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Ai-je franchi le point de Godwin? Réflexion autour d’un texte d’Alain Denault

Un texte de Joseph-Yvon Thériault
Thèmes : Conservatisme, Libéralisme, Québec
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

Le contexte

C’était une belle soirée de la fin juillet. Le paysage était spectaculaire. Le soleil allait se coucher au moment où nous entrions dans le phare de l’île de Miscou. Miscou est la dernière des îles de cet archipel situé dans la Baie des Chaleurs à la pointe nord-est du Nouveau-Brunswick, région que l’on nomme Péninsule acadienne. C’est un lieu qui, malgré des millénaires de présence des Premières Nations et près de 400 ans de présence sédentaire continue (dès le début de la Nouvelle-France, les Jésuites y établirent une mission), laisse encore l’impression d’avoir peu subi l’occupation humaine. C’est une terre de plaine où, comme le disait Michel Comte dans sa chanson Shippagan, « ce n’est ni presqu’île ni terre, car l’eau et le ciel n’y font qu’un, ce n’est ni fleuve ni rivière, et ce n’est pas encore la mer ». C’est néanmoins un pays au climat dur, où le vent et la mer affrontent la terre et où la plaine sert d’élément modérateur.

Nous n’étions pas dans ces lieux fabuleux pour admirer le paysage. Nous n’étions pas des touristes. La quarantaine de personnes qui entraient en ce moment dans le petit phare de Miscou transformé par la famille Lecouteur[1] en salle de spectacle y venait pour un débat sur les grands enjeux sociaux contemporains avec, en arrière-fond, le développement écorégional de la Péninsule acadienne. Nous étions trois panélistes invités à cette discussion. Nancy Juneau, une gestionnaire d’institutions culturelles, récemment revenue s’installer dans la Péninsule acadienne et animatrice d’un think-tank, Pensons la Péninsule autrement. Alain Denault, vedette médiatique radio-canadienne, auteur prolifique de la gauche radicale, notamment auteur de Noir Canada: Pillage, corruption et criminalité en Afrique. Denault est un nouveau résident de la Péninsule. Et, finalement, moi-même sociologue, professeur retraité, originaire de la Péninsule acadienne et ayant depuis une quarantaine d’années réalisé des travaux sur la société acadienne.  

J’avais presque oublié cette soirée lorsqu’un ami qui avait assisté à la table ronde me confia récemment que, dans le dernier ouvrage d’Alain Denault, MOEURS, de la gauche cannibale à la droite vandale, un chapitre m’était consacré. En fait, ni mon nom ni le lieu de la rencontre n’est spécifié[2]. On parle plus simplement de « l’agresseur », du « malotru », du « le professeur » issu de la médiocratie universitaire. Denault aime vilipender ce que sont devenus les professeurs. Dans Médiocratie, il exalte même « l’écrivain en chômage », le « chargé de cours », qui échappent en raison de leur statut précaire à la dérive de l’institution[3]. Il faut dire que depuis lors il est lui-même devenu professeur, « un nouveau professeur » …pas encore « le professeur », au campus de Shippagan de l’Université de Moncton.

Le chapitre dont je suis l’objet s’intitule simplement « Fasciste ».

 

L’évènement

Denault y relate donc sa confrontation avec le malotru de professeur.  « MAIS VOUS PRRRRRÉCONISEZ une solution fasciste » (les majuscules sont de Denault) lui aurait lancé « le professeur » de « sa grosse voix », oubliant du même coup que ce roulement des rrrr et cette voix qui grésille sont ce qui reste au malotru de professeur de son accent d’origine. Cet accent, c’est celui du « pays » qui vient d’accueillir Denault. Selon ses propres dires, Denault est en effet un « réfugié politique » que l’Acadie a accueilli en raison de l’ostracisme qui l’a frappé à la suite des démêlés juridiques entourant la publication de Noir Canada[4].  Ce dernier livre ayant fait l’objet d’une poursuite bâillon par la société aurifère Barrick Gold. Cela lui aurait valu d’être ostracisé par le monde universitaire québécois.

Un peu comme Victor Hugo, qui avait dû fuir sur les Îles anglo-normandes, Denault se serait réfugié sur les îles de l’archipel de Shippagan, sur l’île de Lamèque plus précisément. Hasard de l’histoire, on trouve sur ces îles nombres d’habitants dont les ancêtres, venus exploiter les pêches et les Acadiens, sont originaires de l’île de Jersey. À l’encontre de Hugo, qui écrivit des pages savoureuses sur les habitants des îles qui l’accueillirent, notamment ceux de l’île de Guernesey (Les travailleurs de la mer, 1866), l’exilé Denault ne semble pas aimer l’accent du pays d’alentour.

Mais, revenons à cette discussion qui eut lieu lors de cette soirée de fin juillet au phare de Miscou. À mon souvenir, Denault relate assez bien dans le chapitre « Fasciste », qui m’est consacré, l’évènement.

Le « nouveau professeur » (Denault) parlait d’un thème qui lui est cher, l’évasion fiscale. Tout était dit, il me semble, comme si toutes les ressources de nos sociétés s’écoulaient par cette voie. Il rappelait souvent l’exemple de la famille Irving qui contrôlerait, depuis les Bermudes, l’entièreté des ressources économiques, politiques et culturelles de la province (à se demander même comment la famille Irving acceptait la présence d’un tel réfugié politique dans une province qu’elle dominait de cette façon et comment l’université de Moncton, contrôlée par cette même famille, avait permis l’embauche du « nouveau professeur »).  

Évidemment, cela m’agaçait. Je trouvais dans ces propos une sorte de manichéisme moral propre à la gauche cannibale que Denault « se propose » justement de condamner dans son dernier ouvrage, Mœurs. Non pas que je ne voie pas dans l’évasion fiscale un problème, ni dans la famille Irving une anomalie. Ou encore que « le professeur » (c’est-à-dire moi-même) soit insensible comme le dit Denault « au phénomène des catastrophes écologiques, des pénuries alimentaires, des crises pétrolières », etc. (p.211). Mais, je ne saurais réduire la vie sociale et politique à cela, à la domination. Je rappelais que dans nos sociétés démocratiques plus de 45% de la richesse était toujours contrôlée par les États, et qu’une vie politique subjective y existait toujours.

J’avais (le professeur) d’ailleurs axé ma présentation sur la fragmentation et l’individualisation de nos sociétés. J’insistais pour rappeler que la multiplication des actions locales citoyennes était freinée dans nos sociétés par la difficulté de créer du « commun ». Dans des sociétés individualistes et fragmentées, c’est par le politique que se crée le commun. Faut-il encore que nous conservions une certaine confiance dans l’action politique et l’existence de « raisons communes », pour parler comme Fernand Dumont[5].

Cela est un thème cher à « le professeur » qui, déjà, dans sa thèse de doctorat de 1981, portant sur l’action coopérative en Acadie, voyait dans l’absence d’un commun politique les limites d’une expérience locale, expérience qui était pourtant une réussite du point de vue économique. Encore ici, hasard des circonstances, les îles sur lesquelles nous étions ce soir-là avaient été le lieu de la genèse de cette expérience coopérative acadienne[6].

 Évidemment, cela agaçait le « nouveau professeur ». Il y voyait « un fond de nostalgie sociale-démocrate un brin nationaliste » (Mœurs, p. 210). Mais, plus profondément, comme il le rappelle lui-même, en citant Hannah Arendt, s’opposait ici, la « force des   choses », c’est-à-dire l’évasion fiscale, la crise écologique, la pénurie des ressources naturelles (que mettait de l’avant le nouveau professeur), à « la volonté subjective » liée aux actes politiques susceptibles de contrer ou tout au moins d’infléchir l’inéluctabilité des choses (que pour sa part défendait le professeur). À ce sujet, j’ai d’ailleurs la prétention de croire que l’auteure de La condition de l’homme moderne était plus une auteure du politique que de la fatalité des choses[7]. Elle voyait justement dans la sphère du politique une sorte de trésor que nous avaient légué les Grecs et que nous devions chérir face aux possibles totalitarismes qui guettent notre modernité. Elle voyait, dans la démocratie, la forme institutionnelle permettant de combattre le fascisme. 

C’est justement à propos de la fatalité des choses que l’évènement se produisit. Il y a des moments dans l’histoire dira en effet le « nouveau professeur », où la démocratie s’avère « obsolètes », car les formes organisationnelles qu’elle a produites sont « désormais sclérosées ». « On peut au moins conclure [ajoutera-t-il] que toutes les époques ne favorisent pas des avancées sur un mode parlementaire, dans le rapport de force qui lie l’État capitaliste aux dominés » (Mœurs, p. 215). Il faut parler de la fatalité de crise, non de l’illusoire démocratie. C’est là que le professeur, de sa voix tonitruante et en roulant ses rrr à la manière des habitants de la Péninsule (et de la vieille France) demanda : « Mais alors, quelles solutions prrrrréconissez vous, le fascisme? » J’ai le souvenir d’un mode interrogatif et non affirmatif. Toujours est-il que le « nouveau professeur » s’en offusqua. Nancy Juneau, la troisième panéliste, crut nécessaire de venir s’asseoir entre nous deux pour éviter que le débat ne tourne en bagarre.

 

La loi de Godwin

Je me suis effectivement demandé peu après l’évènement si je n’avais pas dépassé le point Godwin[8]. Vous savez, cette « loi » énoncée par l’avocat américain Mike Godwin en 1990 et qu’il stipule que plus une discussion antagonique se prolonge, plus il a de chances que l’un des interlocuteurs traite son adversaire de nazi ou de fasciste. La discussion étant ainsi close, Godwin s’intéressait aux débuts des discussions sur le WEB.

Je me disais que je n’avais pas traité le « nouveau professeur » de fasciste, mais lui avait demandé, dans le cadre d’un débat, « si la solution démocratique était obsolète, l’on préconiserait quoi alors, la solution fasciste »? Après tout, il existe toute une littérature qui discute de tendances fascistes (l’autoritarisme et la fusion en Un du peuple) dans l’histoire de l’écologisme[9]. Par ailleurs, « le professeur » est de ceux qui croient qu’il n’y a pas de sorties progressives ou émancipatrices de la démocratie libérale, il n'y a que des sorties anarchistes, autoritaires… ou fascistes. Mon propos reprenait cette vieille affirmation.

De tels propos pouvaient mériter une irritation. Mais de là à en faire un chapitre de livre et à faire des propos quasi clandestins d’un vieux professeur retraité dans une île du bout du monde la quintessence de la polarisation de la pensée de notre époque, il y a tout un chemin. D’autant plus que j’ai réalisé en lisant Mœurs, que ce chapitre avait fait l’objet d’une première publication dans la revue québécoise L’Inconvénient[10]. C’est beaucoup pour un « mot » d’un professeur, d’un « malotru » dont on ne cite jamais le nom et encore moins la feuille de route. Le texte « Fasciste », par son ton intime, une réprimande dont l’interlocuteur n’est pas nommé, ni le lieu, ni l’objet de la discussion détonne un peu dans un recueil « savant ».

Au-delà du fait que le « malotru » en question aurait enfreint la loi Godwin, il y a certainement quelque chose d’autre qui a irrité le « nouveau professeur ».

 

Noir avenir

Je pense que la réponse est dans le livre Mœurs.

Mœurs est un livre qui, dans l’intention, me plaît. Denault conteste ici la culture polarisante de l’époque, l’incapacité où l’on est, dans la sphère publique, d’entrer dans un véritable dialogue, car l’appel à l’émotion, au senti, à l’identité, voire à la civilisation empêche le véritable dialogue démocratique. Nous sommes en quelque sorte dans l’ordre des passions et non des opinions politiques, voire des projets. Or, les passions ne se partagent pas, elles s’affirment, s’étalent, s’imposent. Autant dira Denault, « la gauche cannibale » (on dira le mouvement woke) que « la droite vandale » (on dira la droite identitaire) parlent de leurs passions et non de leurs opinions politiques ou de leurs valeurs citoyennes. Denault plaide donc ici pour une « pensée nuancée », « un point intermédiaire », une sorte de raison discursive allai-je dire, bien que Denault soit méfiant envers la raison des Lumières.

Je ne pense pas toutefois qu’il y réussisse, qu’il réussisse à saisir ce que serait une « pensée nuancée », une pensée qui, à la manière de la plaine de Miscou, serait l’intermédiaire entre le vent de la mer et la terre. Comme dans ses autres ouvrages, Denault demeure ici un théoricien de la gauche radicale. Il participe de ce que Luc Ferry nomme dans, Les sept écologies, « les alarmistes révolutionnaires »[11]. Ceux-ci annoncent comme inéluctable la fin du monde, « la force des choses » selon les mots de Denault, et croient la démocratie obsolète et, encore plus, toutes politiques de réformes. « On ne peut pas nier que c’est au coût d’actes militants agressifs qu’on fait progresser ces causes » (Mœurs, p. 94) affirmera-t-il par exemple. Un tel énoncé est un aveuglement face à l’histoire émancipatrice des assemblées délibérantes et au fait que les protestations populaires n’existent véritablement que dans les États de droit. 

Et, sa réponse au démocratisme du « professeur » fut qu’il y a des époques où le mode parlementaire n’est pas approprié à la catastrophe qui s’annonce. L’auteur de Noir-Canada broie du noir.

C’est là que ma réaction était fausse.  Le « nouveau professeur » ne préconise pas une solution fasciste. Il ne voit que du noir (peut-être du brun foncé). Devant le catastrophisme ambiant, il voit l’inéluctable avancée du fascisme des dominants (il ne le prrrréconise pas, je le répète, il ne voit que cela). Il voit bien par ailleurs que la solution qu’il émet, timidement, d’un ordre du monde qui s’appuierait sur le local, la démocratie directe est une illusion. Sans s’inscrire dans un cadre politique plus large, ces expériences sont limitées.

C’était le sens des propos que je tenais dans cette belle soirée au phare de Miscou. C’est aussi le sens des propos que Denault attribue à l’écologiste communautarien Murray Bookchin. Longtemps associé à un projet autogestionnaire, Bookchin serait aujourd’hui critique de la « deep ecology » ou de l’écologie radicale. Il plaide, au contraire, pour une réintégration de l’héritage des Lumières (la raison universelle)[12]. C’est revenir d’une certaine façon à réintégrer l’écologie dans une politique réformiste propre à la démocratie libérale. Car le projet de la démocratie libérale est bien d’établir un cadre discursif qui permet aux pensées agonistiques de faire du commun. Le « nouveau professeur » est sceptique face à ce revirement, le basculement vers le fascisme l'inquiète et est plus probable.

Or la pensée noire de Denault, comme celle de la gauche radicale ou des alarmistes révolutionnaires, ne lui permet pas de voir dans l’avenir de l’espoir, des couleurs. C’est pourquoi le fascisme le fascine, le hante, il le voit partout. Et pourtant, la seule alternative au fascisme, rappelons-le, c’est la démocratie, c’est la tentative par la délibération d’influer sur la factualité des choses. C’est par la démocratie que nos sociétés sont devenues au cours des derniers siècles, plus émancipées, plus égalitaires, plus discursives. Aujourd’hui, dans les sociétés où la démocratie fait partie des mœurs, aucune véritable politique « radicale » visant à répondre à la crise écologique ne saurait se faire sans l’assentiment du peuple en assemblée. Si Denault croyait à la démocratie, il aurait, comme « le professeur », une lueur d'espoir, il verrait de la couleur dans le regard qu’il porte sur l’avenir.

C’est sur cela que la discussion aurait pu porter ce soir-là dans le petit phare qui émet encore de la lumière, si « le professeur » n’avait pas prononcé le mot « fasciste » et si le « nouveau professeur » n’avait pas la vue obstruée.

 

Joseph Yvon Thériault

Sociologue, professeur retraité

 

Image: Superbenjamin, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

[1] La chanteuse acadienne Sandra Lecouteur, originaire de l’Île et qui y réside toujours, a transformé le phare en salle de spectacle, Voir Miscou et mourir. Son fils Valery Robichaud a voulu y ajouter un volet de politique publique.

[2] « Fascistes », p. 209-216, dans, Mœurs. De la gauche cannibale à la droite vandale, Montréal, Lux éditeur, 2022.

[3] Un long chapitre, le chapitre 1, Le « savoir et l’expertise » de Médiocratie, Montréal, Lux, 2013) est consacré à la médiocratie universitaire et à la moindre médiocratie de ses professeurs.

[4] Dans le chapitre « Noir-Canada expliqué aux universitaires », du livre MŒURS, op. cit., Denault explique en quoi il est réfugié politique en Acadie, p. 199 et sq. Voire Alain Denault, Delphine Abadie et William Sacher, Noir-Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Montréal, Écosociété, 2008.

[5] Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, boréal, 1997.

[6] Joseph Yvon Thériault, Acadie coopérative et développement acadien : contribution à une sociologie d'un développement périphérique et à ses formes de résistances. Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1981.

[7] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris Calmann-Lévy, 1961.

[8] Loi de Godwin : https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/1349228

[9] Dans, Le nouvel ordre écologique.  L'arbre, l'animal et l'homme, Grasset, 1992, Luc Ferry a rappelé la genèse autoritaire, voire fasciste, de l’écologie profonde (Deep ecology), tradition fort présente dans le monde anglo-saxon et allemand notamment.

[10] Alain Denault, « Fascistes », L’inconvénient, no. 83, printemps 2021

[11] Luc Ferry, Les Sept écologies : pour une alternative à l'écologie punitive, Paris, Éditions de l’Observatoire

[12] Alain Denault, Mœurs, op. cit., p. 20. Murray Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Montréal, Écosociété, 2011.


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