Nous n’entretenons de réelles bienveillances que pour la dévastation.
Philippe Muray[1]
Le silence assourdissant de l’Occident en guise de réponse à l’appel des Iraniennes nous scandalise peut-être moins qu’il trouble nos repères. Ces repères, appelons-les républicains : la possibilité de participer à la vie publique; se mettre hors de soi pour vivre parmi les autres; avoir le courage d’exprimer et d’approfondir ses accords et ses désaccords sur des sujets qui concernent la collectivité. Bref, combattre pour la liberté et la vérité comme s’il s’agissait d’un devoir plutôt que de la revendication de droits.
Qu’est-ce que les Iraniennes peuvent attendre aujourd’hui des néoféministes et des intellectuels de l’Occident? Ceux-ci sont réputés sensibles aux injustices. On les croyait acharnés à débattre du sens des mots, à exercer leur sens critique; à tout mettre en œuvre pour combattre le mensonge institué et les régimes liberticides. Pas de tranquillité d’esprit tant qu’il restera un seul être humain vivant sous le joug d’un autre en ce monde. N’est-ce pas trop attendre des intellectuels, notamment ceux de gauche, que George Orwell accusait déjà d’alimenter le pouvoir en feignant de le combattre? Et comment combattre la tyrannie du régime islamiste iranien alors qu’on laisse aujourd’hui ce même islamisme se déployer insidieusement dans nos propres institutions, qu’on l’alimente par nos innocentes visions de la liberté, des droits, de la tolérance et, sans doute, du fait de l’ignorance de ce qu’est l’islam?
Hanieh Ziaei[1], politologue iranienne, exprime bien ce « trouble » devant le manque flagrant de courage sur fond d’opportunisme économique qui caractérise l’Occident.
Force est de constater qu’un lien direct peut aujourd’hui s’établir entre ce silence, les intérêts économiques et aussi la peur d’être considéré comme islamophobe. Il n’est donc pas étonnant que, par crainte de réactions violentes de la part d’une partie de la population musulmane et croyante, la loi du silence soit de facto de mise. Le vide laissé par une intelligentsia critique, présentée comme les défenseurs de valeurs républicaines et démocratiques, reste troublant.
Madame Ziaei affirme bien sûr son souci de préserver la liberté de conscience religieuse, mais dans les limites d’un État, indépendant du pouvoir religieux.
On semble ne pas réaliser qu’une population, certes née dans un pays musulman et dans un système islamique, peut aussi ne pas vouloir s’identifier à l’islam et à ses préceptes, sans rejeter pour autant la liberté de culte dans le respect total de la croyance de chacun, tout en remettant en question un État bâti sur une idéologie politico-religieuse.
Pour comprendre la loi du silence que déplore avec raison la politologue, la peur d’être suspect d’islamophobie est déterminante, moins aux yeux de la communauté musulmane elle-même cependant, que de son lobby et des chiens de garde de la bien-pensance politique. Cette peur de l’islamophobie est surtout alimentée par un esprit de censure généralisé, hélas soutenu par une frange importante des intellectuels, des chroniqueurs, des politiciens[3], des chefs d’État (Justin Trudeau notamment), des dirigeants administratifs, qu’ils sévissent dans les institutions d’enseignement, les médias ou les industries culturelles. Le paradoxe étant que cet esprit de censure s’exprime au nom de la liberté, de la tolérance, de la diversité et de l’émancipation. Paradoxe qui n’est qu’apparent, car l’émancipation culturelle dont il est question a fait place depuis longtemps aux expressions identitaires les plus étroites, au communautarisme. Or celui-ci, à l’image des entreprises privées, fonctionne grâce au lobbysme, aux relations publiques, à la défense d’intérêts particuliers, économiques et culturels. C’est la victoire du marchandage sur le sens politique; c’est l’atomisation de la société, sa dissolution en particules élémentaires que recouvrent les contrefaçons du bien et du vivre-ensemble. Cet esprit de destruction est très exactement ce qui inspira à Philippe Muray la petite phrase que j’ai placée en exergue de ce texte.
L’ultralibéralisme et le pragmatisme, la religion occidentale, finira bien par entraîner la liberté, disent les chefs d’État et leurs conseillers progressistes. On sait que c’est faux. Ce rationalisme matérialiste extrême génère au contraire du ressentiment qui nourrit ce que René Girard a appelé la montée aux extrêmes et, sans doute, une régression anthropologique sans précédent[4]. Girard a bien vu le caractère paradoxal de l’islamisme : expression archaïque de l’islam, elle comporte une nouveauté religieuse par son habilité à comprendre les failles morales de l’Occident, à s’y insinuer par la propagande pour mieux les instrumentaliser, et par son recours au terrorisme, hautement technique. On pourrait ajouter à la terreur que produit le terrorisme, la peur d’être accusé d’islamophobie! La stratégie est admirable d’efficacité.
Selon Girard, penseur du désir mimétique au cœur de la violence et du phénomène religieux, l’islam, qui est certainement à distinguer de l’islamisme, serait resté en arrière des mécanismes sacrificiels permettant de désamorcer la violence et qu’on retrouve dans le judéo-christianisme. Il écrit à propos des attentats islamistes du 11 septembre :
Nous assistons à une nouvelle étape de la montée aux extrêmes. Les terroristes ont fait savoir qu’ils avaient tout leur temps, que leur notion du temps n’est pas la nôtre. C’est un signe clair du retour à l’archaïque : un retour aux VIIe ‒ IXe siècles, qui est important en soi. Mais qui s’occupe de cette importance, qui la mesure? Est-ce du ressort des Affaires étrangères? Il faut s’attendre à beaucoup d’imprévu dans l’avenir. Nous allons assister à des choses qui seront certainement pires. Les gens n’en resteront pas moins sourds.
Au moment du 11 septembre, il y a quand même eu un ébranlement, mais il s’est tout de suite apaisé. Il y a eu un éclair de conscience, qui a duré quelques factions de seconde : on a senti que quelque chose se passait. Et une chape de silence est venue nous protéger contre cette fêlure introduite dans notre certitude de sécurité » (p. 355).
À la page suivante :
Ils [les islamistes] pensent le monde occidental comme devant être islamisé le plus vite possible. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée? N’y aurait-il pas là quelque chose d’essentiellement islamique? (p. 356)
La réponse à cette question se trouve chez Philippe Muray, dans ce qu’il appelle la bienveillance de l’Occident pour la dévastation et le désir morbide pour la régression anthropologique. Autrement dit, s’il n’y a pas de changement radical dans notre façon d’envisager notre rapport au temps, à l’histoire et à la religion du progrès, l’islam archaïque, l’islamisme, bien au fait des technologies de contrôle et de dressage, est bel et bien notre horizon d’attente.
Philippe Muray, qui fut le chroniqueur impitoyable des frasques sourdes, mais ô combien fières d’homo festivus, écrivit aux lendemains du 11 septembre :
Moins de trois semaines après vos criminelles attaques contre l’Amérique, on pouvait noter avec satisfaction que, malgré des blessures qui resteront sans doute inguérissables, la vie normale revenait en force dans l’agglomération new-yorkaise. De cette bonne nouvelle, on administrait une preuve manifeste : le volume de musique était de nouveau poussé à fond dans les restaurants de sorte qu’il redevenait merveilleusement impossible, comme par le passé, d’y tenir la moindre conversation ou, plus simplement, de s’y entendre. (Chers djihadistes, p. 11)
L’impossibilité de s’entendre autour d’une table, lieu de socialisation par excellence, est emblématique de la censure généralisée, mais censure consentie, désirée, revendiquée, organisée, managée, mise en scène, enseignée. Quelques pages plus loin, il écrit :
De manière globale, s’il y a un front sur lequel nous ne céderons jamais, nous autres Occidentaux, et où nous entendons remporter une victoire absolue, c’est celui de la régression anthropologique […] (p. 15).
La conclusion de son essai est d’une terrifiante lucidité.
« […]
Nous nous battrons pour la disparition du langage articulé.
Nous nous battrons.
Et nous vaincrons. Bien évidemment. Parce que nous sommes les plus morts. »
Ironie amère, parce que Muray ne défendait évidemment pas les terroristes, ni ne plaignait les pauvres Occidentaux. Il opposait plutôt les Barbares islamistes aux Vandales modernistes que nous sommes.
Chevauchant vos éléphants de fer et de feu, vous êtes entrés avec fureur dans notre magasin de porcelaine. […]. Vous êtes les premiers démolisseurs à s’attaquer à des destructeurs, les premiers Barbares à s’en prendre à des Vandales, les premiers incendiaires en concurrence avec des pyromanes. Cette situation est originale. Mais à la différence des nôtres, vos démolitions s’effectuent en toute illégalité et s’attirent un blâme quasi unanime tandis que c’est dans l’enthousiasme général et la félicité la plus pimpante que nous mettons au point nos tortueuses innovations (p. 35).
« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts » doit s’entendre comme la fanfare amplifiée de toutes les fiertés, qui ne parvient pas à dissimuler complètement son morbide sous-texte. Pour qui a de l’oreille, il s’agit d’un appel à mourir comme civilisation : Viva la muerte! Ce cri fasciste, on peut être certain que les islamistes l’entendent distinctement, mais sans l’ironie de Muray. Ils y répondent par les hurlements de la mort réelle, que ce soit par la fatwa lancée contre un romancier iconoclaste, la décapitation d’un prof, le massacre de journalistes et caricaturistes, ou encore d’une foule de jeunes contaminés par la fièvre libidinale d’un innocent samedi soir. Ou d’un peuple qui souffre de l’assassinat de ses filles emprisonnées sous des voiles macabres ‒ sexy de ce côté-ci de l’islam ‒, mais qui sont autant de chapes de silence, de plomb. Et c’est ce voile de la mort que nos néoféministes et intellectuels de gauche appellent un foulard.
Sur ce point très précis du hijab, on peut d’ailleurs s’attendre à ce que la passivité que dénonce Hanieh Ziaei soit revendiquée tôt ou tard comme l’expression même du courage. Ou, ce qui est le plus probable, qu’on ramène le voile islamique à un problème de tenue vestimentaire qui relève du choix individuel. On trouve déjà le moyen de présenter le hijab comme l’expression de l’émancipation des femmes. Le meilleur exemple de ce contresens nous étant donné au Québec par Francine Pelletier dans Mes sœurs musulmanes (2007) puis dans La bataille pour l’âme du Québec (2022). Ces documentaires ne font que diffuser la doctrine multiculturaliste du gouvernement central du Canada, dont l’islamophobie est l’anathème emblématique. Plus grave encore, ces documentaires montrent une gauche tellement imbue d’elle-même, qu’elle se croit capable, par ses seules vertus morales autoproclamées, de réconcilier le monde autour du sacrifice de l’Occident.
Mon hypothèse est que le silence de l’Occident devant les soulèvements en Iran est l’expression d’un puissant désir de régression anthropologique. On pourrait même se demander si ce que Muray appelle « le nouvel ordre matriarcal que nous avons habillé du nom de démocratie » (p. 17) n’a pas la nostalgie du patriarcat le plus tyrannique qui soit, celui des mollahs… Revenir violemment en arrière pour s’abîmer dans le meurtre. Le meilleur véhicule pour régresser de plusieurs siècles : l’islamisme et ses complices occidentaux atteints d’« abruitissement volontaire ». Bref, paraphrasant René Girard et Philipe Muray, je dirais que le silence des Occidentaux face au soulèvement en Iran marque une autre étape dans cette appétence pour la régression anthropologique.
[2] « Iran, j’écris ton nom », Hanieh Ziaei, Politologue-iranologue, chercheuse associée à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand, UQAM. La lettre d’opinion a paru dans La presse +, édition du 22 octobre 2022.
[3] Lors du deuxième débat des chefs des partis politiques québécois, Gabriel Nadeau-Dubois, le représentant de Québec solidaire, le parti le plus à gauche sur l’échiquier politique, a ainsi pu parler du « foulard » pour banaliser le hijab, dénoncer la discrimination que son interdiction induit dans la fonction publique, et contester la Loi 92 sur la laïcité. Personne ne l’a repris pour préciser la signification politique de ce « foulard », même pas le premier ministre québécois, pourtant responsable de cette loi molle, ni Paul St-Pierre-Plamondon, le chef du PQ pourtant favorable à ladite Loi. Ce débat se tenait le 22 septembre. La répression sanglante en Iran était déjà connue dans le monde entier, mais il ne fallait surtout pas paraître islamophobe.