Quel touriste québécois n’a pas vécu la déconcertante expérience parisienne d’être obligé de répéter plusieurs fois un mot en apparence anodin, pour se faire dire après maints efforts infructueux : « Ah ! Monsieur (ou Madame) veut dire…»? Cette expérience, par la frustration démesurée et le soupçon paranoïaque qu’elle engendre, révèle plus qu’un simple malentendu linguistique
d’origine phonétique ou sémantique. Elle renvoie à un malentendu au sens large du terme qui a de profondes racines historiques et culturelles. Car il faut oser se l’avouer la relation que les Québécois entretiennent avec la France est beaucoup plus complexe et chargée d’affects contradictoires que les clichés soigneusement entretenus sur la Nouvelle-France, sur l’amitié franco-québécoise à saveur gaulliste ou sur la nécessaire défense harmonieuse de la francophonie internationale voudraient nous le laisser croire. En fait, plutôt que cette entente de surface, ce qui étonne, c’est la persistance du côté québécois d’un réseau complexe de préjugés se cristallisant dans la figure du « maudit Français », et du côté français de l’incapacité de transcender le non moins mythique « cousin québécois ». Ces deux figures sont symptomatiques de toute l’étendue du malentendu culturel que le présent dossier vise à explorer : d’une part, la figure caricaturale du maudit Français met à nu l’incapacité des québécois à juger de la France en dehors de son propre psychodrame identitaire ; d’autre part, la figure du cousin québécois traduit certes une affection certaine pour les Canadiens, mais cache difficilement la condescendance derrière ce lien de parenté à escient vague et mal défini. On verra que l’angle que tous les auteurs, à l’exception de l’historien Yvan Lamonde, ont choisi d’adopter pour traiter de ce malentendu relève plus du regard personnel et subjectif que d’une tentative de mise à plat objective de celui-ci. Cette dimension subjective des témoignages n’est pas étrangère à la façon très intime dont est vécue le malentendu. Les attentes sont pour certains et certaines en effet très grandes, peut-être trop d’ailleurs, dans le dialogue France-Québec. On ne s’étonnera donc pas de sentir sous la plume de chacun des essayistes une incapacité de dissocier l’exploration du malentendu d’une réflexion personnelle sur la quête d’un je tiraillé entre des identités diverses. On retrouvera la tension provoquée par le malentendu tout autant dans les témoignages de Français (Véronique Dassas, Pierre Lévy) qui ont choisi l’Amérique et le Québec comme terres d’accueil que dans les essais de deux Québécois (Michel Morin, Daniel Tanguay) qui reflètent toute la complexité du rapport imaginaire que les intellectuels d’ici entretiennent avec la France. L’entretien de Stéphane Kelly avec l’historien Yvan Lamonde livre enfin en contrepoint une perspective historique à partir de laquelle il devient possible de saisir les racines du malentendu. Il est ainsi intéressant de lire ou de relire les essais en gardant en mémoire la toile de fond historique dessinée par Lamonde. Ce qui est le plus intime se voit alors rapporter au temps plus long de l’histoire et l’on s’apercevra que le malentendu est reconduit de génération en génération depuis la Conquête et même au-delà. En terminant il est bon de préciser l’esprit général qui a guidé l’élaboration de ce dossier. Il faut en effet dissiper tout de suite un méprise possible concernant le but poursuivi ici. En choisissant ainsi de braquer l’attention sur le malentendu, notre intention n’était pas de réinstruire le procès de la France – mère ingrate, dit-on, qui aurait lâchement abandonné sa colonie en 1763 –, mais bien d’indiquer des voies de dépassement du malentendu en proposant une saisie plus claire de la position respective des deux interlocuteurs dans ce dialogue. Alors que l’américanité des Québécois fait l’objet d’une intense recherche, la tentation est grande de négliger la référence française et de la tenir en fin de compte pour négligeable. Ce refus de la France n’est pas sans comporter de grands risques. Car il faut le répéter pour contrer les voix de ceux qui aimeraient nous le faire oublier : le destin de l’Amérique française est lié historiquement et culturellement à celui de la France. De là l’importance de réfléchir à nouveaux frais sur la nature de ce malentendu qui, somme toute, fut assez peu exploré.
Revue Argument