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Le débat des dernières années à propos de la laïcité, qui s’est cristallisé ces derniers temps autour de la loi 21, s'est transporté devant les tribunaux. Un premier jugement a été rendu par le juge Blanchard de la cour supérieure. Dans l'état actuel de la jurisprudence, seul le recours à la clause dérogatoire a permis de maintenir la validité de la loi. Les enjeux que pose le passage devant les tribunaux de la loi 21 sont cependant beaucoup plus vastes et fondamentaux que l'on pense. Ils touchent directement à la vision différente des chartes québécoise et canadienne des droits humains.
Malgré le caractère rébarbatif de l'exercice, j'ai pris le temps de lire le jugement Blanchard sur la loi 21. J'ai aussi lu le mémoire de la Commission des droits de la personne du Québec déposé à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale – Projet de loi n° 21. Ce texte a le mérite d'être plus accessible à un lecteur moyen. À la suite de ces lectures, je crois qu'il est possible de recadrer le débat pour sortir de l'acrimonie actuelle.
Personnellement sans être un chaud partisan de la loi 21, je m'y suis rallié plus parce que les exagérations des opposants à la loi me choquaient que parce que ses partisans me convainquaient de la justesse de leurs propos. Je crois que pour qu'un débat soit productif, il faut que chacun accepte l'idée qu'il ne détient qu'une partie de la solution et que le camp opposé peut tout autant en détenir une part lui aussi. C'est dans cet esprit que je présente ici ma vision des choses. La loi 21 offre des acquis importants pour la conquête d'une laïcité inachevée tout en incluant des dérapages sur la question des droits humains qui devraient être corrigés. Ne pas les corriger pourrait entraîner des conséquences dramatiques pour la démocratie québécoise qui iraient au-delà de la seule question de la laïcité. C'est ce que je souhaite démontrer.
Un acquis important
J’aborderai d'abord la laïcité de l'État. La loi 21 est la première et la seule loi qui existe au Canada sur le sujet. On nous dit que l'État canadien est de facto laïc mais cela ne repose sur aucun texte législatif spécifique. D’un point de vue juridique, tout repose sur des jurisprudences. Voici ce qu'en dit par exemple Wikipédia : « En vertu de cette obligation, l'État doit demeurer un acteur neutre dans les rapports entre les diverses confessions ainsi qu’entre celles-ci et la société civile[1]. »
On retrouve exprimé le même point de vue dans le jugement Blanchard :
[1059] Dans Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)[752], la Cour suprême trace les contours de l’obligation de neutralité de l’État en matière de liberté de conscience et de religion en rappelant que la Charte protège les minorités religieuses contre la menace de la « tyrannie de la majorité »[753]. Elle rappelle que l’évolution de la société canadienne engendre une conception de la neutralité suivant laquelle l’État ne doit pas s’ingérer dans le domaine de la religion et des croyances et que ce devoir de neutralité exige qu’il ne favorise ni ne défavorise aucune croyance pas plus que l’incroyance.
Cela permet de constater que ce qu'on nomme la laïcité au Canada ne va que dans un sens: l'État ne peut s'ingérer dans aucune question religieuse. Mais a contrario, rien n'interdit aux religions de s'ingérer dans les affaires de l'État. D’ailleurs, la mention de la suprématie de Dieu dans le préambule de la charte canadienne des droits le démontre. On banalise souvent cette expression insérée dans le préambule de la charte des droits et liberté canadienne. Pourtant, la citation suivante, également tirée de Wikipédia, est éloquente au sujet de l’importance qu’il convient de lui accorder.
Malgré les protestations du Parti libéral du Canada, qui disaient qu'un meilleur préambule pourrait être rédigé après le rapatriement et qu'il n'y avait nul besoin d'adopter le préambule proposé par le Parti conservateur, les groupes religieux ont augmenté leurs pressions. Le ministre de la Justice de Trudeau, Jean Chrétien, a affirmé que c'était le sujet principal de toutes les lettres reçues par le gouvernement au cours du processus de rapatriement.
Comme on le voit, les groupes religieux ne se privent pas pour leur part d'intervenir dans les affaires de l'État. Et il ne s’agit pas uniquement de groupes que l’on pourrait qualifier de conservateurs, Comme on peut le lire à la suite de ce qui précède :
Politiquement, le préambule est controversé. En 1999, le député Svend Robinson, du Nouveau Parti démocratique, a proposé à la Chambre des communes du Canada que la mention de Dieu soit retirée du préambule, affirmant avoir des craintes concernant la diversité du Canada et les Canadiens qui ne partagent pas ce principe. Il fut appuyé par un millier de ses commettants qui ont signé une pétition, mais la proposition était controversée et son parti a réagi en lui retirant ses responsabilités et ses fonctions au sein du caucus. Le Nouveau Parti démocratique prend en effet ses origines dans l'évangile social.
L'État canadien est-il donc un État laïc? Non, il s’agit d’un État pluriconfessionnel, ce qui n’est pas la même chose. J'ai lu et relu le jugement Blanchard et je ne m'y retrouve que difficilement dans les contorsions sémantiques et juridiques de ce texte. Les deux citations suivantes du jugement Blanchard indiquent d’ailleurs la confusion qui règne dans l’esprit du magistrat au sujet de ce concept de laïcité énoncée dans la loi 21.
[369] [...] le législateur adopte la Loi 21 à des fins laïques; elle prescrit ce qui constitue essentiellement une obligation laïque ». Cet extrait démontre bien que le vocable, et même le concept de « laïcité », comporte la même essence que celui de la « religion ».
[386] Avec égard, cette position comporte, à tout le moins, une incohérence fondamentale. En effet en société, la laïcité n’existe comme concept que parce que la religion existe en réalité. Il s’agit des deux faces d’une même médaille, du négatif et du positif d’une photographie, par exemple. En l’absence de l’existence de la religion, point besoin de parler de laïcité.
En fait, le juge Blanchard redéfinit la laicité comme étant une position équivalente à une position religieuse. On peut considérer l'athéisme de cette façon, mais la laicité quant à elle ne peut être identifiée à une "non-croyance". En effet, il est tout à fait possible qu'une personne croyante soit en accord avec le principe de la laicité de l'État. Rien logiquement ne s'y oppose alors qu'on ne peut être à la fois athée et croyant.
Voici le texte de l'article 2 de la loi sur la laïcité de l'État qui est visé par le commentaire du juge:
2. La laïcité de l’État repose sur les principes suivants :1° la séparation de l’État et des religions; 2° la neutralité religieuse de l’État; 3° l’égalité de tous les citoyens et citoyennes; 4° la liberté de conscience et la liberté de religion.
Comme on peut le constater, la définition de la laicité incluse dans cette loi ne s'oppose pas au phénomène religieux. Sa nature est de définir les rapports entre les religions et l'État. Le juge Blanchard a plutôt choisi d'assimiler la laïcité à une forme de croyance religieuse. Veut-il ainsi évoquer une posture suivant laquelle l’État ne doit pas s’ingérer dans le domaine de la religion, incluant la laïcité? J'avoue ne pas bien comprendre sa logique.
On peut se demander aussi si la vision canadienne de la laïcité définie comme la neutralité de l'État par rapport aux affaires religieuses est la seule possible. Il n'existe pas une seule conception universelle de la laïcité compatible avec les droits humains dont le Canada serait dépositaire.
Ces passages du mémoire de la commission québécoise des droits de la personne sont significatifs à cet égard :
D’une part, la Commission souhaite rappeler qu’il n’existe pas une forme parfaite ou absolue de laïcité, mais toujours des formes spécifiques « plus ou moins partielles ou consistantes » de laïcité. Ces principes se modulent en effet diversement entre eux selon le contexte particulier dans lequel ils s’inscrivent, menant à un arrangement précis (mais non-fixe) à chaque modèle de laïcité […]. En tant qu’aménagement politique ou attribut de l’État, la laïcité s’actualise toujours à travers des architectures particulières trouvant ses racines dans un contexte socio-historique et politique donné, selon que l’on observe le modèle de laïcité français, belge, mexicain, américain, japonais, etc[2].
L'opposition fondamentale entre les défenseurs de la loi 21 et les opposants tient dans cette idée que la loi 21 cherche à introduire une vision québécoise de la laicité qui s'oppose directement à la conception canadienne que l'ensemble de l'appareil juridique canadien partage.
Dans cette perspective, affirmer le principe de la séparation des pouvoirs politique et religieux dans la charte québécoise des Droits de la personne n'est pas anodin. C’est pour cela qu’il vaudrait mieux, à mon avis, préciser la notion de séparation des pouvoirs pour établir une frontière étanche entre les institutions religieuses et étatiques en affirmant que les institutions publiques doivent maintenir une posture d'indépendance face aux clergés et aux institutions religieuses. Ce serait un gain important et c'est foncièrement ce qui est recherché par les tenants de la laïcité au Québec. L'introduction d'une législation sur la laïcité dans ce contexte est un acquis significatif qu'il faut reconnaitre et défendre et il dépasse la seule question des signes religieux. C'est un pas de plus dans la longue et difficile lutte pour briser l'intrusion du religieux dans les affaires de l'État dont nous avons subi largement les conséquences au Québec.
Dans le contexte canadien, une loi sur la laïcité au Québec constitue ainsi un contrepoids à la charte canadienne, qui est placée quant à elle sous la suprématie de Dieu.
Les droits inscrits dans les chartes canadiennes et québécoise et la laïcité
La loi 21 soulève cependant certains enjeux par rapport à la question des droits et libertés. À titre personnel, je me serais contenté pour cette raison de la proposition Bouchard-Taylor. Elle me semblait bien suffisante pour marquer la laïcité de l'État. Mais le rappel de la laborieuse bataille pour la déconfessionnalisation de l'éducation m'a fait adhérer à l'idée d'imposer également cette laïcité au milieu scolaire.
Analysons d'abord les clauses dérogatoires auxquelles a eu recours le législateur.
Le jugement Blanchard signale à cet égard des abus inutiles et vexatoires dans la loi 21 :
[755] Voilà pourquoi dans le contexte de l’analyse des clauses de dérogation, le Tribunal croit utile de mettre en lumière certaines observations, car il ne peut que constater la portée à priori exorbitante de l’utilisation qu’en fait le législateur. En effet, en ce qui concerne la Charte québécoise, on note que la Loi 21 stérilise sans restriction l’application de ses articles 1 à 38, et qu’il en va de même avec les articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne.
[758] Ainsi, bien qu’il apparaisse logique, qu’afin que la Loi 21 produise ses effets à tout prix, que le législateur québécois neutralise les dispositions relatives aux libertés de conscience, de religion et d’expression énoncés aux articles 3 de la Charte québécoise et 2a) et 2b) de la Charte canadienne, tout comme celles prévoyant le droit à la sauvegarde de la dignité (4) et au respect de la vie privée, et celles découlant des articles 10 à 13 et 16 à 20 de la Charte québécoise traitant de discrimination ou de l’article 15 de la Charte canadienne traitant du droit à l’égalité devant la loi et du bénéfice et de la protection égale de la loi, il n’en va pas de même pour les autres dérogations incluses dans les articles 33 et 34 de la Loi 21.
Je ne peux qu'être d'accord avec le juge sur ce point. Qu'on se limite à suspendre les articles qui correspondent à l'effet recherché mais qu'on suspende des droits qui ne sont pas directement en lien avec cette question de la laïcité est à mon sens scandaleux. Cette suspension permet au juge Blanchard de lancer les avertissements suivants :
[778] À titre d’exemple, le Tribunal ne peut voir comment la suspension du droit au secret professionnel ou à celui du droit à l’avocat, pour ne citer que ceux-là, participe à la réalisation de l’objectif législatif d’affirmation de la laïcité. Avec égard, cette suspension apparaît à la fois exorbitante et inutile. On peut donc raisonnablement soutenir qu’un justiciable devrait pouvoir contester cet usage du législateur de la clause de dérogation dans une loi qui porte sur la laïcité.
[779] Cependant, il n’existe aucune telle demande spécifique en l’instance et, évidemment, dans l’état actuel du droit, cette question relève d’une juridiction supérieure et pourra possiblement faire partie de ce que certains auteurs qualifient de dialogue entre les tribunaux et les législateurs. Pour l’instant, à ce niveau, elle relève de lege ferenda.
Au regard de tels abus, les tribunaux pourront justifier et éventuellement imposer des restrictions à l'utilisation des clauses dérogatoires. Les conséquences déborderaient alors largement le cas de la seule loi 21. Conscientisés au risque d'abus pouvant se reproduire dans d'autres cas, il y a même de fortes chances qu'un revirement de l'opinion se produise, et qu'il ne soit pas à l'avantage des tenants de la laicité.
Il faut alors poser franchement la question : la Loi 21 contrevient-elle aux chartes ?
L'analyse en fonction de l’article 1 de la charte canadienne
Pour ce qui de la Charte canadienne, cela ne fait guère de doute. Il y est en effet stipulé :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
On y précise ensuite la démarche sur laquelle le juge doit fonder son jugement :
[1013] Cette mise en contexte terminée, il convient de rappeler que l’analyse en vertu de l’article premier repose sur une démarche en quatre temps. (1) Les défenseurs de la loi doivent démontrer le caractère urgent et réel de l’objet de la loi et que les moyens choisis s’avèrent proportionnel à cet objet. Pour ce faire, le législateur respectera le critère de proportionnalité si (2) les moyens adoptés se trouvent rationnellement liés à cet objet, (3) la loi porte atteinte de façon minimale au droit en question et, (4) il existe une proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi.
Alors, l’objet de la Loi 21 avait-il un caractère urgent et réel?
Si on prend une définition simple du mot « urgent » : qui ne souffre aucun délai, qui ne peut être différé, on peut répondre non, du moins si on considère que 12 ans de débat et 7 projets de lois avortés sont sans importance ; mais on peut aussi opiner que oui, si on pense que cette question affecte le climat social depuis longtemps. Sur ce point précis, le juge Blanchard tranche en faveur de la loi.
[1028] Tout cela, écrit-il dans son jugement, mène donc à une conclusion qui s’impose d’emblée : le législateur québécois atteint assurément un objectif législatif réel et urgent aux termes de la jurisprudence en adoptant la Loi 21.
Mais il ne défend pas du tout le même point de vue en ce qui concerne la proportionnalité des moyens.
[1069] Il ne fait aucun doute que les interdictions de porter de signes religieux et les conséquences qui s’y attachent s’avèrent des plus graves pour les personnes qui en portent en raison de leur foi. On peut même affirmer qu’il s’agit là pour elles d’une certaine forme de négation de leur être dans ce qu’il recèle de plus intime et de plus fondamental.
Cette jurisprudence sur laquelle s’appuie le juge donne pratiquement la priorité absolue à la liberté religieuse. Qu'est-ce qui peut être plus grave en effet que la négation de son « être »? Seule une menace à l’intégrité physique peut y faire contrepoids. Il est évident dans ces circonstances que seul un fléchissement de la jurisprudence qui s’appuie sur la charte canadienne peut renverser la donne.
Présenté de cette façon la barre qui permettrait de limiter la liberté de religion est extrêmement haute mais, seulement pour ceux qui ont des croyances religieuses sincères.
On peut porter des signes pour diverses raisons : par croyance sincère, mais aussi par besoin d'affirmer une identité, pour se singulariser, ou encore, comme l'enseignante de Chelsea, par volonté de s’opposer à une idéologie qu'on réprouve. Dans ces cas-là, nous ne sommes plus devant des faits qui concerne le droit à la liberté religieuse tel que prévu par la charte canadienne. Mais comment vérifier? Qu’est-ce qui pourrait tenir lieu de test de foi sincère? La question reste entière.
Cela dit, tenter de modifier la conception actuelle de la charte canadienne tel qu'elle a été définie par la jurisprudence ne semble pas possible à court terme. Peu importe sous quel angle on examine la question, c'est donc une impasse.
L'analyse selon la clause 9.1 de la charte québécoise.
Il est important de noter que, dans son jugement, le juge Blanchard n'a pas présenté d'analyse qui aurait tenu compte de l'article 9.1 de la charte québécoise. Il s'est limité à une analyse fondée sur la charte canadienne.
Modifié par la loi 21, l'article 9-1 de la charte québécoise se lit comme suit :
9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.
La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. Dans le mémoire de la commission québécoise des droits on retrouve les passages suivants:
Pris dans son ensemble, l’art. 9.1 prévoit que la loi peut fixer des limites à l’étendue et à l’exercice des libertés et droits fondamentaux garantis pour assurer le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec[3].
La charte québécoise permet de considérer la laïcité dans une tout autre perspective que ce qu'on observe dans la charte canadienne. Avec cet article, il est évident qu’on peut fixer des limites aux droits individuels pour assurer la protection des valeurs de la collectivités. Cela constitue un exercice tout à fait légitime dans le cadre de la charte québécoise. L’Assemblée nationale, qui adopte les lois, en a la responsabilité.
Pour bien comprendre comment on doit utiliser la clause 9.1, voici un extrait particulièrement significatif :
À titre d’exemple, on a écrit que par l’article 9.1 de la Charte « le législateur québécois demande aux tribunaux d’assurer la protection des droits des citoyens du Québec en appréciant et en conciliant ces droits avec les autres valeurs publiques ». C’est de cette façon, précise la Cour suprême, que doit être abordé cet « exercice complexe, nuancé et tributaire des faits propres à chaque espèce[4].
La charte québécoise fixe donc quatre grands critères pour encadrer l'analyse à faire. Ces critères doivent servir à fixer les limites de l'exercice des libertés et droits fondamentaux. Comme le dit la cour suprême il faut donc procéder à l'exercice complexe, nuancé et tributaire des faits propres à chaque espèce pour déterminer si la loi 21 respecte l'esprit de la charte québécoise.
Si l’on se prête à une telle analyse en commençant par les personnes qui détiennent au nom de l'État une autorité coercitive : policiers, agents de la paix, avocats, juges portent un uniforme. On n'exige pas de porter un uniforme sans raison.
La polémique entourant le port par plusieurs policiers du symbole Thin blue line illustre bien les problèmes que cela peut poser.
Dans un éditorial sur le sujet, voici ce qu’écrit Nathalie Collard :
Les représentants des forces de l’ordre devraient-ils avoir le droit de porter un tel symbole ? La réponse nous semble évidente : non.
Plusieurs raisons le justifient : la première est que la Loi sur la police interdit d’altérer l’uniforme. De plus, la Thin Blue Line est un symbole qui porte à confusion. Il rappelle que le travail des policiers est dangereux, ce qui est vrai. Mais comment le citoyen doit-il comprendre l’intention derrière ce message ? En le portant, les policiers dénoncent-ils leurs conditions de travail ? Prennent-ils position dans le débat sur le définancement de la police ? Ce n’est pas clair.
Ce n’est pas tout. Pour certains citoyens, ce symbole véhicule un message raciste, associé à l’extrême droite et au mouvement Blue Lives Matter. Dans tous les cas, la Thin Blue Line est donc une prise de position.
Si on interdit aux représentants de l’État en position d’autorité d’arborer des signes religieux, comment pourrait-on les autoriser à porter un symbole à connotation politique ? La Thin Blue Line n’est pas neutre, elle envoie un message. Elle n’a donc pas sa place sur l’uniforme des policiers[5].
Mais n'est-ce pas justement un malaise équivalent qui se manifeste chez ceux qui réclament l'interdiction des signes religieux pour cette catégorie d'employés? Si l'uniforme des policiers doit être neutre, il ne peut pas l'être pour les uns et pas pour les autres. À mon sens, ce n'est pas une question de discrimination mais une question de cohérence. L'inscrire dans une loi définissant les rapports entre l'État et les religions est une question d'affirmation de l'indépendance de l'État face aux religions. Elle se situe dans le cadre d'une politique générale à propos du port d'un uniforme. Elle ne cible donc pas spécifiquement un groupe particulier qui se verrait ainsi discriminé.
Ces arguments sont tout aussi valables pour le personnel du système judiciaire qui porte un vêtement de cour dans la mesure où celui-ci est aussi prescrit par la procédure des cours de justices.
Ce qui amène cependant à soulever la question de ceux qui doivent être concernés par l'interdiction des signes religieux.
Quelles sont ces personnes?
On les identifie en général comme exerçant une fonction d'autorité au sein de l'État. Outre les enseignants, la loi vise des fonctions de l'État formant une longue liste qu'on trouve à annexe 3. Essentiellement les postes visés devraient être ceux occupés par les agents de l’État en position d'autorité coercitive. À mon sens cette interdiction doit se limiter à des fonctions symbolisant clairement l'autorité de l'État par le port d'un uniforme ou par une fonction où un décorum particulier est la plus appropriée. Le rapport Bouchard-Taylor recommandait la liste suivante : magistrats et procureurs de la Couronne, policiers, gardiens de prison, président et vice-présidents de l’Assemblée nationale. La loi est nettement plus exhaustive. Est-ce nécessaire?
Le cas du milieu scolaire, un cas différent
La question du port de signes religieux dans le milieu scolaire est différente de celle qui concerne des agents de l’État en position d’autorité coercitive. Elle se présente plutôt dans le contexte de déconfessionnalisation du réseau scolaire public. Cette déconfessionnalisation est le résultat d’un long cheminement au Québec.
Cette déconfessionnalisation s'est faite malgré une longue résistance des milieux religieux. Le mémoire de la commission des droits de la personne du Québec le décrit sommairement.
Le système scolaire québécois a été déconfessionnalisé récemment. Certes, en créant en 1964 le ministère de l’Éducation, l’État s’approprie les responsabilités en matière d’éducation telles qu’elles ont été exercées par l’Église catholique et les communautés protestantes depuis 1875. Néanmoins, « la question de la confessionnalité et de la laïcité de l’école [demeure] irrésolue » étant donné que le système de commissions scolaires catholiques et protestantes sera par la suite maintenu jusqu’en 1998, que les écoles demeureront confessionnelles jusqu’en 2000 et que les catholiques et les protestants auront de plus bénéficié d’un enseignement religieux à l’école jusqu’en 2005. En remplacement de l’enseignement religieux, le programme d’Éthique et culture religieuse sera implanté dans l’ensemble des écoles du Québec à compter de l’automne 2008[6].
On ne peut évacuer ce contexte historique du débat particulièrement émotif autour des signes religieux portés par les enseignants. Il faut aussi rappeler que, lorsque la déconfessionnalisation du système scolaire touchait à son but, la crise du kirpan éclatait. Rappelons que cet incident s’est produit dans le milieux scolaire et qu’elle constitue l'étincelle qui a mis le feu aux poudres. C’est cet épisode qui a mené à la création d'une commission d'enquête importante : la commission Bouchard-Taylor dont les recommandations sont restées longtemps lettre morte.
Comme on le signale dans le jugement Blanchard :
[1022] Ces délibérations sociales se poursuivent à l’Assemblée nationale alors que l’on recense sept projets de loi depuis 2010[731] qui traitent de la question des signes religieux, émanant de formations politiques différentes. Le constituant n’en adopte que deux : le projet de Loi 62 le 18 octobre 2017 et le projet de Loi 21 le 16 juin 2019.
Cette question est donc plus reliée à la déconfessionnalisation des institutions scolaires qu'à la seule question du port de signes religieux et elle trouve sa source dans l'histoire de notre société.
Le port de signe religieux dans le milieu scolaire se présente donc différemment que pour les personnes en position d'autorité coercitive. Il n'y a pas de tenue uniforme dans le milieu scolaire. La neutralité vestimentaire que procure l'uniforme est absente. Cependant le malaise social que provoque le port de signes religieux dans le contexte scolaire est manifestement présent.
La question des signes religieux dans les écoles ne peut alors se résoudre que si on tient compte de ce contexte social tout comme de la situation des personnes concernées par l'interdiction. Comment défaire ce nœud gordien? Il me semble qu’une voie possible serait de considérer la notion de bien-être collectif, autrement dit la nécessité d'établir un vivre-ensemble harmonieux. Mais comment trouver un équilibre entre deux positions qui semblent à première vue totalement antagoniques? Il s'agit d'aménager un espace où la collectivité autant que les individus pourront trouver un équilibre entre ces deux postures par l'exercice complexe prévu à l’article 9.1.
La portée de la restriction.
Et si on essayait de regarder cela par l'angle de la portée des restrictions.
Dans le jugement Blanchard on retrouve des positions assez ambiguës sur la portée des restrictions.
[321] Par exemple, une personne catholique ne peut porter une croix sous ses vêtements, tout comme un homme de confession juive ne peut porter des tzizits sous sa chemise.
[322] À ce sujet, le PGQ reconnaît à l’audience que la Loi 21 s’applique bel et bien aux signes religieux invisibles portés par les personnes qu’elle vise. Le MLQ quant à lui prétend que cette position s’avère absurde et que le Tribunal ne devrait pas la reconnaître.
[325] Il appert, selon l’interprétation du CSSM, qu’une personne enseignante ne pourrait porter un symbole religieux alors qu’elle se trouve à son domicile en train de faire sa tâche de correction de travaux186. Il s’agit d’une situation qui demeure, à ce jour, hypothétique, mais il n’en demeure pas moins qu’elle découle d’une interprétation faite par le CSSM des effets de la Loi 21.
Doit-on par exemple interdire le port de tout signe religieux? Certains croyants orthopraxistes portent des signes qui ne sont ni visibles ni identifiables comme la barbe, un signe porté dans le cou mais sous les vêtements ; certains autres portent un vêtement de corps prescrit par leur religion. D'autre part, le travail se fait parfois hors du lieu d'affectation.
La loi doit être claire sur ce point et viser à établir des règles les moins restrictives possibles. Elle devrait spécifier par exemple que sont visés uniquement les signes visibles et identifiables portés sur les lieux de travail ou dans l'exercice public des fonctions, selon le cas.
Il faut se rappeler que le but n'est pas de punir les comportements religieux mais uniquement de marquer la séparation du religieux et de l'État. En fait, dans le cas du milieu scolaire ne pourrait-on pas appliquer un devoir de réserve pour les seuls signes visibles et identifiables? Par contre, un enseignant comme tout autre fonctionnaire n'a pas le droit d'arborer des symboles de son adhésion à une idéologie politique. Neutralité oblige. Ne devrait-il pas en être de même des signes religieux visibles ? Après tout le lien personnel du croyant est avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle ça relève de l'intime pas du public.
Enfin que les droits acquis soient non-transférables lors d'une nouvelle affectation était-il vraiment nécessaire?
La vie dans une collectivité repose sur la capacité de chacun de faire son bout de chemin Le bien-être collectif, c'est ça. Il me semble qu'il est tout à fait possible qu'un système juridique soit en mesure d'en évaluer la pertinence en dehors de tout dogmatisme
Dans cette perspective il serait souhaitable que la clause dérogatoire portant sur la charte des droits québécoise soit levée. La charte québécoise permet en effet un débat où les deux points de vue peuvent se retrouver et probablement se concilier autour de la notion de bien-être collectif, car, somme toute, c'est ce que disent rechercher les deux camps.
Les symboles religieux
L’article 17 de la loi sur la laïcité précise que :
Les articles 1 à 3 ne peuvent être interprétés comme ayant pour effet d’exiger d’une institution visée à l’article 3 qu’elle retire ou modifie un immeuble ou un bien meuble qui orne un immeuble. Toutefois, une institution peut, de sa propre initiative, retirer ou modifier un immeuble ou un tel bien meuble. Ces articles ne peuvent non plus être interprétés comme ayant un effet sur la toponymie, sur la dénomination d’une institution visée à l’article 3 ou sur une dénomination que celle-ci emploie.
Concrètement, cela laisse en suspens la question des symboles religieux ornant nombre de bâtiments publics québécois. Le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, et la ministre de la Santé, Danielle McCann, ont d’ailleurs choisi, au lendemain de l’adoption de la loi, de ne pas énoncer de directives pour qu’on décroche les crucifix présents dans les écoles et les établissements de santé, à l’inverse de leur collègue Sonia LeBel qui a demandé qu’on retire ceux qui étaient accrochés dans les salles d’audience des palais de justice québécois.
Les symboles religieux amovibles qu'on peut trouver dans les édifices publics ont effectivement, dans certains cas, une valeur patrimoniale alors que d'autres n'ont que peu d'intérêt. Une commission chargée par le gouvernement de l'inventaire et du traitement de pièces ayant valeur patrimoniale aurait dû être créée, ne serait-ce que par souci de cohérence. Si le personnel ne peut afficher de signes religieux mais que les symboles religieux peuvent continuer à être exposés en toute liberté dans les salles de classe, il y a là une incohérence inadmissible, et ceux qui portent des signes religieux ont tout à fait raison d'en souligner l'absurdité.
Au nom de l’indépendance de l’État face aux religions, la loi aurait dû également exiger le retrait des symboles religieux au moins dans les lieux de délibération démocratique, les cours de justice, les salles de classes plutôt que de laisser cette tâche à la discrétion de ministre.
Conclusion
Ce que je retiens principalement de la lecture du jugement Blanchard, c'est le fossé qui semble existe entre la perception de la laïcité au sein de la population et celle qui prévaut dans le système juridique. Pour le milieu juridique, la question est réglée. Il s'est établi par jurisprudence une conception de la laïcité avec laquelle le système juridique est à l'aise et qu'il n'a aucun intérêt à modifier. C'est du moins l'impression que m'ont laissé mes lectures.
La loi 21 pose toutefois un problème du fait de l'utilisation abusive des clauses dérogatoires, encore plus que pour la question des signes religieux. Cela ouvrira sans doute la porte à l’avenir à une invalidation de la loi 21, car seule la clause dérogatoire permet le maintien de la loi. Dans l'état actuel des choses, cet abus dans l’utilisation de la clause dérogatoire aura des conséquences majeures sur le pouvoir dérogatoire du système législatif, surtout si cette clause n'est pas levée pour la charte québécoise.
Enfin, sur la question des droits humains il existe une divergence fondamentale entre deux visions des droits humains qu'on retrouve dans les chartes canadienne et québécoise. La différence esentielle se trouve dans les articles 1 de la charte canadienne et 9.1 de la charte québécoise. Le premier relève de la philosophie anglo-saxonne des droits et le second davantage de la conception européenne. À cet égard, il me semble que la charte québécoise offre les meilleures garantie d'un débat où chaque camp peut faire valoir son point de vue et espérer trouver une solution acceptable pour tous. C’est pourquoi il peut paraître choquant que la clause dérogatoire s’applique également à cette charte québécoise, ainsi que le souligne le juge Blanchard :
[766] D’ailleurs, l’utilisation des clauses de dérogation dans la Loi 21 rappelle l’époque suivant l’entrée en vigueur de la Charte canadienne où le législateur, dans un geste de nature politique tout à fait légitime, visait à souligner le fait que cette entrée en vigueur se faisait sans l’accord formel du Québec. Ainsi toutes les lois provinciales adoptées entre 1982[535] et 1985[536], indistinctement de leur objet, produisaient leurs effets indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Constitution. Cependant, à l’évidence, et il s’agit là d’une différence fondamentale et très significative, les protections correspondantes de la Charte québécoise demeuraient en vigueur.
Il serait opportun de revenir à ce mécanisme où seule une des deux chartes, celle adoptée par le Québec, servirait à régler ces questions. Clarifier ainsi les règles du débat favoriserait sa résolution. Au Québec, nous avons adopté la conception européenne des droits humains bien avant que la charte canadienne nous soit imposée. À nous d'y revenir et, comme le souligne le juge Blanchard, cela apparaîtrait comme un geste de nature politique tout à fait légitime.
Jacques Patenaude
Retraité de l'économie sociale
[5] « Droit au but. L’uniforme des policiers doit être neutre », La Presse du 24 février 2022