut pas être falsifiée, alors que la possibilité de falsification est le premier critère qui permet de statuer quant à la légitimité d’une théorie. En d’autres termes, les tenants du racisme systémique affirment qu’ils ont raison sur toute la ligne, et que les critiques qu’on leur adresse sont une énième preuve du racisme systémique, puisqu’elles seraient le fait de « privilégiés » qui réagiraient ainsi en raison de la « fragilité blanche ». Face, j’ai raison, pile, tu as tort : voilà l’alternative que nous offre cette théorie.
Outre cela, les raccourcis intellectuels y sont multiples et servent de formule privilégiée à ces théoriciens du racisme systémique. Ainsi, le moindre écart statistique entre groupes ethniques est présenté comme une « preuve » que des discriminations systémiques existent et qu’elles seraient nécessairement le fait du racisme. Dans une logique appliquée tous azimuts de « représentativité », chaque individu est compté comme un « représentant » du groupe ayant la même couleur de peau que lui. Le patient Jean Tremblay, par exemple, n’est plus un individu dans sa singularité : c’est un homme blanc, qui doit être comptabilisé comme tel. S’il est « surreprésenté » dans les statistiques positives, c’est le signe de son « privilège blanc », alors que si un patient noir est « surreprésenté » dans des statistiques négatives, c’est là une preuve que ce dernier subit du racisme systémique. La causalité entre le racisme, qui serait la source de tous les malheurs, et les écarts statistiques, bien réels, est établie d’emblée, sans avoir à être démontrée, sans aucune forme de preuve concrète.
À partir de cette théorie du racisme systémique, on peut alors « déduire » que des discriminations systémiques existent dans pratiquement chaque institution, voire qu’elles sont présentes dans chaque rapport social. Le paroxysme de ce racialisme se retrouve dans les propos d’une Robin DiAngelo, gourou de l’antiracisme le plus radical aux États-Unis, qui voit, par exemple, du racisme dans le simple fait de demander à des élèves ou des employés noirs d’arriver à l’heure. À cet exemple, l’activité de recherche des discriminations systématiques est appelée à s’étendre d’année en année, de telle sorte que nous sommes passés de discussions obscures dans des colloques de sciences humaines aux États-Unis à un très sérieux congrès de médecins psychiatres au Québec.
Nos observations sur la théorie du racisme systémique pourraient s’arrêter ici, bien qu’il y ait toujours des analyses à faire. Cependant, nous croyons qu’il est bon de noter maintenant à quel point cette théorie contribue plus largement au mouvement woke qui s’impose dans notre monde depuis un certain nombre d’années, cultivant la cancel culture qui s’abat sur nos démocraties.
Tout d’abord, que signifient ces termes qui s’imposent de plus en plus dans l’espace public? On pourrait comprendre le wokisme comme un combat pour la justice sociale qui a mal tourné. Il ne s’agit plus seulement de militer pour aider les plus démunis et de lutter pour une meilleure égalité sociale, combats traditionnels de la gauche et de la social-démocratie. Désormais, le wokisme annonce vouloir aller plus loin dans cette lutte pour la justice sociale. « Éveillé » aux nouvelles réalités contemporaines, le woke concentre son regard sur le marginalisé, ici d’abord entendu comme étant représentée par le « racisé », soit une personne issue des minorités visibles, qui subirait une catégorisation raciale de tous les instants voulue par la « majorité blanche ». L’universalisme d’un Martin Luther King ne serait plus une solution apte à répondre aux problèmes que connaîtraient les personnes marginalisées. Les wokes, adoptant une logique racialiste, s’en prennent notamment à la pensée du « colorblind », soit le fait de « ne pas voir » la couleur de peau d’un individu, mais uniquement ses compétences et sa personnalité, notamment dans le contexte d’une embauche ou d’une promotion professionnelle. Alors qu’il n’y a pas encore si longtemps, la tolérance était précisément vue comme le fait d’exercer cet « aveuglement », le wokisme entend renverser cette logique, qui relèverait de la « tromperie » de la part de la « majorité blanche privilégiée ». La « colorblindness » cacherait des discriminations systémiques qui continueraient d’imposer leur injustice à l’égard des minorités visibles. Sous le couvert de la tolérance, la société « blanche » réussirait ainsi à perpétuer sa suprématie par rapport aux groupes marginalisés, à l’aide d’un vernis antiraciste sans conséquence concrète sur les « véritables » rapports de force qui maintiendraient la violence contre les « racisés ». Ainsi, on ne dira plus que tout citoyen du Québec est un Québécois, indépendamment de son origine ou de sa couleur de peau. Bien au contraire, le woke tient à souligner l’appartenance ethnique d’un individu afin de révéler les inégalités systémiques que ce dernier subit. Comme nous l’avons déjà souligné, l’établissement de relations de cause à effet se fait de manière fallacieuse, mais, puisque les « experts » de l’antiracisme ont un titre, une chaire et des bourses, le statut d’autorité qui leur ait donné leur permet de se donner une aura de crédibilité dans les espaces médiatiques et institutionnels.
Dans cette idéologie, les membres de minorités visibles sont systématiquement pensés comme formant un bloc monolithique qui ne penserait et ne parlerait que d’une seule voix. Ainsi entend-on souvent, dans différents débats publics, qu’il faut entendre « la voix des minorités », comme si ces minorités n’avaient précisément qu’une seule voix et que celle-ci était bien entendu transmise par des lobbyistes racialistes déguisés en chroniqueurs et journalistes. Au Québec, il est possible d’entendre des voix dissonantes chez des Québécois de toutes origines, qui démasquent ces impostures délétères pour la cohésion nationale : pensons à Murielle Chatelier, Stephan Fogaing, Normand Brathwaite, Maka Kotto et plusieurs autres[3]. En guise de réponse à cette évocation, un woke aura comme réflexe de mépriser ces individus, insultés comme étant des « Oreo » (noir de l’extérieur, blanc à l’intérieur) ou par tout autre qualificatif désignant un Noir soucieux d’être bien vu par les Blancs. Ainsi l’appel à la « diversité » et à l’écoute des voix « invisibilisées » est-il à sens unique chez les wokes, puisqu’il a pour seul but de faire entendre un discours monolithique qui encense sans nuance les idées racialistes.
Malgré ses faiblesses théoriques, le wokisme réussit à s’imposer dans le monde occidental par le biais, entre autres, de la cancel culture, véritable stratégie de bannissement de toute idée non conforme à la nouvelle idéologie dominante. Plongés dans une véritable dystopie orwellienne, différents corps de métiers doivent maintenant surveiller le moindre mot qu’ils prononcent, notamment le mot « nègre », qui est l’objet d’un véritable tabou depuis deux ans dans la foulée de l’affaire Verushka Lieutenant-Duval. L’hypersensibilité des militants wokes les font sursauter au moindre mot considéré comme « déplacé », et ce, peu importe le contexte dans lequel il est prononcé. Désormais, la simple prononciation d’un mot ayant potentiellement la capacité de blesser des membres de minorités suscite l’appel au bannissement et au retrait de mots en question du vocabulaire acceptable. Il n’y a pas encore si longtemps de cela, le commun des mortels comprenait qu’il était inacceptable de proférer des insultes racistes ou sexistes à l’encontre de qui que ce soit. Cette norme sociale était justifiée et parfaitement légitime. Cela dit, est-ce normal de bannir ces mots insultants comme tels, même lorsqu’ils sont prononcés dans un cadre pédagogique ou descriptif? Voilà où le bon sens populaire n’est pas prêt à aller, et cela nous rappelle qu’il est toujours bon d’exercer un minimum de jugement pour vivre en société.
Par ailleurs, cette censure est bien évidemment orientée par une lecture racialiste, de telle sorte que des insultes lancées aux Québécois, par exemple, ne subissent nullement une telle désapprobation publique. De nos jours, des Canadiens anglais et différents militants wokes peuvent ainsi insulter les Québécois de la plus vile des manières sans que jamais on n’y voie le moindre problème. « It’s not even proper French », « without Quebec Canada would be a decent country », « racist », « hicks », « suprémacistes », toutes les insultes sont bonnes pour rappeler aux Québécois que leur simple existence est un scandale. Aujourd’hui, les théoriciens du racisme systémique perpétuent ce mépris multiséculaire en réduisant les Québécois à n’être qu’une bande de « blancs privilégiés » qui persécuteraient leurs minorités à la manière d’esclavagistes impénitents.
En conclusion, que doit-on retenir de ce concept du racisme systémique? Qu’il s’agit d’une notion hautement critiquable et contestable, qui mérite très certainement de faire l’objet de débats soutenus dans l’espace public. Nous devons nous extirper de l’esprit de soumission à l’égard du racialisme et du wokisme, qui pousse trop souvent nos contemporains à donner des gages non mérités à des militants déguisés en experts. Les méthodes des tenants de la théorie du racisme systémique sont bien souvent antidémocratiques, mais ce n’est pas pour autant une raison de commettre la même erreur que celle de nos adversaires. Il faut favoriser les débats autour de toutes ces notions. Face à la cancel culture, un démocrate doit savoir raison garder, et retenir le mot d’Alfred Sauvy : « Le but de la démocratie n’est pas de s’entendre mais de savoir se diviser. »
Philippe Lorange
Étudiant à la maîtrise en sociologie – UQÀM
[1] Marc Sandreschi et Félix Séguin et Eric Thibault, « La police demande à la mafia de calmer le jeu », TVA Nouvelles, 21 octobre 2021.
[3] Quelques textes de leurs plumes : Murielle Chatelier, « J’ai une peau noire et je rejette le concept de racisme systémique », Le Journal de Montréal, 25 février 2021; Stephan Fogaing, « L’avenir du Québec passe par la citoyenneté et non les identités », La Presse, 7 avril 2022; Maka Kotto, « Lettre à Boucar Diouf », Le Journal de Montréal, 22 février 2021; Maka Kotto, « Racisme, on se calme! », Le Journal de Montréal, 4 octobre 2021.