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Les Cowboys Fringants, une exposition et une œuvre phare de notre génération

Un texte de Martin Lavallée
Thèmes : Musique, Québec, Société
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

Au Centre d’art Diane-Dufresne de Repentigny a lieu tout l’été, jusqu’au 2 octobre, une exposition sur l’œuvre et la carrière des Cowboys Fringants, ce groupe de musique populaire de Repentigny maintenant connu et chanté dans tout le Québec et dans toute la francophonie. Étant un fan du groupe depuis le début des années 2000 et étant moi-même originaire de Repentigny, je suis allé voir cette belle exposition qui montre bien le chemin parcouru par le groupe depuis 25 ans de carrière. Cette expo a suscité chez moi de nombreuses réflexions sur leur œuvre, sur le Québec, sur le monde et sur ma propre vie que je partage ici pour souligner l’apport important de ce groupe de musique québécois, qui incarne ma génération et lui fait honneur.  

Même si nous sommes dans la même tranche d’âge et que nous avons grandi dans la même ville, je tiens à préciser que je ne connais pas personnellement les membres du groupe. Je me souviens par contre les avoir vus à quelques reprises, à la fin des années 1990, dans les bars de notre banlieue (La Ripaille et le défunt Rack n’ Roll) avec leurs énormes chapeaux de cowboys extravagants, alors que leur carrière commençait. Dès le début de leur carrière à l’échelle du Québec, une certaine fierté liée au fait que nous venions du même patelin a fait en sorte que j’ai suivi leurs succès. Depuis, je dois les avoir vus sept ou huit fois en spectacle, notamment au Centre Bell ou lors de Saint-Jean mémorables avec des amis, à Repentigny ou, à Québec, sur les Plaines. Le dernier spectacle d’eux que j’ai vu, c’était avec femme et enfants, le 10 juillet dernier, au Festi-Voix de Trois-Rivières.


Des chansons qui ont accompagné et marqué ma vie de jeune adulte

Comme pour beaucoup de gens, plusieurs chansons des Cowboys m’ont parlé directement à différents moments de ma vie, en touchant mes convictions ou mes intérêts et même parfois en éveillant ma conscience. Les textes à saveur historique, nationaliste ou politique des premières années du groupe, comme Le gars d’la compagnie, Mon pays ou En berne m’ont interpellé à la fin des années 1990 et début des années 2000, dans une période où le nationalisme québécois était encore bien présent et où le projet de pays semblait toujours accessible.

D’autres chansons, comme L’hiver approche ou Ti-Cul, m’ont de leur côté convaincu, aux débuts de la vingtaine, alors que je débutais le métier de plombier mais que je sentais que ma place était ailleurs, de l’importance d’écouter son for intérieur et faire ce que j’aimais et voulais vraiment dans la vie, malgré ce qu’aurait voulu le rationalisme économique à l’époque. J’ai des souvenirs très précis, comme ce matin où j’allais travailler sur les chantiers de construction et que la chanson L’hiver approche s’est mise à jouer à la radio. Je me souviens alors de la prise de conscience qu’ont opérée dans mon esprit les paroles : « J’loue ma vie à un employeur, à coup de journées pis de gouttes de sueur (…) ». Je sentais que je vivais exactement ce que racontaient ces paroles et me promettais que ma vie ne se résumerait pas à ça. Ou alors les paroles de la chanson Ti-Cul, qui jouait dans un chantier de Montréal un après-midi d’été alors que j’étais debout sur un escabeau, qui disaient : «Ti-Cul va tenter ta chance et fais ton chemin dans la vie, parce qu’au fond le vrai plaisir c’est peut-être juste de pas savoir comment elle va finir….ta petite histoire ».

Ces deux chansons des Cowboys ont contribué, à un moment charnière de ma vie où j’étais à un carrefour, à me convaincre que mon choix de m’inscrire à l’université en histoire (un domaine qui me passionnait mais qui s’avérait peu enviable quant aux perspectives d’emploi) était le bon et que mon temps sur les chantiers de construction était compté. Non pas qu’il soit mal, ou rabaissant de travailler dans la construction. Le métier de plombier est un métier très honorable et les conditions salariales ainsi que les conditions de travail y sont excellentes de nos jours. Toutefois, d’un point de vue personnel, ce n’était pas ce qui répondait à mes aspirations à cette époque, moi qui me sentais appelé par d’autres vocations et qui avais un désir de mieux comprendre le monde (notons toutefois qu’après un bac, une maîtrise, de nombreuses lectures et une plus riche expérience de vie, je ne suis toutefois pas sûr de mieux comprendre ce monde complexe qui est le nôtre…).

Les chansons environnementales du groupe, particulièrement celles de l’album La grand-messe, ont aussi accompagné mon propre éveil à l’importance de préserver la nature ; non pas la nature abstraite des crédits carbone et des calculs d’émission de CO2 telle que promue par les grandes instances internationales, bien que ces enjeux soient aussi nécessaires, mais la nature concrète : les cours d’eau qu’on pollue et qui sont accaparés par des puissants ; les forêts du nord mais surtout du sud du Québec qui disparaissent et se réduisent comme peau de chagrin ; la biodiversité menacée et la dénonciation des désastres de l’agro-industrie, des conséquences de la surconsommation et de la croissance illimitée ; etc. Plusieurs chansons des Cowboys traitent de ces sujets et contribuent à la prise de conscience environnementale collective, comme « dans le Parc de La Vérendrye (où) ils continuent à tout raser » (En berne) ou comme ces multinationales, « qui pompent l’eau qui nous appartient (…) et qui croient que le droit fondamental d’accès à l’eau doit devenir commercial » (8 secondes).

En somme, au tournant du XXIe siècle, à travers les nombreuses chansons festives, humoristiques et les mélodies accrocheuses qui font la marque de commerce des Cowboys Fringants, plusieurs textes profonds et engagés ont accompagné mon cheminement de jeune adulte comme celui de plusieurs autres.

 

Une génération à cheval « entre deux époques »

J’emprunte cette expression à l’une des membres du comité scientifique qui a travaillé sur l’exposition[1], car elle décrit très bien la génération qui est la nôtre et qui est née dans la deuxième moitié des années 1970 ou aux débuts des années 1980. Avec les membres des Cowboys, nous sommes en effet la dernière génération qui a vécu son enfance et son adolescence sans téléphone cellulaire, sans tablettes ni réseaux sociaux, sans Netflix ou autres jeux en ligne qui durent des jours et des jours. Bref, tous ces écrans et objets connectés qui accaparent beaucoup trop notre temps aujourd’hui et qui ont des effets délétères, sous plusieurs aspects, notamment chez les jeunes[2]. Durant notre jeunesse, des jeux vidéo comme Nintendo ou Sega commençaient tranquillement à s’immiscer insidieusement dans la vie de certains, mais l’offre était encore plutôt limitée.

La télévision était bien sûr présente dans nos vies, mais c’était surtout pour regarder des émissions qui jouaient le rôle de référents collectifs, comme Passe-Partout, les 100 Watts ou plus tard Watatatow, des émissions qui ont grandi avec nous et que presque tous les jeunes de notre génération regardaient. Il y avait aussi, bien sûr, les Canadiens, dont parlent certaines chansons du groupe, qu’on regardait tous gagner la Coupe Stanley en 1993 et dont on parlait pour ne rien dire sur les tribunes téléphoniques de Ron Fournier, comme le démontre avec humour la chanson Salut mon Ron. C’était l’époque où le Club de hockey Canadien, dont les joueurs étaient majoritairement d’ici, proches de leurs partisans et jouaient à la balle-molle à travers le Québec durant l’été, s’identifiait encore au Québec francophone. Sinon, les jeunes de notre génération, comme le décrivent bien les chansons Les étoiles filantes, Banlieue ou Rue des Souvenirs, jouaient dehors avec insouciance « à construire des igloos » ou « à la cachette » avec les amis du quartier, où d’ailleurs « on entendait les slap-shots sur les portes de garage ».

Ce que je constate et que décrivent bien certaines chansons des Cowboys, c’est que nous sommes surtout une génération coincée entre deux mondes distincts. Outre le fait d’avoir grandi dans un monde éloigné de l’hyper-connexion actuelle, nous faisons partie également d’une génération qui s’est fait transmettre (bien que tous n’y aient pas adhéré au même degré) une certaine idée du Québec et un certain imaginaire commun face au monde. Nous avons évolué au sein d’un Québec auquel on se sentait appartenir, où nous disions «nous» pour parler de ses habitants, où les Québécois formaient encore une collectivité avec un passé, un présent et un avenir à construire. Un avenir sur lequel nous avions une emprise. Toutefois, cette certaine idée du Québec et cet imaginaire qu’on nous a légués se sont comme volatilisés au moment où nous devenions adultes. Le « nous » québécois collectif, politisé et enraciné dans une histoire et un territoire au sein duquel nous avons grandi s’est progressivement transformé en un « moi » individuel qui consomme dans les grandes chaînes et grandes surfaces américaines (Si la vie vous intéresse; La tête à Papineau; L’Amérique pleure). Un « moi » qui s’est dépolitisé et recroquevillé sur lui-même dans un monde du laisser-faire où des affairistes et des multinationales dictent désormais le jeu comme ils guident nos destinées, au sein d’une mondialisation débridée qui détruit toujours plus la nature et les écosystèmes. Une société où la culture québécoise cède le pas de plus en plus à la culture de masse américaine, alors que le dosage était différent dans notre enfance et encore favorable à la culture commune québécoise.

L’échec du référendum de 1995 et la morosité qui s’en est suivie ont bien sûr joué pour beaucoup dans ce déclin collectif (qui ne se limite toutefois pas qu’au Québec) et certains ténors péquistes, qui ont cru aux bienfaits du libre-échange tous azimuts, ont permis ce changement profond, cette dépossession et ce lent déclin[3], mais la période Charest (2003-2012), préparée par Lucien Bouchard et sa politique d’atteinte du déficit zéro, a été décisive à cet égard, en permettant des changements institutionnels importants, dont la remise en question du modèle québécois par son projet de réingénierie de l’État constitue le cas le plus emblématique. La corruption endémique sous l’ère libérale a également contribué au désengagement citoyen et au cynisme de la population à l’égard du politique[4].

C’est donc la nostalgie d’un Québec révolu, perdu, qui a glissé entre nos doigts (En Berne, Lettre à Lévesque) et une critique de ce qu’il devient, tout comme l’ensemble des sociétés occidentales, que décrit entre autres, depuis leurs débuts, l’œuvre des Cowboys Fringants. Depuis longtemps, mais de façon accélérée depuis les années 1990, notre monde chemine dans la mauvaise direction et c’est ce dont témoignent plusieurs succès du groupe.

Dans l’album La grand-messe, sorti en 2004, une forme d’espoir de voir les gens se réveiller et changer le cours des choses émanait de certains textes, qui étaient un appel à la conscientisation et à la mobilisation : « J’me bouge le cul pis j’me questionne (…). Non au je-m’en-foutisme. Non ! Néolibéralisme. Non à l’impérialisme. Dérèglementations. Non aux privatisations. Et se rassembler pour être plus forts. Envoyons d’l’avant nos gens, envoyons d’l’avant ! » (En attendant. Le réel de nos gens) ; ou alors « Dans ce Québec de forêts et d’or bleu, ces richesses doivent devenir des enjeux. Bottons les fesses des décideurs et devenons des précurseurs. Citoyens, l’avenir commence astheure ! » (8 secondes). Devant l’évidence que le déclin s’accentuait et qu’un sursaut collectif semblait improbable, ces appels à la mobilisation ne sont toutefois pas revenus dans les chansons du groupe, qui se contente depuis lors de décrire et de prendre acte des travers de notre époque.

Le dernier album, sorti en 2019, Les Antipodes, met en évidence la détérioration d’un monde dont le déclin atteint désormais son paroxysme et qui est sur le bord de l’implosion. D’une Amérique en pleurs aux quartiers monochromes et fades dessinés par les projets domiciliaires modernes, en passant par le déni d’une population connectée (2.0) et qui ne veut pas voir que le compte à rebours est commencé, préférant se complaire dans un matérialisme consumériste et la lecture de publications Facebook superficielles, cet album décrit des sociétés occidentales où le monde est « d’une tristesse » incommensurable, où « les humains sont malheureux » et se déchirent entre eux dans les médias et les réseaux sociaux, dans des débats stériles où les positions sont exacerbées et aux « antipodes » les unes des autres.

 

Au-delà du monde en déclin, il y a aussi la vie qui mérite malgré tout d’être vécue

En même temps, outre les préoccupations politiques, sociétales et temporelles de plusieurs chansons, d’autres témoignent aussi du caractère éphémère et tragique de la vie. Diverses chansons nous rappellent en effet que rien ne dure en ce bas-monde et que la vie n’est qu’une aventure temporaire au cours de laquelle nous faisons notre possible pour être heureux (Les étoiles filantes, Droit devant, Ici-bas, La tête haute, Octobre). D’autres témoignent des drames et souffrances du quotidien de personnes anonymes (Joyeux calvaire, Mon chum Rémi, Hannah, Sur mon épaule). Face à cette souffrance qui touche plusieurs de nos contemporains et devant le déclin collectif général, nous ne sommes que des acteurs passagers qui ne doivent pas oublier les plaisirs simples, l’amour des proches et qu’il y a aussi de la beauté en ce monde (Tant qu’on aura de l’amour). Une forme de résilience s’exprime ainsi dans leur œuvre, plutôt que le désespoir que pourrait susciter le désordre d’un monde troublé.

C’est probablement ce qui explique que, malgré le côté sombre de notre époque qu’ils dépeignent dans leurs chansons, les membres du groupe ne sont pas restés passifs pour autant et se sont engagés concrètement en faveur des causes environnementales, notamment en plantant des milliers d’arbres depuis 2006[5], grâce à la fondation qu’ils ont créée et qui sert également à la protection de territoires et au financement de la recherche en environnement.

 

Une œuvre à poursuivre…

L’annonce récente que le chanteur du groupe Karl Tremblay est atteint d’un cancer a causé de l’émoi chez plusieurs Québécois et fans du groupe à travers la francophonie. Le groupe devra sans doute prendre une pause forcée pendant quelque temps. Souhaitons que Karl Tremblay vainque le mal qui l’assaille et que le groupe continue son œuvre encore longtemps, car le Québec et le monde francophone ont besoin de leurs textes pertinents et engagés, ainsi que de leur musique festive pour réfléchir et combattre la morosité de notre époque et, qui sait, à la faveur d’une nouvelle conjoncture qui s’y prêterait, peut-être retrouver l’énergie nécessaire pour un sursaut collectif.

Le chemin qu’ils ont parcouru et le succès qu’ils remportent depuis plus de deux décennies témoignent que les messages que portent les Cowboys Fringants et les constats générationnels qu’ils font sont partagés par plusieurs de nos contemporains, toutes générations confondues, qui se sentent interpellés par leurs chansons. La pertinence et la profondeur de leurs textes, albums après albums, témoignent du regard lucide et acéré porté par le parolier Jean-François Pauzé sur nos sociétés. L’entrain et le côté festif de la musique qui leur sert de support sont aussi un rappel qu’il ne faut pas se décourager et continuer d’avancer Droit devant, La tête haute, dans le bonheur et en faisant notre possible. Pris au sein d’une civilisation et d’un monde qui s’effondrent, le mieux à faire reste de tenter de vivre en fonction de ses principes et convictions et, dans la mesure du possible, de semer de la beauté, afin de conserver au moins ce qui peut l’être et qui en vaut la peine, en attendant une éventuelle renaissance…

Bref, c’est une belle exposition sur le groupe que celle qui est à voir en ce moment-même à Repentigny. C’est elle qui a suscité ces quelques réflexions, sur cette œuvre phare de notre génération, qui est l’une des rares œuvres populaires contemporaines à oser un propos sur notre époque.

 

Martin Lavallée, historien

Image: 0x010C, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons

[1] L’historienne Éliane Bélec. Le comité scientifique de l’exposition, chargé « de soutenir et enrichir la réflexion sur les Cowboys Fringants », est aussi composé de l’historien Éric Bédard, de la journaliste Marie-Christine Blais, du professeur de l’Université Saint-Paul Jonathan Durand-Folco, du poète David Goudreault, de l’auteur-compositeur Stéphane Venne et de Caroline Voyer, spécialisée en écoresponsabilité des événements. Le tout chapeauté par les commissaires Philippe Lupien et Anne-Marie Matteau.

[2] Voir entre autres l’ouvrage du docteur en neurosciences Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, Éditions du Seuil, 2019.

[3] Sur ce point précis, nous partageons l’analyse qu’en faisait Pierre Vallières, en 1994 : « les actuels propriétaires de l’idée souverainiste, unanimement acquis aux dogmes libéraux de l’heure, n’ont en tête que ‘‘les nouveaux équilibres’’ commandés, au nom du libre-échange et de la mondialisation, par les dirigeants totalitaires de la haute finance internationale. Le Québec que, d’une main, ils entendent libérer du carcan fédéraliste, ils s’empressent, de l’autre main, de l’offrir, sans consultation populaire cette fois, aux barons d’une économie globale qui échappe à tout contrôle démocratique » (dans Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, Montréal, Typo, 1994, dont la préface est intitulée « Demain, l’indépendance ? », p.14).  

[4] La Presse canadienne, « Jean Charest met sur pied une commission d’enquête sur la construction », dans Le Devoir, 19 octobre 2011.

[5] Catherine Richer, «Les Cowboys Fringants veulent regarnir les forêts avec les artistes du Québec», Radio-Canada, 4 octobre 2019 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1331995/cowboys-fringants-forets-artistes-pour-climat-quebec-planter-arbres ;  Philippe Rezzonico, «Les Cowboys qui plantaient des arbres», Radio-Canada, 5 mai 2017 : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1032156/les-cowboys-qui-plantaient-des-arbres


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