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La face cachée du serment royal d’allégeance

Un texte de Marc Chevrier
Thèmes : Canada, Gouvernement, Québec
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

Depuis que le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a annoncé qu’il refuserait de prêter le serment d’allégeance au roi Charles III au lendemain des élections québécoises d’octobre 2022, l’attention du public et des médias s’est braquée soudain sur ce vieux rituel parlementaire, dont on ne sait comment se débarrasser. Au cours des 44 élections générales tenues au Québec, sans compter autant de scrutins fédéraux organisés depuis 1867, les députés québécois n’ont d’ordinaire guère montré de scrupules à afficher, fût-ce de manière feinte ou opportuniste, leur adhésion liturgique à la monarchie britannique, qui leur ouvrait les portes sacrées du pouvoir. Avant l’automne 2022, les quelques voix qui se sont élevées dans notre histoire pour insuffler l’esprit de la République à nos institutions ont ainsi buté sur les murailles épaisses des châteaux forts parlementaires.

Ce que l’on sait moins, c’est que les membres des Forces armées canadiennes prêtent également le serment royal, dans des termes équivalents à ceux du serment parlementaire. Même si ce serment qui confirme l’enrôlement des militaires n’est pas exigé par la constitution, mais par la loi et le règlement, il reproduit au Canada l’aura monarchique qui enveloppe le pouvoir militaire, conformément à la tradition britannique. Au Royaume-Uni d’ailleurs, les militaires souscrivent aussi ce serment, sauf ceux de la Marine royale, censés dépendre directement de la Couronne. Pour les monarchistes canadiens — ils existent ! —, le fait que les soldats jurent allégeance à la personne du souverain, plutôt qu’à une idée ou à un document politiques — comme une constitution — fournirait un gage de neutralité, qui les mettrait à l’abri de la partisanerie.

Or, le serment militaire à Sa Majesté ne représente pas une formalité anodine. Selon la Constitution canadienne, le roi possède [traduction officieuse] « le commandement en chef des milices de terre et de mer et de toutes les forces militaires et navales » ; le serment scelle alors une obligation de loyauté, que le militaire doit montrer tout au long de sa carrière. Ainsi, comme l’a décidé la Cour fédérale en 2008, le refus assumé d’un officier aux convictions républicaines de participer à des activités telles que porter un toast au Souverain lors des dîners régimentaires, saluer l’Union Jack ou chanter God Save the Queen, serait considéré comme « une résistance à souscrire à des structures de commandement hiérarchiques légitimes qui sont essentielles à la bonne discipline. » Consentir des exemptions aux officiers alléguant leurs libertés d’expression et de religion pour se dérober aux hommages à Sa Majesté « poserait des problèmes insurmontables et compromettrait entièrement le maintien du bon ordre et de la discipline indispensables au fonctionnement efficace des Forces canadiennes[i] ».

La conséquence la plus fondamentale du serment royal réside toutefois ailleurs. Ce serment avalise une vision du pouvoir militaire, dont elle place l’exercice dans une volonté suprême, libre et détachée des institutions, qui décide souverainement des choses de la guerre et de la paix. Aujourd’hui encore au Canada, en raison du langage monarchique dont on habille le commandement militaire, celui-ci relève de la « prérogative royale », un vieux concept du droit public canadien et britannique, mais toujours actif, qui érige l’exécutif en héritier direct des prérogatives jadis exercées par le roi anglais lui seul, sans devoir s’encombrer de l’avis ou de l’approbation du parlement. Selon un célèbre juriste anglais, Albert V. Dicey, la prérogative royale consiste en « un résidu de pouvoir discrétionnaire ou arbitraire », que l’exécutif peut utiliser légalement en tout temps en agissant au nom de la Couronne[ii]. Ce résidu aux contours flous permet au cabinet fédéral canadien de déclarer la guerre, d’ordonner une action militaire quelconque, de soutenir un pays en guerre contre un autre sans devoir consulter préalablement le parlement ou sans devoir obtenir son autorisation ou se soumettre à son contrôle[iii]. Il y a eu bien sûr des débats au parlement fédéral sur les interventions armées du pays, mais souvent après coup; l’exécutif fédéral s’est réservé en pratique la faculté d’en référer au parlement après une déclaration de guerre ou un engagement des forces armées qu’il a lui-même décidés. Notons que la députée fédérale Maria Mourani, alors membre du Bloc québécois, avait tenté en février 2008 de faire amender la Loi sur la Défense nationale (sic) pour faire en sorte que toute mission militaire du Canada à l’étranger qui comporterait un volet offensif doive faire l’objet d’une motion adoptée par la Chambre des communes qui soit déposée dans les cinq jours suivant la déclaration alors exigée du ministre de la Défense sur la nature et la durée de la mission. Sans surprise, ce projet fut écarté en deuxième lecture[iv].

En réalité, la Loi sur la défense nationale, qui confirme le pouvoir du gouverneur en conseil d’engager en « service actif » les forces armées à l’étranger ou au Canada, prévoit seulement la convocation du parlement s’il a été ajourné ou prorogé pour plus de dix jours, sans fixer de délai pour cette convocation[v]. Alors que plusieurs pays républicains et même quelques monarchies parlementaires ont cherché à encadrer le pouvoir militaire par la constitution et la loi, le Canada s’avère vraisemblablement, de tous les régimes parlementaires de type britannique, celui qui a sauvegardé le mieux les prérogatives royales, en plusieurs domaines du reste, leur conservant un caractère unilatéral et presque absolu ; au Royaume-Uni et en Australie, l’usage de ces prérogatives a suscité un débat plus tranché[vi]. D’ailleurs, le site du ministère fédéral de la Défense fait tomber sous l’empire de la prérogative royale les affaires étrangères, la guerre et la paix, la conclusion des traités, la défense et les forces armées[vii]. Une note d’interprétation publiée par ce ministère indique aussi que « la plupart du temps, la source d’autorisation légale nationale des opérations internationales — et pour certaines opérations nationales — est la prérogative de la Couronne, qui est un pouvoir exécutif plutôt que législatif. » De plus, toujours selon cette note, le cabinet fédéral, ses comités, le premier ministre, des ministres d’État ou le ministre de la Défense, seul ou avec le ministre des Affaires étrangères, peuvent exercer la prérogative royale en matière d’engagement armé[viii]. La prérogative royale paraît dès lors un sceptre magique qui change facilement de main au sein du gouvernement fédéral. Voilà un vaste champ d’exercices pour un tel résidu de pouvoir discrétionnaire ou arbitraire auquel s’ajoute le pouvoir, celui-là indiqué dans la constitution de 1867, que possède l’exécutif fédéral d’exproprier des terres et des propriétés publiques provinciales pour fins de défense du pays[ix].   

En théorie, si le parlement peut réduire ou même éliminer une prérogative royale, et les tribunaux se prononcer sur sa portée, il reste qu’elle subsiste, aussi longtemps que les gouvernements au pouvoir la défendent jalousement. La Loi sur les mesures d’urgence, adoptée par le parlement fédéral en 1988 pour remplacer l’ancienne Loi sur les mesures de guerre, n’efface pas la prérogative royale en matière de guerre et de paix. Elle fixe seulement le régime juridique d’exception qui suit la proclamation par le cabinet fédéral de l’état d’urgence, de l’état de crise internationale et de l’état de guerre. On a vu avec quelles liberté et précipitation le cabinet fédéral a recouru en février 2022 à la proclamation de l’état d’urgence pour contrer un convoi de camionneurs qui menaçait d’occuper longuement les environs de la colline parlementaire à Ottawa. C’est grâce notamment à la prérogative royale en matière de défense que le gouvernement de Justin Trudeau, si l’on se fie au New York Times, aurait envoyé des commandos des forces spéciales canadiennes en Ukraine[x]. Selon un institut de recherche allemand, le Canada a fourni ou promis à l’Ukraine, entre janvier et octobre 2022, une aide militaire, financière et humanitaire qui représente presque la même part du PIB (0,2 %) que celle qui a été apportée par les États-Unis et le Royaume-Uni[xi].

Faute de famille dynastique à demeure au Canada, la monarchie s’y perpétue par les rituels comme le serment et les habitudes intellectuelles des juristes, qui raisonnent le pouvoir avec les notions surannées de couronne et de prérogative. En claironnant leur allégeance à Charles III, les parlementaires renouvellent un montage de concepts anciens, qui fait peser sur nos têtes un pouvoir surplombant, hors sol, insaisissable et d’aspect capricieux, auquel nous nous remettons pour la défense et la paix du Dominion.

 

Marc Chevrier

Professeur

Université du Québec

Image: Mark Jones, CC BY 2.0 , via Wikimedia Commons

Notes

[i] Chainnigh c. Canada (Procureur général), [2008] ACF no 53, 2008 CF 69, par. 43 et 50.

[ii] A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd., Londres, MacMillan, 1959, p. 424.

[iii] Sur cette question, voir Christopher Dunn, « La démocratie au XXIe siècle : le Canada a besoin d’une loi sur les pouvoirs de guerre », Revue parlementaire canadienne, 30, 3, 2007, p. 4-5, Craig Martin, « Canada’s ‘royal prerogative’ allows it to wage war without parliamentary approval », La Conversation, 24 octobre 2022, Michel Rossignol, « Conflits internationaux : le rôle du parlement, la loi sur la Défense nationale et la décision d’envoyer des troupes », Division des affaires politiques et sociales, août 1992, BP 303F, Bibliothèque du Parlement (Dominion du Canada), 22 p.

[iv] Voir projet de loi C-513, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (mission militaire à l’étranger), 2e session, 39e législature, 56-57 Elizabeth II, 2007-2008, Chambre des communes fédérale, en ligne : https://www.parl.ca/DocumentViewer/fr/39-2/projet-loi/C-513/premiere-lecture/page-24 .

[v] Voir Loi sur la défense nationale (sic), L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 31 et 32.

[vi] Voir sur ce sujet Alexander Bolt et Philippe Lagassé, « Beyond Dicey: Executive Authorities in Canada », Journal of Commonwealth Law, 3, 2021, p. 1-53.

[vii] Voir « Introduction et la Loi de la prérogative de la Couronne », ministère de la Défense nationale (sic), Dominion du Canada, en ligne : https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/organisation/rapports-publications/droit-militaire/prerogative-couronne/introduction.html .

[viii] Mars 2020 - Introduction à la Loi sur la Défense nationale, ministère de la Défense nationale (sic), Dominion du Canada, en ligne : https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/organisation/rapports-publications/transition-ministerielle/defense-101/2020/03/defense-101/intro-ldn.html .

[ix] Voir l’article 117, Loi constitutionnelle de 1867 (non traduite, pour l’essentiel, en français).

[x] Voir David Pugliese, « Canadian special forces don’t deny New York Times report that commandos are in Ukraine », Ottawa Citizen, 27 juin 2022.

[xi] Voir IFW-Kiel Institut für Weltwirtschaft, « Ukraine Support Tracker », en ligne : https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/ .


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