Cet article[1] démontre comment seulement quatre personnes, dont actuellement trois femmes, ont l’extraordinaire responsabilité de déterminer quelle sera l’image cinématographique que le Canada projettera sur les écrans nationaux et internationaux et comment le système actuel régulièrement critiqué gagnerait à s’inspirer du système didactique.
En mai 2016, au Festival de Cannes, le cinéaste américain Woody Allen réitère l’idée qu’il lui semble impossible de comparer des œuvres d’art et encore moins de les mettre en compétition. Quoi qu’en pense Woody Allen, il y a cependant des circonstances où les concours et les compétitions sont nécessaires afin de hiérarchiser des œuvres. Par exemple, lorsqu’un artiste[2] ne peut financer son projet tout seul ou avec l’argent de ses parents et amis (love money), il doit nécessairement se tourner vers une source alternative. Si ces fonds alternatifs sont suffisants, le financement ne rencontrera pas de barrière. Mais si l’artiste doit solliciter une source privée ou gouvernementale et que plusieurs de ses confrères font appel à cette même source, si les fonds de cette source sont limités, un choix devra être fait. Dans un souci de justice et d’équité, on pourra alors organiser un concours pour désigner un ou des gagnants afin de répartir les fonds équitablement. À ce moment-là, l’organisme concevra des règles et mandatera un ou plusieurs responsables pour évaluer les propositions soumises afin d’attribuer aux candidats l’argent disponible selon un classement méritocratique.
Historique du système actuel
Pour ce qui est du cinéma, l’argent récolté à la billetterie des salles ne suffit pas à rentabiliser l’industrie cinématographique nationale d’aucun pays. Les coûts de fabrication de la majorité des films ne peuvent donc pas être amortis, mis à part dans le cas de certains mégasuccès. Cependant, l’importance idéologique, culturelle et économique du 7e art pousse les gouvernements à y intervenir et les incite même à adopter des mesures protectrices et financières.
Au Canada, le cinéma est un maillon important de l’économie culturelle. La demande de financement pour les films dépasse largement l’offre et oblige les gouvernements à faire des choix. La distribution d’investissements et de subventions ne peut être faite au hasard puisqu’il s’agit de fonds alimentés par des gouvernements démocratiquement élus et qui sont redevables à des citoyens-contribuables. Les décisions doivent donc témoigner d’un intérêt pour la collectivité ; avec l’aide de l’État, l’industrie canadienne du film a donc mis sur pied un système de préfinancement administré par des organismes qualifiés d’indépendants. Ce préfinancement fait en sorte que préalablement à sa réalisation, la majorité des coûts de production d’un film seront financés par le Trésor public. Le reste viendra des commandites et du « minimum garanti » (MG), montant d’acquisition des droits d’exploitation du film déboursé par un distributeur avant la production. Ainsi, de 2007 à 2019, les longs métrages francophones canadiens à vocation commerciale ont été financés par l’État à 64 % en moyenne. L’État se substitue ainsi au marché pour soutenir des secteurs qui sans cette manne seraient condamnés au déclin.
Instantané économique du cinéma au Québec En 2019, l’industrie cinématographique québécoise :
|
Le système de financement
Devant l’importance et la diversité des demandes de financement et afin d’éviter d’être accusés de démagogie ou d’élitisme, les différents paliers canadiens de gouvernement ont créé des organismes paragouvernementaux, Téléfilm Canada (fédéral), le Conseil des arts du Canada (CAC, fédéral), la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC, provincial) et le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ, provincial) pour ne nommer que ceux-là. Ces organismes sont chargés d’examiner les soumissions et de distribuer les investissements et les subventions pour tous les arts, dont le 7e.
Tous ces organismes sont destinés à créer une distance (arm’s length) entre les soumissionnaires et les différents gouvernements. Cette distance représente un principe de politique publique qui permet d’écarter les soupçons d’influence en instituant une séparation formelle entre l’offre et la demande bien que les dirigeants des principaux organismes[3] soient nommés par les ministres en poste et qu’on peut émettre une réserve sur l’indépendance des organismes puisque les employés et les contractuels qu’ils engagent ou sollicitent sont presque toujours reliés à l’industrie.
Ce système de préfinancement en vigueur au Canada (préfinancement étatique) a en outre pour effet de déresponsabiliser les producteurs qui n’ont pas à se soucier de la qualité et des répercussions de la diffusion de leurs œuvres puisque leurs salaires auront été payés avant et pendant la production du film. La responsabilité de la qualité des œuvres incombe alors à ceux qui ont décidé ou pas de les financer. Tout le fardeau repose sur les épaules des directeurs des organismes paragouvernementaux et ce sont ces épaules qui sont auscultées dans cet article.
Les organismes paragouvernementaux choisissent les projets qu’ils soutiendront en totalité ou en partie, par un processus d’évaluation, de délibération et de prise de décision. Comme ces organismes sont financés par l’État et que leurs décisions sont publiques, deux conditions prévalent dans le processus : une certaine transparence de même qu’une certaine objectivité.
Pour qu’un succès critique, d’estime ou commercial soit au rendez-vous, les critères des décideurs doivent concorder avec ceux des prescripteurs et du public bien que la décision des premiers soit prise des mois, voire des années avant le jugement des autres et qu’entre les deux des dizaines d’artistes et d’artisans travailleront sur le projet et le modifieront inévitablement.
Les critiques du système actuel
Cependant, « personne ne sait » comme le rappelle le scénariste américain William Goldman (Butch Cassidy and the Sundance Kid - Oscar du meilleur scénario original, 1969). Autrement dit, il n’y a pas de recette pour écrire un succès. La fiabilité du jugement d’un auteur comme celle d’un comité d’évaluation semble impossible, car un autre auteur ou un second comité d’évaluation pourrait ne pas arriver aux mêmes conclusions. De même que le même auteur et le même comité pourraient prendre une décision différente à un autre moment en jugeant le même projet.
Le processus d’évaluation/sélection des soumissions de projets cinématographiques au Canada provoque régulièrement des réactions parmi le public, les journalistes et les artisans, comme celle du producteur québécois Roger Frappier recueillie par le journaliste Luc Boulanger du quotidien montréalais La Presse :
Au Québec, le système ne fonctionne pas, dit-il. Ce n’est plus le triangle producteur-réalisateur-scénariste qui contrôle notre cinéma, mais les analystes de nos institutions publiques, qui ont peu d’expérience dans le domaine du cinéma. Ces analystes nous demandent sans cesse de faire et de refaire des versions d’un scénario de film, de tout enlever, jusqu’à dénaturer l’œuvre originale. Si je déposais aujourd’hui le scénario final du Déclin de l’empire américain, je suis convaincu que les institutions publiques le refuseraient ou elles me demanderaient de le réécrire ! (Boulanger, 2020)
Processus général d’évaluation des projets
Les organismes créent des concours pour chacun des arts et pour chacune des catégories de chaque art (exemples des différents concours cinématographiques : courts métrages, films d’animation, fictions, documentaires, etc.) À chaque concours, des comités d’évaluation jugent de la qualité des propositions, créent une hiérarchie et investissent ou subventionnent les propositions les plus méritantes même si elles sont médiocres jusqu’à l’épuisement des fonds.
La question
Comment la valeur d’un projet de film est-elle déterminée par les organismes financiers publics canadiens ? Cette question est fondamentale puisque la valeur attribuée à un projet déterminera le soutien financier que l’État lui apportera et ultimement le film résultant de ce choix révélera le portrait culturel national que l’État exposera à la face du monde.
Mais sur quels critères et selon quels processus les organismes subventionnaires opèrent-ils leurs évaluations ? Pour évaluer une œuvre unique, on la mesure à l’aide de critères que l’on qualifie d’objectifs. La majorité des critères d’évaluation seraient cependant sujets à interprétation. Quant aux critères d’excellence, ils appartiendraient plus au lecteur/analyste/juge qu’aux qualités intrinsèques des propositions. Sur quels critères et selon quels processus les organismes subventionnaires opèrent-ils leurs évaluations ?
Le remarquable pouvoir des directeurs
À chaque concours, aux deux conseils des arts, les directeurs recomposent des jurys de pairs « à partir de zéro » en prenant soin de ne pas réutiliser un même individu deux années consécutives pour un même concours. Les pairs peuvent être proposés par d’autres pairs ou repérés par le directeur lors de rencontres professionnelles ou lors de festivals. La liste des pairs sélectionnés par le directeur du concours pour siéger à un comité d’évaluation est soumise au directeur de l’organisme pour approbation.
Dans les deux autres organismes (SODEC et Téléfilm), on utilise des jurys principalement composés d’experts et d’employés. Dans ces deux organismes, il arrive qu’un directeur décide de conserver un, une majorité ou l’ensemble des jurés pendant plusieurs concours afin d’assurer un suivi dans les décisions tout en démontrant un souci de renouvellement des analystes lors d’une ou de plusieurs permutations. Cette décision n’est pas formelle. La composition de certains jurys est quelquefois maintenue intégralement sous prétexte d’un bassin de membres potentiels dûment accrédités trop petit et de disponibilité des candidats trop restreinte.
À la SODEC ou chez Téléfilm, lorsque le directeur doit embaucher ou remplacer un analyste/expert par manque de disponibilité ou conflit d’intérêts, il pige dans une banque d’analystes potentiels. Ces derniers ont préalablement passé un examen d’évaluation de scénario à la satisfaction de l’organisme lors d’un appel public ou ont simplement été repérés dans l’industrie en raison de leur potentiel. Ces embauches assurent un roulement et une relève.
Au moment de notre étude, l’équité des sexes et l’expertise/expérience des jurés potentiels étaient les principaux critères d’embauche de tous les directeurs.
Le directeur du concours est nommé quant à lui par la direction de l’organisme et devient la personne la plus importante du processus parce que sa création d’un jury est capitale pour l’agrément des choix et pour la préservation de l’intégrité de l’organisme. Il se préoccupe aussi de la transmission et du respect des normes de l’organisme lors des évaluations.
Lorsque le directeur de concours a examiné toutes les propositions admissibles, il doit veiller à ne pas infléchir les évaluations et les décisions qui seront prises par sa composition du jury. Un directeur de programme résume ainsi cette sélection : « les chargés de programme "directeur de concours" regardent les demandes et voient quel genre d’expertise on a besoin pour bien évaluer les demandes équitablement. Ils regardent dans la banque de personnes-ressources et ils créent son jury que j’approuve ». La responsabilité du directeur de concours devient alors fondamentale dans la hiérarchisation des projets puisque sa lecture et son choix d’analystes influenceront directement les résultats.
Les organismes qui utilisent les jurys de pairs le justifient pour leur part par leur connaissance et leur expertise du milieu, leur compétence et leur compréhension du processus de création. Le recrutement de pairs dans un petit milieu comme le milieu cinématographique québécois raccourcit toutefois la distanciation souhaitée par le principe du « arm’s length ».
Un renouvellement complet de jury par le directeur ramène au premier plan la notion d’évolution puisqu’un renouvellement de tous les analystes empêche toutes références aux œuvres préalablement proposées dont seul le directeur du concours peut conserver le souvenir s’il demeure en poste. Ce renouvellement pose aussi la question de l’expérience : comment les analystes/pairs peuvent-ils acquérir de l’expérience en évaluation sans continuité ? Ainsi lors d’une de nos observations, une soumission a été refusée par un analyste externe « régulier » (régulier signifiant : réinvité par le directeur à siéger à des comités subséquents) à cause de la similitude du thème de cette proposition avec un autre projet soumis et approuvé auparavant. Un tel rapprochement aurait été impossible dans le cas de jurys reconstruits à chaque concours.
Comme la plupart des organismes acceptent de recevoir les mêmes propositions remaniées jusqu’à trois fois, un juré « reconduit » sera également en mesure d’apprécier et de communiquer les changements apportés à une soumission « redéposée ».
Le choix des analystes/évaluateurs
Le CAC et le CALQ n’utilisent que des pairs-analystes externes.
L’analyste choisi est encadré par le responsable du concours qui lui spécifie les objectifs de l’organisme et lui propose une grille de critères.
Ces évaluateurs externes reçoivent une rétribution en fonction du nombre de dossiers qui leur sont attribués. « Le CALQ s’est toutefois doté d’une politique administrative interne balisant le temps de lecture en précisant le nombre de dossiers qu’un membre traite en une journée, compte tenu de la discipline ». Les organismes restent muets au sujet de cette rémunération dont le montant ne nous a pas été communiqué.
Il n’existe pas de formation et donc pas de diplôme en évaluation de scénario. Le responsable du concours qui devient responsable de la création d’un comité d’évaluation doit donc miser sur une série de qualités arbitraires des candidats pressentis comme analyste et sur leur expérience professionnelle. Certains responsables sont libres de choisir parmi pairs et experts ; l’expertise étant non quantifiable. Quelques questions surgissent à ce propos: un critique de cinéma est-il un expert acceptable ? Si oui, à partir de quel moment de sa carrière ? Quant à la qualité du pair, elle est elle aussi ambiguë. Faut-il être scénariste pour atteindre le niveau d’empathie nécessaire à une lecture préférentielle de projets scénaristiques ? Un réalisateur est-il un pair acceptable pour une évaluation de scénario ? Ces questions n’obtiennent pas de réponse sûre. Elles dépendent des connaissances, du sentiment et de l’expertise de chaque directeur de concours et de l’honnêteté des candidats/analystes. Le directeur de concours a la responsabilité d’effectuer son choix de jurés qui est basé sur son appréciation personnelle. Un analyste commente : « ya rien d’objectif ; les analystes ont des backgrounds différents » .
Conclusion
Au bout du compte, le cinéma national correspond donc aux visions qu’en ont des directeurs d’organisme (postes occupés à 75 % par des femmes d’où le « Solange » du titre de cet article) qui tentent d’objectiver leurs choix par le recours aux évaluations d’analystes internes et externes inégalement qualifiés. Les pouvoirs des directeurs sont sous-estimés, car ces individus sont pratiquement plénipotentiaires et l’examen de leur travail est limité ou interdit. La responsabilité qui leur incombe est éminemment importante. Tout repose sur les épaules de ces directeurs qui se retrouvent avec une charge extraordinaire.
Ce sont eux qui décident de la couleur de la cinématographie nationale par
Or, la subjectivité est omniprésente et incontournable dans les choix qu’ils font.
Les analystes semblent choisis consciencieusement bien qu’aléatoirement par le directeur. L’absence de critères formels de qualification des candidats et l’absence de formation pour l’évaluation de projets semblent créer des jurys multipolaires aux compétences inégales. Le contexte d’évaluation des dossiers par les analystes n’est jamais pris en compte. La subjectivité est là encore omniprésente et non encadrée.
Tous les organismes disposent d’une liste de critères d’évaluation de projets d’utilisation facultative qui aident les analystes à objectiver leurs choix, mais qui laissent place à l’interprétation. Certains de ces critères peuvent être hors du champ de compétence de l’analyste. Par exemple : la qualité de l’équipe technique proposée par un directeur photo. La didactique prioriserait plutôt la création d’une grille d’évaluation éprouvée qui circonscrit la subjectivité.
Pour des considérations budgétaires, le temps de délibération de tous les comités est limité. Pourtant cette période est cruciale pour que les analystes puissent :
La prise de décision est particulière à chaque organisme. Pour certains, la prise de décision est le résultat d’un calcul mathématique sans appel et pour d’autres la compilation peut être discutée et revue à la lumière des résultats mathématiques et de nouveaux arguments. Par la suite, ce qu’on pourrait appeler des contraintes politiques sont imposées et modifient la hiérarchie méritocratique proposée par le comité d’évaluation.
Contraintes politiques
Le budget d’aucun organisme n’a été bonifié pour inclure ces contraintes politiques imposées avant la sélection finale des projets. Par exemple, dans le cas où un organisme ne pourrait financer que deux projets lors d’un concours basé sur des critères méritocratiques et qu’il faille assurer la parité des sexes, si les douze projets les plus méritants ont été soumis par des femmes, le projet le mieux coté de cette douzaine sera financé et pour assurer la parité, l’organisme devra aussi financer le treizième projet parce qu’il aura été soumis par un individu de l’autre sexe. Ces contraintes créent un malaise que personne n’accepte de commenter publiquement par peur des réactions sauf le cinéaste Robert Morin dans Le Devoir du 5 juin 2021 qui se demandait :
Est-ce que ça aide vraiment les femmes que 50 % des scénarios leur soient réservés ? Ce système peut laisser passer de l’incompétence. Et si dans une couple d’années, les institutions allaient privilégier les vieux cinéastes oubliés… ce ne serait pas mieux (rires). Ils sont tellement politiques, leurs choix. » (Tremblay, 2021)
Finalement, le processus des institutions pourrait certainement s’améliorer avec :
Le spectateur a toujours été et demeure le principal évaluateur de la qualité des films. Malheureusement pour les investisseurs, son jugement ne peut se former qu’après le visionnement de l’œuvre achevée lorsque tout l’argent a déjà été dépensé. Néanmoins, cette consommation cinématographique lance des signaux qui sont interprétés par les producteurs, les diffuseurs et les investisseurs. Elle est déterminante pour la suite des choses, dont le choix, l’évaluation et le financement des prochaines productions organisés au Canada par des organismes paragouvernementaux.
Le système actuel d’évaluation bien qu’il soit selon les intervenants le meilleur pour détecter l’excellence gagnerait à être évalué formellement, régulièrement, et pourrait se recadrer sur un modèle didactique pour renforcer sa crédibilité puisqu’il partage les mêmes paramètres. Actuellement, il ne peut garantir la qualité de son mécanisme.
Pierre Mondor, Ph. D.
[1] qui est tiré de la thèse Le processus d’évaluation des projets de films francophones par quatre organismes subventionnaires publics canadiens : une observation critique. Cette thèse fut soutenue en avril 2022 comme exigence partielle à l’obtention du diplôme de 3e cycle au doctorat en communication de l’UQÀM.
[3] Louise Lantagne à la SODEC (http://sodec.gouv.qc.ca/a-propos/organisation/comite-de-direction/), Simon Brault au CAC (https://www.lapresse.ca/arts/201404/14/01-4757512-simon-brault-a-la-direction-du-conseil-des-arts-du-canada.php) et Christa Dickenson à Téléfilm Canada (https://rdvcanada.ca/fr/pleins-feux/telefilm-canada-accueille-christa-dickenson-au-poste-de-directrice-generale) et Anne-Marie Jean au Conseil des Arts et Lettres du Québec (https://www.calq.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2015/11/comm20151028pdg.pdf).