La distinction conceptuelle entre la physis et le nomos compte parmi les plus importants héritages que nous a légués la Grèce antique. Lorsque l'on évoque l'héritage grec, on pense d'emblée à la démocratie. Or sans la distinction physis \ nomos, la démocratie n'aurait pas pu être conceptualisée. En gros, le nomos rassemble ce qui dépend de l'action des hommes, les lois, les traditions, les coutumes, les cultures, l'environnement conceptuel. Bref, ce qui est construit et donc modifiable. Alors que la physis rassemble ce qui est indépendant de l'action des hommes, la nature et ses lois immuables notamment. Par exemple, parler relève de la physis alors que la langue que nous parlons relève du nomos. Ou encore, bien que la course des planètes relève de la physis, les théories géocentrique et héliocentrique relèvent du nomos.
Contrairement aux lois des hommes, les lois de la nature n'ont pas besoin d'être formulées pour régir le monde. C'est seulement pour les appréhender et les maitriser que nous avons besoin de les formuler. Curieusement, je n'ai encore jamais vu formulée l'une des lois les plus fondamentales de la nature humaine, à savoir que la liberté prime presque toujours sur la vérité. En effet, nous pouvons presque toujours nier l'évidence. Nous pouvons presque toujours mentir aux autres et nous mentir à nous-mêmes. Nous sommes libres de nous enfermer dans un mensonge, dans un dogme ou dans une idéologie, comme nous sommes libres de ne pas chercher à savoir. La connaissance de cette loi régissant la nature humaine nous permet d'éviter de perdre notre temps à essayer de détromper ceux qui ne veulent pas être détrompés.
La primauté de la liberté sur la vérité régit le rapport qui peut être établi avec la distinction fondamentale physis \ nomos. En effet, celle-ci est attaquée sous trois différents angles. Le déterminisme et le néoaristocratisme invisibilisent le nomos en faisant croire que la liberté est une illusion et que la hiérarchie sociale en place est naturelle. À leur tour, les relativistes invisibilisent la physis en confondant croyance et vérité pour pouvoir faire croire que la vérité dépend du pouvoir de l'imposer. Le troisième angle consiste à faire croire en l'existence d'un monde surnaturel auquel seraient subordonnés la physis et le nomos.
Ce n'est pas tout. Comme les deux faces d'une pièce de monnaie, un rapport de subordination entre la liberté et la vérité complète le rapport de primauté. La vérité libère, la liberté lui est donc subordonnée. Pour l'expliquer, les deux concepts doivent cependant être raffinés.
Plus haut, le géocentrisme et l'héliocentrisme ont servi d'exemples de ce qui appartient au nomos. Les deux théories sont des constructions, mais la seconde est vraie parce qu'elle a été validée, alors que la première est fausse parce que la seconde a été validée. Cela illustre qu'il n'est pas abusif d'affirmer que tout ce qui est médiatisé par le langage est construit, si l'on ajoute que les constructions ont différentes valeurs et différentes fonctions. Certaines d'entre elles sont fausses et peuvent servir à tromper, alors que d'autres au contraire peuvent servir à détromper. C'est par rapport à la tromperie et à l'imposture que la vérité est libératrice.
Pour établir que la vérité est libératrice, il faut en premier lieu admettre que la liberté existe et en second, il faut savoir de quoi elle dépend. Si l'on admet qu'elle existe, il faut également admettre que la conscience et la causalité mentale existent elles aussi. Nous n'allons pas débattre de leur existence, même si certains scientifiques, obnubilés par leurs équations, prétendent qu'elles ne sont que des illusions rétrospectives. D'ailleurs, s'ils peuvent le prétendre, c'est bien parce qu'ils sont libres.
Il n'y a rien de surnaturel, de magique ou d'antiscientifique à affirmer que la conscience, la causalité mentale et la liberté existent. La conscience est simplement un produit de la sélection naturelle comme le sont les jambes et les yeux. À l'instar de toutes les autres facultés dont nous avons hérité, elle s'est développée parce qu'elle a procuré à nos lointains ancêtres un avantage adaptatif. Ajoutons une nuance importante. La conscience, c'est-à-dire la faculté qui nous permet d'être conscients, doit être distinguée du fait d'être conscient de ce dont nous sommes conscients. Comme l'on distingue les jambes de l'action de marcher, et aussi parce que l'on peut se tromper. Nous pouvons croire être conscients de quelque chose, mais nous tromper, comme dans une illusion d'optique. Conséquemment, être conscient n'est pas nécessairement gratuit ni automatique. La conscience nous permet d'être conscients, mais elle ne fait que le permettre. Il faut souvent travailler pour l'être, comme il faut parfois courir pour rester en vie.
Notre conscience et notre liberté coexistent. Elles dépendent toutes les deux de notre corps et de notre santé. Pour appréhender leur relation, nous allons distinguer l'ensemble des options que nous pourrions choisir au moment présent, de l'instance décisionnelle1, 2 qui, à chaque moment de notre état de veille, choisit une option (ne rien faire est une option). Afin de dégager le fait que cet ensemble possède une structure, nous allons le dénommer: notre espace de liberté.3 L'instance décisionnelle et l'espace de liberté ne sont pas vraiment séparés. Nous les distinguons abstraitement pour nous aider à conceptualiser notre liberté ainsi que le rapport entre celle-ci et notre conscience.
Notre espace de liberté dépend de notre corps et de notre environnement, c'est-à-dire que notre liberté dépend d'une part de ce que nous permet l'ensemble de nos facultés, et elle dépend d'autre part, de ce que nous offre notre environnement. Cela fait saillir le lien entre notre conscience et notre liberté, car notre espace de liberté dépend non seulement des options que nous offre notre environnement, mais il dépend de notre connaissance de ces options. L'acquisition de cette connaissance est à la charge de notre conscience.
La distinction entre l'instance décisionnelle et l'espace de liberté conjuguée à l’absence de contraintes, qui est une condition fondamentale de notre liberté, permet de résoudre une confusion répandue. Une contrainte ne peut être exercée qu'en nous retirant des options que nous aurions pu choisir. Notre espace de liberté est limité par ce que normalement notre corps nous permet, incluant notre cerveau dont dépend notre conscience, mais ses limites ne sont des contraintes que si la maladie ou des blessures nous retirent des options que normalement nous aurions pu choisir. Personne, aucune blessure, ne peut nous empêcher de voler, car voler n'est pas une option que nous permet notre corps. En revanche, nous pouvons être empêchés de nous déplacer par une blessure ou en nous emprisonnant. Les limites de notre espace de liberté sont donc variables, et elles le sont dans les deux sens. Notre espace de liberté peut rétrécir ou, au contraire, s'étendre, selon la manière dont nous consommons notre liberté, selon les options que nous avons choisies et choisissons. Par exemple, nous pourrions choisir d'apprendre une autre langue ou piloter un avion, ce qui ajouterait des options à notre espace de liberté et repousserait ses (nos) limites.
Un outil conceptuel qui permet de mieux appréhender la transformation de notre espace de liberté est celui de dépendance au sentier. C'est-à-dire que notre espace de liberté dépend des options que nous avons choisies par le passé, sans toutefois être déterminées par celles-ci.4 Car en plus d'être conditionné par nos choix passés, notre espace de liberté est conditionné par notre environnement, autant notre environnement physique que, social, économique, politique, culturel et conceptuel, qui présentent tous une dépendance au sentier. Ainsi, notre espace de liberté dépend des autres dans la mesure où leurs décisions ont eu ou ont un effet sur notre espace de liberté. Il dépend donc de tous ceux et celles qui ont contribué ou contribuent à configurer l'environnement à l'intérieur duquel nous sommes plongés.
Nous allons montrer comment notre espace de liberté dépend d'une manière radicale de notre environnement conceptuel, de sa richesse ou de sa pauvreté.
Grâce au langage, nous pouvons émettre et partager nos croyances et nos théories, mais ce pouvoir fantastique s'accompagne d'un défaut malheureusement beaucoup trop répandu et ignoré. Nous avons une propension marquée à hypostasier5 nos croyances et nos théories. C'est-à-dire que nous avons tendance à prendre nos croyances et nos théories pour la réalité sans même penser à les valider. Le relativisme peut s'imposer seulement dans la mesure où notre propension à hypostasier nos croyances et nos théories est ignorée, c'est-à-dire dans la mesure où cette vérité est absente de l'environnement conceptuel.
Distinguer l'instance décisionnelle de l'espace de liberté permet de distinguer deux types de contraintes. Les contraintes dont nous sommes conscients: nous voudrions choisir une option, mais une force coercitive manifeste nous en empêche. Et les contraintes dont nous ne pouvons pas être conscients, parce que les options que nous aurions pu choisir ont été retirées à notre insu de notre environnement. Dans ce cas, nous croyons être libres sans vraiment l'être. Les communautés idéologiques et certaines communautés religieuses s'enferment dans ce type d'environnement.
Une idéologie est une conception fallacieuse du monde, une imposture constituée de dogmes, de mensonges et de théories hypostasiées générant un monde imaginaire à l'intérieur duquel s'enferme une communauté idéologique. Pour que l'imposture soit crédible, l'outillage conceptuel permettant de la révéler doit être absent de l'environnement dans lequel la communauté est plongée. La communauté doit donc s'isoler. Un isolement qui se met en place naturellement, notamment lorsque le néo-tribalisme jumelé à la propension à hypostasier ses croyances et ses théories ont libre cours. En fait, l'isolement idéologique peut être vu comme une réalisation moderne de la caverne de Platon qui laisse croire à ceux qui y sont enfermés qu'ils décident librement des options qu'ils choisissent.
L'avenir est ouvert et imprévisible parce qu'il dépend de ce que nous allons décider de faire. Pour cette raison, parce qu'il dépend de ce que nous allons décider de faire, nous ne pouvons pas nous empêcher de l'anticiper, malgré son imprévisibilité. Or, puisque notre anticipation de l'avenir dépend de la profondeur de notre conception du monde, c'est elle, finalement, qui est décisive.
Puisqu'elle est largement répandue, l'invisibilisation de la distinction physis \ nomos peut paraitre banale, mais elle est loin de l'être. Le progrès de la civilisation occidentale peut être représenté par une pyramide inversée en équilibre sur son sommet transformé en fondations. En ce moment, ses fondations conceptuelles, les concepts de vérité, de cohérence, de raison, de physis et de nomos sont systématiquement minées par les idéologies. Son effondrement, que certains prédisent, serait donc à craindre, mais ne serait pas inéluctable. Car, l'avenir dépend de nous, de notre lucidité collective et de ce que collectivement nous allons décider de faire.
1 Je sais que c'est un pléonasme.
2 Même si nous savons depuis Freud que nos décisions et nos actions ne sont pas toujours tout à fait conscientes, elles restent les nôtres.
3 En mathématique, un espace est un ensemble avec une structure.
4 Le cas du suicide est un cas limite qui illustre bien que notre espace de liberté dépend de notre santé.
5 Hypostasier, c'est considérer à tort une idée, un concept, un postulat, une théorie comme une réalité en soi, absolue. Conséquemment, la théorie géocentrique a déjà été hypostasiée, alors que la théorie héliocentrique ne peut pas être hypostasiée. «… le concept en est venu à désigner une entité fictive, une abstraction faussement considérée comme une réalité ontologique; en ce sens, on emploie volontiers le verbe hypostasier…,» Vocabulaire technique et analytique de l'épistémologie, Robert Nadeau.