Il est désormais fréquent de lire des nouvelles troublantes sur la place du wokisme dans nos universités. Le public constate avec un certain malaise que l’idéologie semble l’emporter dans les sciences humaines, et que celles-ci ne servent plus qu’à élever leurs pratiquants et pratiquantes en gourous moralisateurs de notre société. Il y a, il est vrai, un certain sentiment de supériorité qui circule chez les professeurs universitaires. Le curieux de l’affaire, c’est que cette prétendue supériorité n’est pas intellectuelle – comme on pourrait le penser – mais morale : elle est affirmée non pas en vertu de leur érudition, mais de leur positionnement éthico-politique. Les universitaires seraient donc des personnes éclairées quant aux bonnes valeurs; et il leur incomberait par suite de les transmettre au « peuple », généralement conçu comme réceptacle des principaux vices de la société (racisme, sexisme, transphobie, islamophobie, etc.). Les sciences humaines retrouveraient alors leur utilité dans l’enseignement des vraies valeurs et dans la création d’une société idéale (qui commencerait par l’environnement protégé du campus).
Il ne m’appartient pas de contester ce portrait, que je ne connais que trop bien. Cependant, il convient de réaffirmer l’ampleur et la diversité du corps enseignant de nos universités. À côté des représentants de ce wokisme de privilégiés (qui existent, à n’en pas douter) on trouve les professeures et professeurs qui tentent simplement de faire sérieusement leur travail, avec dévouement et avec rigueur. Ces travailleurs de l’ombre ne poursuivent pas la notoriété par des recherches à la mode et ou par des propos systématiquement accusatoires envers la société qui les fait vivre. Ils ne tentent pas non plus de rééduquer leurs étudiants par le biais de philosophies politiques enseignées comme s’il s’agissait de savoir ou de science.
Moi-même historien de la religion, j’aimerais ici parler pour celles et ceux parmi mes collègues qui, en toute humilité et simplicité, se mettent au service de la connaissance. On parle ici d’une connaissance établie par l’utilisation de méthodes complexes, par une étude lente (des textes, des documents, des terrains), par un effort constant et toujours inachevé de recul critique, par des publications soucieuses avant tout de contribuer à l’élargissement et l’approfondissement de notre savoir. Il y a – j’en suis convaincu – de nombreux universitaires conscients de la dette qu’ils ont envers notre société, envers notre peuple, grâce à qui ils jouissent d’une situation plutôt avantageuse.
À une étudiante qui me demandait la semaine dernière quel était le rôle de l’universitaire en humanités (histoire, philosophie, arts, lettres…), j’ai répondu qu’il incarne l’indispensable inutilité de la culture. Soyons clairs : notre catégorie socio-professionnelle représente un luxe pour la société. Celle-ci, en finançant les sciences humaines, « choisit » de dépasser les exigences de base, c’est-à-dire l’utilité immédiate liée à la satisfaction des besoins fondamentaux. D’autre part, une fois que l’on est nourri, vêtu, sous un toit et au chaud, où va pointer notre regard? Une fois que la survie (et peut-être le confort) est assurée, vient inévitablement la question du sens. En effet, l’être humain n’est pas seulement une machine qu’il faut entretenir, il est aussi un être doté de conscience, qui s’interroge sur sa propre nature, sur son passé, son avenir, un être qui est sensible à la beauté et qui recherche constamment la transcendance… Nous avons certes besoin de manger, mais nous avons aussi besoin de penser, de ressentir, d’élever le regard vers le ciel étoilé et de saisir ne serait-ce qu’un instant l’immensité du réel dont on fait partie, le mystère de tout ce qui existe. Il y a là une gratuité, mais n’est-elle pas indispensable? N’avons-nous pas, nous les universitaires, le devoir d’épancher cette soif de sens et de connaissance de l’humain qui nous anime tous? Si les représentants du wokisme semblent l’avoir oublié, les sciences humaines représentent la gratuité de cette interrogation de sens. Elles ne sont pas vouées à la formation de citoyens vertueux, imbus de certitudes morales, mais plutôt de citoyens qui doutent, qui manient avec précaution les mots et les concepts, conscients qu’ils sont de l’effroyable complexité du réel : des citoyens, donc, qui décideront eux-mêmes de leur morale, en s’interrogeant toujours et encore sur le bienfondé de celle-ci.
Aujourd’hui, de nombreux universitaires s’acquittent de leur tâche sans mépris et sans condescendance envers le public, à qui ils doivent de répondre – certes, parfois de manière inconfortable – à ses questions et à ses inquiétudes.