Le célèbre géographe et historien français Yves Lacoste a écrit ce qui suit : « Raisonner sur les problèmes géopolitiques et sur les risques qu’ils comportent n’est pas réservé aux spécialistes et aux responsables politiques dont la tâche est de prendre des mesures de précaution ou de défense. Celles-ci concernent l’ensemble des citoyens, et il importe qu’ils puissent mieux comprendre la complexité et la gravité de certaines questions qui se passent dans des contrées plus ou moins proches de notre pays, afin qu’ils fassent preuve de sang-froid devant certaines menaces ou de prétendues solutions qui pourraient être en plus dangereuses[1] ».
Que savons-nous au juste, en tant que citoyens canadiens, de la mission que la gouverneure générale et commandante en chef du Canada a effectuée aux Émirats arabes unis, au Qatar et au Koweït le printemps dernier ? En fait, peu de choses, excepté le prix faramineux des omelettes servies à la délégation qui accompagnait Son Excellence. Une facture estimée à 80 000 $ aurait été refilée aux contribuables pour la nourriture et les boissons fournies à bord de l’avion.
Est-ce tellement surprenant de constater que les enjeux de fond relatifs aux relations internationales du Canada ne font que trop rarement l’objet de reportages médiatiques fouillés ? On pourrait arguer que les questions de géopolitique n’intéressent pas vraiment les citoyens. Sans doute. Mais, d’un autre point de vue, on peut aussi se demander si les journalistes réussissent à obtenir toute l’information recherchée dès lors que sont soulevées des questions de sécurité et de renseignement.
À ce sujet, le journaliste Alex Boutilier assure que malgré bien des efforts, les journalistes n’obtiennent que rarement un tableau d’ensemble se rapportant aux questions traitées. Ce qui, selon lui, est particulièrement vrai lorsque des reportages sont en lien avec la sécurité nationale[2]. Dans le même ordre d’idées, Boutilier cite une ex-collègue du Toronto Star, Michelle Shephard : « Le secret de ces agences est ridicule. C’est évident qu’il y a des questions réelles et légitimes de sécurité, et que certaines informations porteraient atteinte à la sécurité nationale si elles étaient dévoilées. Mais le Canada est notoirement reconnu pour son attitude à la censure et au secret. Dans le doute, on nous refuse une entrevue ou un document caviardé[3]».
En un mot, le Canada se ferait avare d’information. Si tel était le cas, n’étant ni spécialiste de la géopolitique, ni journaliste, ni responsable politique, comment le citoyen lambda peut-il comprendre le voyage effectué au Moyen-Orient par la gouverneure générale du Canada ?
Tournons-nous donc vers l’information gouvernementale en espérant y voir un peu plus clair.
L’information officielle
En lisant ces informations officielles, vous serez peut-être étonnés d’apprendre que « le Canada et les Émirats arabes unis entretiennent des relations étendues et profondes axées principalement sur la prospérité de leur société, le renforcement de la sécurité régionale et mondiale, la contribution au développement économique et social des pays tiers, ainsi que le renforcement du pouvoir des femmes et des filles et le resserrement des liens interpersonnels[4] ». Tout aussi surpris, sans nul doute, d’y découvrir que « le Canada et le Qatar entretiennent des relations diplomatiques ininterrompues depuis 1974[5] »; et que « depuis l’établissement de relations diplomatiques en 1965, le Canada et le Koweït entretiennent des liens bilatéraux étroits[6] ».
À décortiquer ces communiqués officiels, on retient principalement que ces relations reposent sur trois piliers qui sont : le maintien de relations diplomatiques, utiles dans la mouvance des enjeux géopolitiques mondiaux, notamment moyen-orientaux; la participation à des missions multilatérales, particulièrement par l’engagement des Forces armées canadiennes dans plusieurs des pays du Golfe; finalement, le commerce et l’économie.
Rappelons que c’est à la demande du premier ministre Justin Trudeau que Son Excellence la très honorable Mary Simon, gouverneure générale du Canada, a effectué une visite de travail aux Émirats arabes unis, au Qatar et au Koweït, du 17 au 23 mars 2022.
Dans un communiqué de presse en date du 14 mars 2022, une citation du premier ministre du Canada énonce justement les objectifs du déplacement de la gouverneure générale : « Le visite de Son Excellence aux Émirats arabes unis, au Qatar et au Koweït aidera à démontrer l’engagement du Canada à renforcer ses relations avec ses alliés et ses partenaires dans le monde en ces temps incertains. Sa participation à l’Expo 2020 permettra également de faire valoir la culture canadienne sur la scène internationale, et sa visite au Camp Canada aidera à démontrer notre appui aux membres des Forces armées canadiennes, peu importe où ils sont en service[7] ».
Toutefois, c’est en suivant l’itinéraire de la gouverneure générale que les Canadiens en apprendront plus sur les relations de leur pays avec ces monarchies et États autoritaires du Golfe. Suivons donc ce parcours avec curiosité[8].
L’itinéraire de la gouverneure générale du Canada en visite au Moyen-Orient
Dans chacun des pays, Son Excellence a rencontré des chefs d’États ou de hauts dirigeants. Au Qatar, elle s’est entretenue avec l’émir, Son Altesse Tamim ben Hamad Al Thani, et au Koweït, c’est le prince héritier, Son Altesse Mashal Al-Ahmad Al-Jaber Al-Sabah qui l’a accueillie. À cette occasion, la gouverneure générale a tenu à remercier les gouvernements qatari et koweïtien pour le rôle qu’ils ont joué dans l’évacuation des Canadiens et des Afghans qui ont aidé le Canada pendant la guerre en Afghanistan. Par contre, sur les autres sujets qui ont pu être abordés avec ces figures royales, les documents publics d’information sont demeurés très discrets.
Il n’y a qu’aux Émirats arabes unis, sauf erreur, que la gouverneure générale n’aurait pas rencontré les plus hautes autorités de l’État. Il est plutôt fait mention, dans un communiqué émanant du Bureau de presse de Rideau Hall, de sa rencontre avec « des responsables des pouvoirs publics de la région » pour, entre autres, « transmettre un message sur l’importance d’une vaste collaboration internationale en période de conflit ».
Ainsi, le séjour de la gouverneure générale dans l’une des plus puissantes monarchies moyenne-orientales a surtout été marqué par sa présence à la Journée du Canada à l’Expo 2020 de Dubaï (cet événement ayant été reporté en 2022 à cause de la COVID-19); par son passage également à l’Université canadienne de Dubaï. Deux activités qui cherchaient à promouvoir les valeurs canadiennes et le leadership du pays dans différentes sphères économiques et sociales, a-t-on souligné.
Par ailleurs, au Qatar comme au Koweït, c’est davantage le rôle de commandante en chef du Canada, joué par madame Mary Simon, qui a retenu l’attention. En conséquence, sur la base aérienne d’Al-Udeid à Doha, Son Excellence a rencontré les membres des Forces armées canadiennes qui soutiennent la Coalition mondiale contre Daech. Quelques jours plus tard, le 23 mars, la gouverneure générale a visité le Camp Canada à la base militaire d’Ali Al Salem au Koweït pour y rencontrer aussi des militaires canadiens mobilisés dans le cadre de l’Opération IMPACT afin de lutter contre le terrorisme international ainsi qu’assurer la stabilité et la sécurité dans la région.
Bien que résumée ici à larges traits, la visite protocolaire de la gouverneure générale dans ces trois pays du Golfe a fait ressortir l’importance pour le Canada de veiller à ses relations diplomatiques avec ces monarchies et États despotiques ainsi que celle de valoriser le déploiement du contingent militaire canadien en appui à la coalition internationale de lutte contre le terrorisme. Mettre de l’avant les valeurs et la culture canadiennes répondait aussi à l’un des objectifs du déplacement vice-royal fixés par le premier ministre Justin Trudeau.
Cela étant, est-il possible de déchiffrer autre chose de ce séjour au Moyen-Orient que ce qui est fourni par l’information gouvernementale ? Autrement dit, y aurait-il un autre sens possible à cette visite protocolaire ? Tentons à cet égard d’élargir notre compréhension de certains des enjeux actuels dans le domaine des affaires internationales afin de mieux cerner la place que le Canada occupe sur l’échiquier diplomatique moyen-oriental.
La présence du Canada au Moyen-Orient
Dans un article paru dans l’Orient XXI[9], au cours de l’été 2022, Bertrand Badie soutient que la diplomatie des blocs est désormais une orientation du passé, mais que l’Occident ne l’a toujours pas compris. Selon le politologue français, la tendance forte dans les relations internationales se trouverait du côté des alliances éphémères, des connivences passagères, des collaborations ponctuelles, des engagements flexibles.
À titre d’exemples, on peut selon nous mentionner le Qatar, jusqu’à tout récemment tenu à l’écart par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et qui a repris le dialogue avec ces deux puissantes monarchies, ou encore Israël qui, par le biais des accords d’Abraham, a vu ses relations entrer dans une nouvelle ère de prospérité avec respectivement les Émirats arabes unis, le Maroc, et Bahreïn pendant qu’il échange de manière non officielle avec l’Arabie saoudite, et qu’il se rapproche de la Turquie. Erdogan et Poutine ont réévalué eux aussi leurs liens diplomatiques pour se rendre ensemble en Iran tandis que l’homme fort des Émirats arabes unis, l’émir d’Abou Dabi, cheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyane, se rendait en visite à Moscou.
De plus, rappelons que l’ensemble des pays du Moyen-Orient ont choisi de ne pas s’aligner sur la position de l’Occident quand il a condamné la Russie pour son invasion de l’Ukraine. Et ainsi de suite… Dans ce contexte global, des politologues parlent d’une restructuration significative des relations entre ces pays, notamment du Moyen-Orient, pour des raisons principalement de sécurité.
Bref, selon Bertrand Badie, répétons-le, en affaires internationales, les engagements bilatéraux ponctuels auraient actuellement davantage la cote que les alliances multilatérales pérennes. En revanche, ouvertement, c’est celles-là que la politique extérieure du Canada met encore de l’avant, comme l’a rappelé récemment la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly.
À cet égard, la ministre a rendu publique, le 27 novembre 2022, la Stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique. De fait, c’est cette approche multilatérale en affaires internationales qui ressort en particulier du séjour de la gouverneure générale au Moyen-Orient, notamment avec la participation du Canada à la lutte contre le terrorisme international. D’où l’intérêt de soutenir, comme l’a fait la commandante en chef du Canada, les soldats canadiens déployés au Qatar et au Koweït.
A contrario, force est de constater que les négociations bilatérales avec certains des États du Golfe revêtent un caractère spécial pour le Canada tel que nous l’avons appris en consultant les communiqués gouvernementaux.
Mais, cet intérêt est-il réciproque ? À n’en point douter lorsque le Canada livre de l’équipement militaire comme il l’a fait en Arabie saoudite. Ce serait toutefois à relativiser lorsqu’on prend acte du fait que l’homme fort des Émirats arabes unis, Cheikh Mohammed ben Zayed Al Nayane, un proche du Saoudien Mohammed ben Salman, n’aurait pas rencontré la vice-reine canadienne pendant sa visite à Dubaï. C’est bien là, de notre point de vue, une indication de l’importance plutôt relative que les potentats émiratis accordent à notre pays.
Dans le même ordre d’idées, l’un des effets malaisants de la mission de la gouverneure générale au Moyen-Orient a été d’exposer, bien qu’involontairement, l’aspect paradoxal de la politique étrangère du Canada. C’est-à-dire que tout en promouvant dans son discours les valeurs démocratiques et les droits de la personne, notamment ceux des femmes, le Canada fait montre d’un pragmatisme économique sidérant en soutenant des gouvernements non démocratiques et guerriers, entre autres choses, par le commerce d’armements.
En guise de conclusion
En fin de compte, qu’est-ce que le Canada, une puissance de taille moyenne sur l’échiquier des affaires internationales, a tenté d’accomplir en déléguant sa gouverneure générale au Moyen-Orient ?
Le Canada a voulu très certainement se rappeler aux bons souvenirs de quelques-unes des monarchies du Golfe afin de nourrir l’image qui lui est chère, celle d’un pays fiable, sur lequel on peut compter, au service d’engagements multilatéraux comme celui de la lutte contre le terrorisme international. L’image aussi d’un pays souple, agile, prompt à discourir sur les droits humains tout autant qu’il est prêt à effectuer des transactions économiques lucratives par le biais de collaborations bilatérales ponctuelles.
Pourquoi faudrait-il à tout prix mettre tous ses œufs dans le même panier ? En realpolitik, c’est souvent le simple pragmatisme qui gagne. C’est bien là l’un des décryptages parmi les plus sûrs à faire !
En définitive, c’est le premier ministre Justin Trudeau qui doit s’estimer satisfait d’avoir confié à Son Excellence la gouverneure générale du Canada cette mission diplomatique « délicate » auprès de ces royautés moyenne-orientales. Dommage que ce soit surtout le prix faramineux des omelettes servies à bord de son avion qui ait retenu l’attention du grand public canadien !
[1] Yves Lacoste, Atlas géopolitique. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Paris, Larousse, 2022, p. 11.
[2] Alex Boutilier,"Finally, reporters rarely have the whole picture of any issue they are covering, despite their efforts. This is especially true in national security reporting", "The Media and National Security Reporting in Canada", in Top Secret Canada. Understanding the Canadian Intelligence and National Security Community, ed. Stephanie Carvin, Thomas Juneau, and Craig Forcese, Toronto, University of Toronto Press, 2020, 275.
[3] Ibid., "The secrecy of these agencies is ludicrous. There is no doubt there are legitimate security concerns and information that would be dangerous if disclosed publicly. But Canada is notorious for its censorship and secrecy. In in doubt, an interview is declined or a document redacted", 277.
[4] Gouvernement du Canada, Relations Canada-Émirats arabes unis, document consulté en ligne, le 1er septembre 2022.
[5] Gouvernement du Canada, Relations bilatérales Canada-Qatar, document consulté en ligne, le 1er septembre 2022.
[6] Gouvernement du Canada, Relations Canada-Koweït, document consulté en ligne, le 1er septembre 2022.
[7] Bureau du premier ministre du Canada, La gouverneure générale se rendra au Moyen-Orient, communiqué de presse, 14 mars 2022, consulté en ligne, le 31 août 2022.