Dans le système électoral français, tout n’est pas entièrement joué dès qu’a eu lieu l’élection présidentielle et qu’a donc été élu le président de la République. Demeurent les élections législatives qui se produisent peu après, à travers lesquelles les citoyens élisent leurs députés. Il est de ces moments historiques, assez rares, où ce processus électif ne constitue pas qu’une simple formalité permettant au président d’assurer sa majorité.
Le printemps 2022 a constitué l’un de ces moments. Durant le premier tour de l’élection présidentielle française, le populiste de gauche Jean-Luc Mélenchon créa la surprise, avec ses 22% du suffrage exprimé, talonnant ainsi Marine Le Pen, la candidate arrivée deuxième au premier tour, derrière Emmanuel Macron. En contravention de tous ces pronostics qui prévoyaient un effondrement du vote mélenchoniste, Mélenchon fit croître l’attrait électoral de son mouvement, au-delà des 17% qu’il avait fait en 2017. Pour les élections législatives qui faisaient suite à l’élection présidentielle, Mélenchon comptait bien rendre victorieux le « bloc populaire » qu’il appelait de ses vœux et devenir ainsi premier ministre. Il aurait alors imposé un régime de cohabitation à un président qui lui est hostile, ainsi que l’implantation d’un programme radical de transformation sociale : L’avenir en commun[1]. Ce ne fut pas le cas, mais la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (NUPES) coalisée autour de Mélenchon s’est tout de même imposée comme l’opposition principale au régime macroniste, devant le groupe parlementaire constitué par le Rassemblement national.
Au-delà du succès électoral inattendu de cette gauche « populiste », sa potentielle capacité ou incapacité à former un pôle suffisamment ample qui permettrait la conquête du pouvoir dépend aussi de ses propres compromissions. C’est d’autant plus vrai à un moment où, malgré ses récent succès, La France insoumise, le mouvement dirigé par Jean-Luc Mélenchon, se retrouve au bord de l’implosion, à mesure que les militants de la formation se livrent une énième guerre d’ego et que des allégations de violence conjugale affligent le numéro deux du parti, Adrien Quatennens.
En fait, on ne peut comprendre les errements de cette formation sans les rapporter à cette oscillation caractéristique de ce courant entre un attachement sincère aux classes populaires et une adhésion franche au progressisme culturel bourgeois que ces mêmes masses laborieuses rejettent. Ce jeu d’équilibriste révèle une leçon majeure pour l’ensemble d’une gauche occidentale corsetée par le manteau des identités nationales et l’identité cosmopolite qu’épouse le progressisme. La gauche est ainsi portée à se faire écarteler, jusqu’à sa possible rupture.
Les succès du mouvement
En fondant le mouvement de La France insoumise (LFI), Mélenchon assurait la croissance électorale d’une gauche sociale et universaliste, sauvant, en quelque sorte, l’honneur terni de son camp, après des décennies de néolibéralisme. Avec les années, LFI a passé son temps à tergiverser entre une affirmation de ce qui faisait et fait encore son succès et un éloignement de certains de ses principes. C’est sur cette contradiction qu’oscille actuellement le bloc mélenchoniste.
L’horizon dans lequel se déploie le mouvement de Mélenchon s’ancre dans le XXIe par l’impératif de la « planification écologique ». Pour un moment, il s’actualise à travers un populisme de gauche qui s’enracine dans une tradition française, que l’on pourrait résumer selon trois piliers fondamentaux : le patriotisme, le souverainisme et le renouveau démocratique. D’abord patriotique, l’universalisme promu par Mélenchon trouve ses racines dans l’histoire nationale française, à travers notamment la Révolution. Il s’incarne dans le jacobinisme historique qui suppose une unité de l’État et du peuple, avec en filigrane une culture française forte comme socle identitaire. Le républicanisme français est ici l’idéal politique actualisant ce rapport à la patrie. Ensuite souverainiste, souverainisme qui, des Jacobins défendant la Révolution contre les monarchies européennes au général De Gaulle, en passant par Napoléon, assume une volonté de complète autonomie de l’État français, lui assurant la préservation de son modèle de gouverne. C’est par la souveraineté de l’État que la souveraineté populaire est rendue possible. Ce qui mène au troisième pilier, qui vise quant à lui une progression continue des conquêtes démocratiques du peuple. Cette souveraineté populaire renouvelée s’affirme par le projet d’une refonte drastique du jeu démocratique français, par l’établissement d’une VIe République, assumant davantage d’horizontalité dans la prise de décision et par l’implantation de mécanismes d’intervention du peuple dans la sphère politique.
Dans les rassemblements monstres de 2017 où le tribun Mélenchon haranguait les foules, le mot « gauche » fut balayé par celui de « peuple », et celui de « classe » par « patrie ». Les drapeaux rouges caractéristiques des réunions d’extrême gauche se mirent en berne pour accueillir le tricolore français. On abandonna l’Internationale pour la Marseillaise. Cet ancrage dans le peuple fit ses effets : LFI balaya la gauche classique en évinçant le Parti socialiste et se tailla une place au sommet des choix électoraux. En France, elle incarne, aujourd’hui, le principal parti de gauche. Mélenchon a réussi l’impensable, en jouant au François Mitterrand de la gauche radicale. Il assume ainsi la direction d’une grande coalition de toutes les gauches, à travers la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) qui, par son poids lors des élections législatives, a empêché Emmanuel Macron de s’assurer une majorité absolue en faveur de son gouvernement. Voilà pour les succès.
Ses compromissions
À la suite de son échec lors de la présidentielle de 2017, la forme institutionnelle du mouvement l’a lentement porté à se compromettre sur les trois piliers qui faisaient sa force. Plutôt qu’une progression continue de LFI jusqu’en 2022, c’est à son effondrement électoral auquel nous avons assisté durant les dernières années, puis à son sursaut inattendu au moment de la dernière élection présidentielle, à mesure que le mouvement, en bon équilibriste, revenait à sa source, en même temps qu’il se taillait un nouveau créneau électoral. À peine quelques mois se sont-ils écoulés depuis cette dernière élection que nous assistons à nouveau à l’éclatement du mouvement entre diverses tendances et factions. Qui sait quel aurait été son score au premier tour présidentiel de 2022 si Mélenchon avait toujours su préserver l’unité de son mouvement et était resté fidèle aux principes qui l’avaient animé en 2017 ?
À l’image de plusieurs mouvements néo-progressistes à travers l’Occident, LFI s’est constitué selon une structure horizontale introduisant certaines formes de démocratie directe, en rupture avec la forme centralisatrice des partis traditionnels. LFI n’est pas à proprement parler un parti dont les dirigeants dictent les orientations politiques, mais un mouvement qui délègue un programme et des positions à des porte-paroles. L’expérience de ce type de structure nous démontre que, plutôt que la concrétisation d’une utopie égalitaire, elle mène à une confusion des genres quant à savoir quelles sont les règles de prise de décisions et qui prend les décisions au sein du mouvement. Pour reprendre les propres mots de Mélenchon, il s’agit là d’un « mouvement gazeux »[2]. Et à travers le gaz, un pouvoir informel, incarné par les tendances et les militants les plus radicaux du mouvement, parfois minoritaires, se répand et finit pas imposer sa loi.
C’est là une contradiction entre le fonctionnement interne du mouvement et ses prétentions à une plus grande démocratie au sein de la société française. Ancien militant de LFI, le politologue Thomas Guénolé, lui-même victime de ce « gaz » militant et exclu du mouvement, a bien décrit cette dynamique dans son livre sur le sujet[3]. Le « porte-parole » et son équipe de députés, pourtant les élus du peuple, arrivent alors difficilement à assurer l’unité du mouvement et à faire triompher, par le haut, leur vision, qui est pourtant celle que les électeurs ont portée aux urnes. Ou du moins, lorsqu’ils y parviennent, le font-ils souvent dans la pure informalité, sans que l’on sache exactement d’où émane la décision. C’est ici que l’horizontalité gazeuse du mouvement entre en contradiction avec le lien de l’élu et de ses électeurs, fondement même de la démocratie représentative. Et lorsqu’une ligne politique finit par s’imposer, c’est de l’ombre qu’elle surgit, de la part d’un aéropage militant se cachant derrière le flou des procédures d’un appareil central opaque.
Alors, qu’aujourd’hui, la question de la succession de Mélenchon se pose, cette démocrature directe exclut arbitrairement du mouvement des figures centrales du parti, camarades de la première heure et élus du peuple, comme François Ruffin, Alexis de Corbière ou Clémentine Autin. Au nom de l’« efficacité » du mouvement, ces éjections se déploient sans aucune procédure formelle, et encore moins par la voie d’élections internes. L’apparatchik et nouveau poulain de Mélenchon, Manuel Bompart, qui a inhalé une bonne dose de gaz militant, justifie cette épuration par la volonté de bâtir une « forme-mouvement », qui n’est pas sans rappeler les dérives totalitaires des partis d’antan à la source des « démocraties » dites populaires du siècle dernier.
Cette difficulté à assumer le pilier démocratique du mouvement a permis l’émergence d’une tendance sabotant son patriotisme et son souverainisme. À travers les années, la pensée intersectionnelle dite woke, s’affirmant en France sous le terme « indigéniste », s’est disséminée dans LFI. Cette tendance anti-universaliste s’affère, à travers sa radicalité de déconstruction « décoloniale » à renier des paramètres de la modernité occidentale, à mener un combat militant contre le républicanisme français, moteur, selon elle, d’une « suprématie blanche » à la française et d’un « racisme d’État ».
Tentant de réconcilier son action politique avec la transformation de son mouvement, Mélenchon a assumé un glissement sémantique qui l’écarte de son patriotisme républicain. Avant les dernières années, il s’était toujours fait le défenseur acharné du modèle d’assimilation républicaine dont la Révolution française a accouché. Mélenchon nie désormais le socle culturel permettant un tel processus identitaire, préférant parler d’un processus général de « créolisation » culturelle[4]. À l’opposé de ce qui l’a toujours habité, le « porte-parole » Mélenchon joue ici le jeu d’élites mondialisées se détachant de l’histoire nationale.
Par voie de conséquence, cette mise à distance d’une certaine forme de patriotisme qui était la sienne mène Mélenchon à s’écarter également du modèle de laïcité qu’il a toujours promu. Jusqu’à récemment, il faisait partie des laïcards de gauche les plus durs, ennemis des religions constituées, à un tel point qu’il aurait passé pour un réactionnaire intolérant sur le continent américain. La laïcité républicaine du mouvement s’est butée sur l’islam, dont la critique est vue par maints progressistes intersectionnels comme un acte d’oppression contre ces nouveaux damnés de la terre que seraient les musulmans. Au sein du mouvement, la moindre critique de l’islam en tant que doctrine est désormais neutralisée par l’étiquette infâmante d’« islamophobie », étiquette valant une éjection illico presto de la formation politique[5]. LFI est aussi le seul parti sérieux à ne pas reconnaître le danger que pose en France le « séparatisme islamique » qui arrache des pans entiers du territoire français à l’application de la loi et y instaure une insécurité importante. Le mouvement s’oppose ainsi à la « Loi confortant le respect des principes de la République » déposée par la première ministre nommée par Macron, visant à remédier à la situation. Le 10 novembre 2019, Mélenchon et les députés de LFI prenaient part à une « marche contre l’islamophobie », aux côtés de militants anti-laïcité et de certains islamistes qui appartenaient à des groupes politiques désormais interdits par la loi française.
Le mouvement LFI s’éloigne également du souverainisme qui avait fait son succès. En 2017, Mélenchon défendait avec force la capacité de la France de s’affirmer comme nation au sein de l’Europe. Le programme de transformations sociales que porte LFI est d’ailleurs toujours entré en contradiction avec les traités de l’Union européenne qui imposent des normes néolibérales et un marché « libre et non faussé ». Pour s’assurer de la souveraineté de l’État français, LFI s’était doté d’une stratégie en deux temps : plan A, la France utilise tout son poids politique pour transformer les règles de l’Union européenne et ainsi pouvoir appliquer le programme L’avenir en commun ; plan B, si la première avenue échoue, organiser la sortie de la France de l’Union européenne. À mesure qu’un certain progressisme culturel progressait dans LFI, pour qui progrès rime souvent avec intégration européenne, l’élan souverainiste du mouvement s’est étiolé. Depuis l’élection de 2017, plus aucune trace du plan B. Plusieurs souverainistes du mouvement, dont certains collaborateurs de Mélenchon de la première heure, ont quitté les uns après les autres. LFI abandonnait ainsi son principal levier politique contre l’Europe néolibérale.
Les résultats de ce basculement furent catastrophiques pour le mouvement. Aux élections européennes du printemps 2019, son score électoral chuta à 6%.
Le sursaut du « bloc populaire »
L’élection présidentielle de 2022 a inversé cette tendance, et consacré LFI comme principale formation politique permettant une grande coalition des gauches. Déjà, durant la campagne électorale, le monde des médias s’est montré infiniment moins agressif à l’endroit d’un Mélenchon, auparavant souvent traité en leader maximo sauce castro-chaviste prêt à instaurer une dictature. Des événements circonstanciels orientaient l’attention médiatique vers d’autres sujets : l’omniprésence du gouvernement en contexte pandémique, la montée d’un candidat encore plus à droite que Marine Le Pen en la personne d’Éric Zemmour, la guerre en Ukraine. Présenté sous un œil moins défavorable, le candidat Mélenchon, dont certaines idées ont depuis muri dans la société française, a pu ainsi s’assurer une ascension que plus personne n’attendait.
Mélenchon a profité aussi de ce rituel quasi monarchique de la présidentielle française où un homme ou une femme entre en communion avec son peuple. Rendu à ce stade, l’appareil de parti ne compte plus pour grand-chose, hormis pour sa capacité à capter positivement l’attention médiatique. Les entrelacements institutionnels du mouvement, ses tendances néo-progressistes les plus radicales ainsi que les contradictions entre l’universalisme promu par une part du mouvement et sa mouvance intersectionnelle ont alors glissé sous le tapis. Il ne restait plus que le candidat Mélenchon reprenant le contrôle du message du mouvement et imposant son agenda, ce qui lui permettait de renouer avec certains fondamentaux.
Mélenchon nageait dans cette campagne comme un poisson dans l’eau. La crise ukrainienne lui permit de remettre son côté souverainiste à l’avant-plan, par sa promotion du non-alignement historique de la France et sa prise de distance avec l’OTAN. La guerre ukrainienne aggravant la détérioration du niveau de vie de nombreux français, Mélenchon put relancer la question sociale, contexte idéal pour la promotion de son programme. La décomposition du reste de la gauche, le talent de tribun de Mélenchon et la hauteur qu’il sait prendre dans les moments tragiques firent le reste. Une force d’attraction entoura sa candidature et le fit progresser jusqu’aux scores que l’on connaît aujourd’hui, qui eurent pour effet de balayer définitivement ses rivaux à gauche.
Après les résultats électoraux obtenus lors de la dernière présidentielle, Mélenchon constate non seulement que son mouvement n’était pas qu’un feu de paille et qu’il s’ancre dorénavant dans le paysage politique français, mais également qu’il s’actualise à travers une société divisée en trois blocs socio-politiques. Friant de pensée politique, Mélenchon constate l’existence d’un bloc libéral (Macron), d’un bloc national-populiste (Le Pen et Zemmour, qu’il nomme « extrême droite ») et d’un troisième, le sien : un bloc « populaire »[6]. Le pari du mouvement qu’il incarne est de faire croître continuellement ce bloc, à mesure que les conditions matérielles en France se durcissent et que la crise climatique impose son tempo. C’est sur ce pari que repose la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (NUPES).
Un écartèlement identitaire
La représentation mentale offerte par Mélenchon et son camp demeure aveugle face à une réalité qui fait violence à l’idée d’un « bloc populaire » dont les intérêts se recoupent entre eux. En France, comme ailleurs en Occident, une ligne de fracture identitaire divise la société entre les perdants et les vainqueurs de la globalisation. C’est la version française de cette division de l’intellectuel David Goodhart[7], devenue classique, entre les somewhere et les anywhere, bref les enracinés et les déracinés, prenant dans l’Hexagone la forme d’une opposition entre France périphérique et France des villes. Politiquement, cette rupture s’incarne dans la dualité entre « progressistes » macroniens et « populistes » lepenistes.
La difficulté du mouvement mélenchoniste, difficulté qui peut tempérer le potentiel de croissance de la NUPES, est son écartèlement entre le bloc libéral et le bloc national-populiste. Le mouvement épouse certes la question sociale, rejoignant ainsi les préoccupations des nombreux perdants de la globalisation, mais radicalise son épanchement pour le néo-progressisme culturel, ce qui a pour conséquence de lui aliéner une part massive de ce même électorat enraciné. D’un autre côté, les pans de la population qui sont urbanisés et embourgeoisés à un certain degré ont tendance à adhérer au progressisme ambiant, mais rejettent, pour beaucoup, un plan de transformations sociales incompatible avec leurs intérêts de classe. C’est là un cul-de-sac électoral. Et si « bloc populaire » il doit y avoir, il est beaucoup plus à trouver dans le camp d’une Marine Le Pen ou chez les abstentionnistes que chez ceux qui votent pour Mélenchon. La NUPES n’est pas l’actualisation d’un quelconque « bloc populaire », mais bien une construction politique visant à créer un tel bloc. Mieux vaut, pour le moment, parler d’un bloc Mélenchon ou d’un bloc des gauches, qui peut d’ailleurs rompre à tout moment.
Tant que ce mouvement citoyen reste cantonné dans les contradictions qui le traverse, et qu’il s’éloigne de postures universalistes et patriotes, il freine son potentiel de croissance. Son électorat est peut-être suffisant pour peser massivement sur la formation d’un gouvernement ou pour faire blocage sur le plan législatif, mais certainement pas pour former le pôle populaire fantasmé. Et sans ce pôle assuré, la révolution politique tant souhaitée demeure une chimère. Dans le concret du réel, elle ne peut qu’advenir par l’union des déshérités au sein d’un même bloc populaire, ou « populiste » diraient certains. Cela passe par la jonction des éléments les plus modérés, sur les questions d’identité, des camps mélenchonistes et lepenistes. Le bloc libéral n’aurait alors plus assez d’espace pour se faufiler victorieusement entre ses deux ennemis qui, pour le moment, s’annulent l’un et l’autre.
On peut toutefois imaginer un contexte où le mouvement hérité de Mélenchon continuerait de croître et ce, sans trop se transformer. Deux scénarios se seraient alors concrétisés, et pas nécessairement de façon conjointe. Ces scénarios supposent un basculement majeur dans ce que recoupe le terme « gauche ». Dans le premier, le fait que le mouvement épouse pleinement le néo-progressisme le mène à agglomérer le vote de gens déracinés à qui soit la mondialisation a profité ou soit que la déconstruction des normes culturelles historiques de la nation affecte peu sur le plan identitaire. Ce serait là délaisser, voire même contribuer à abattre les classes populaires et moyennes de la France profonde, attachées à une histoire nationale et à un certain art de vivre à la française. Dans ce contexte, cette « gauche » aurait à assumer définitivement le troc de la lutte des classes pour la lutte des minorités contre la majorité, de la question sociale pour la question sociétale. On assisterait alors à une liquéfaction de la notion de « peuple ».
Pour une gauche qui se veut révolutionnaire, ce serait trahir sa mission et créer un bloc dans lequel le mot « populaire » signifierait l’inverse de ce qu’il est censé représenter. Le progressisme américain aurait alors fini de conquérir la gauche occidentale, dans une France qui, jusqu’à récemment, était relativement immunisée contre lui.
Dans le deuxième scénario, celui du plus long terme et encore fantasmagorique, cette gauche citoyenne reste fidèle à la question sociale, tout en maintenant son adhésion franche à une forme radicale de progressisme culturel, mais cette posture ne l’empêche pas de croître. Cette hypothèse suppose un Occident radicalement transformé. L’effritement du fait national et des normes culturelles communes qu'il suppose se serait accéléré à un point où ce ne serait plus dommageable électoralement d’assumer cette posture. La société serait si atomisée, les rapports de classes si désarticulés et l’enracinement culturel si relatif qu’il ne resterait plus qu’à une force politique organisée à cueillir ses poches de misère, en leur offrant un monde à faire naître. Comme le projetait, dans les dernières années, l’anthropologue Emmanuel Todd, cette fameuse distinction entre somewhere et anywhere ne serait plus probante, tant la transformation culturelle contemporaine aurait déraciné les masses d’Occident[8]. Les sociétés occidentales ne constitueraient plus qu’un amas d’anywhere désorientés. La machine à écarteler serait ainsi broyée par le souffle du Progrès.
Pourrait alors se concrétiser la « révolution citoyenne » théorisée par Mélenchon dès 2014, fédérant une multitude sans pouvoir et sans repères, à travers laquelle un nouveau corps politique naît. Passé un certain stade de décomposition sociale, la multitude aurait besoin d’un phare pour l’éclairer dans cette nuit nouvelle. Pour reprendre les mots de Mélenchon, « l’histoire nous l’apprend : à toute condition sociale finit par correspondre une conscience collective. Que cette conscience soit claire ou confuse n’empêche rien. Ça se fait tout seul.[9]» De l’atomisation au front citoyen. Voilà le projet. Mais le monde qui accoucherait de ce phénomène, ce «ce qui se fait tout seul», nul ne peut le prédire. Et c’est là un dogme fondamental du progressisme de croire que l’étape suivante du devenir collectif se concrétise dans son rêve radieux. Le monde concret à venir, la «gauche», ou du moins ce qu’elle devient, elle devra l’assumer. Elle devra aussi questionner son rôle d’accélérateur, dans cette grande désintégration culturelle. Elle devra alors faire le diagnostic de cette destruction-créatrice.
[1] La France insoumise (LFI), L’avenir en commun : Le programme de la France insoumise et son candidat Jean-Luc Mélenchon, Paris : Seuil, 2017.
[2] Julien Bisson & Vincent Martigny, « Grand entretien : "L’insoumission est un nouvel humanisme" », Revue le 1, consulté dans Philippe Corcuff & Pierre Rousset, «Jean-Luc Mélenchon, le mouvement "gazeux" et la France insoumise», Le Club de Mediapart, 12 décembre 2017 : https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/121217/jean-luc-melenchon-le-mouvement-gazeux-et-la-france-insoumise
[4] Jean-Luc Mélenchon, « #RDLS122- Covid-19 : Macron dépassé/cadeaux fiscaux/créolisation», diffusé sur Youtube, 25 septembre 2020. https://www.youtube.com/watch?v=-K-evwiKR5c
[5] Nous pouvons, par exemple, penser à l’un des proches collaborateurs de Mélenchon, le philosophe et spécialiste de la laïcité française Henri Pena Ruiz qui, pour le simple fait d’avoir rappelé l’importance, pour une société laïque, d’avoir le droit de critiquer les religions, y compris l’islam, fut calomnié et exclut de LFI : Hadrien Mahoux, «Psychodrame sur ``l’islamophobie`` à l’université d’été de LFI : Henri Pena-Ruiz injustement ciblé», Marianne, 26 août 2019.
[6] Jean-Luc Mélenchon, « Je demande aux Français de m’élire Premier ministre», diffusé sur Youtube, 19 avril 2022. https://www.youtube.com/watch?v=gwQpG4WhxKE&t=1s
[7] David Goodhart, The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics, Angleterre: Oxford University Press, 2020.
[8] Critique de la Raison européenne, «Emmanuel Todd et Marcel Gauchet : comprendre Macron», 31 mars 2019, diffusé sur Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=Kw7i5rGOMAQ&t=3733s