MOI
Rien qu’à entendre mon accent, les Québécois me considèrent généralement comme un « français ». Il est exact que j’ai un passeport français et que j’ai fait mes études en France. Mais puisque l’on parle d’identité, laissez-moi vous dire que les choses sont un peu plus compliquées que cela. Je suis né en Tunisie. Et si je suis né quelque part, comme pour chaque être humain, c’est absolument par hasard. Nous ne réfléchissons pas assez souvent sur ce fait, pourtant évident, que chacun d’entre nous atterrit sur la planète sans avoir délibérément choisi le lieu et l’heure de sa naissance. Mon père est d’une famille établie depuis des siècles en Afrique du Nord, probablement descendante de ces juifs sépharades expulsés d’Espagne par Isabelle la catholique à la fin du quinzième siècle, au moment même où Christophe Colomb découvrait l’Amérique. La langue maternelle de ma mère est l’italien. Sa famille venait de la colonie juive de Livourne, petit port de Toscane, dont plusieurs membres vinrent chercher fortune en Tunisie au tournant du siècle. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les gens de ma famille ont subi, parce qu’ils étaient juifs, les persécutions du régime de Vichy puis celles des Allemands quand ils ont envahi la Tunisie. A la victoire des Alliés, la famille de ma mère a de nouveaux été en butte à de graves ennuis, cette fois-ci parce qu’elle était italienne ! Charmes de « l’identité »...
Je vous parle de mes parents, mais « descend-on » de ses parents, ou bien plutôt d’ailleurs, de beaucoup plus haut, d’infiniment plus loin ? Il reste que, dans mon enfance méditerranéenne, j’ai entendu parler l’arabe, l’italien et le français. Vers le début des années soixante, alors que la Tunisie devenait indépendante, mes parents ont quitté ca pays pour échapper à la situation de plus en plus difficile qui était faite aux juifs dans les pays arabes. La France, ancienne puissance coloniale, a bien voulu les accueillir, et c’est ainsi que je suis devenu français. Par hasard.
Quand certains Québécois me disent : « Vous, les français... » je reste toujours un peu surpris. Surtout quand ils « nous » reprochent d’avoir abandonné le Québec au 18ème siècle. Quelle histoire suis-je censé assumer ? Les choses se compliquent encore plus quand certains Québécois me parlent naïvement des « juifs » sans savoir que je le suis. (Mais qu’est-ce que ça veut dire : « je suis juif ». Surtout pour quelqu’un dont la religion invite à faire l’expérience qu’il n’y a pas de « moi »). Pour certains de mes interlocuteurs, je ne pouvais pas être « juif », puisque j’étais « français ». J’ai ainsi appris que « les juifs » étaient du côté des anglais. Cela me faisait à peu près le même effet que lorsqu’on me reprochait la politique de Louis XV.
Il me semble que le malentendu commence lorsque l’on manipule des abstractions, des concepts, des catégories, au lieu de s’adresser à l’être humain, vivant, sensible, qui se trouve en face de soi ici et maintenant. Que les Québécois se rassurent, la manie de classer les gens en catégories et de croire que ces catégories sont plus vraies que les personnes est répandue dans le monde entier. Je verse moi-même dans ce travers, quoique je fasse tout pour m’en débarrasser. Qui suis-je ? Et toi, lectrice, lecteur, qui es-tu ?
MA FEMME
Nous sommes probablement beaucoup plus ce que nous aimons que là d’où nous venons. Mon amour est une Québécoise. C’est ainsi que mon cœur a épousé le Québec.
Un des termes que j’apprécie le plus, dans la langue québécoise, est le mot « blonde », pour indiquer la compagne. Il me fait invariablement songer à cette vieille chanson française qui commence ainsi : « Dans le jardin de mon père-eu, les lilas sont fleuris... » et dont le refrain sonne comme cela : « auprès de ma blon-de, qu’il fait-bon fait-bon dormir... ». Et en effet, il fait bon dormir auprès de ma blonde québécoise. Car elle est vraiment blonde. Ses yeux verts, ses lèvres douces, sont encadrés de cheveux d’or. Sa mère était Suisse et son père est un « pure laine ». Elle est née à Montréal. Elle a vécu aux USA, à Londres et à Paris. C’est une Québécoise du monde. Une planétaire née au Québec. Une artiste, une vraie. Une femme généreuse et gaie, avec un cœur énorme, qui m’a fait découvrir l’amour. Du coup, pour moi, l’amour est devenu une spécialité québécoise, un trait des gens d’ici, un produit de la grande terre américaine, des forêts, de la neige, un legs mystérieux de l’immortel esprit des anciens indiens planant au-dessus des lacs gelés. Et quand je la regarde se lever, c’est toute cette terre primordiale des Inuits, des Cris et des Montagnais, toute la majesté du grand Saint Laurent, tout le flamboiement des automnes dans les érablières qui se lèvent avec elle.
Ma blonde est québécoise. La montagne de Sion se trouve sur une Ile au milieu du fleuve de la vie. Ma promise se tient sur le Mont Royal. Ce pays de fleur de lys m’est devenu la terre promise puisque c’est là que réside l’amour. Il n’y a pas d’autre pays.
MON VILLAGE
Comme j’enseigne à l’Université du Québec à Trois Rivières, nous avons trouvé à nous loger non loin de cette cité, dans le village bien nommé de Pointe du Lac, au bord du lac Saint Pierre. Je suis très heureux d’habiter à la campagne. Le plus souvent possible, nous nous promenons dans le petit bois de l’autre côté de la route. Chaque jour, les bosquets et les ruisseaux nous présentent un aspect différent. Quand il neige, l’atmosphère irréelle et brumeuse diffuse une lumière sans ombre qui vient de nulle part. Les chemins et les routes se dissolvent doucement dans un paysage vierge remontant aux âges glaciaires. Les jours de grand froid, le ciel clair brille comme un diamant bleu. Les troncs sombres et les branches mortes ressortent sur l’éclatante blancheur de la neige comme dans une photo en noir et blanc dont on aurait exagéré les contrastes.
Les coquillages et les algues, qui donnent une touche marine au lac Saint Pierre en été, sont pris dans les glaces dès la fin du mois de décembre. Spectacle étonnant pour qui a grandi au bord de la Méditerranée : des algues gelées ! On dirait l’océan arctique. Mon amour me raconte ses séjours chez les Inuits, des histoires d’ours polaire, la hauteur des bancs de neige à Winnipeg.
L’Université est le plus gros employeur de la ville. Les étudiants de première année sont d’une candeur et d’une simplicité confondante pour qui a vécu près de vingt ans à Paris. Mes collègues sont gentils, accueillants, coopératifs. Je ne retrouve pas à Trois Rivières ce climat de critique incessante, d’ironie et de médisance que beaucoup de Parisiens tiennent pour de l’esprit. Je suis heureux de travailler à un poste moins convoité que dans une grande métropole mais qui me donne la sensation d’accomplir un travail utile, de rendre service à des étudiants qui ne sont pas des privilégiés dans l’ordre de la culture.
Parfois, je pense à mes enfants restés en France et je suis triste.
La neige tombe doucement sur notre maison. Nous méditons dans la paix. Un bateau qui passe sur le fleuve fait résonner à intervalles réguliers sa corne de brume. Chacune de ses expirations sonores ponctue le silence. Son poignant meuglement convoque un espace sans borne. Une immense paix, un silence infini sont au cœur de tout. Ici, je le perçois mieux qu’ailleurs.
MA PROVINCE
Hier, un de mes collègues à l’Université m’a demandé si le climat n’était pas trop rude pour moi. Je lui ai répondu que le climat humain était plus important que le climat physique. Puisque le climat humain est plutôt chaleureux, je ne souffre pas trop.
Les peuples sont comme les personnes, ils ont une histoire qui forge leur caractère. Je ne suis nullement un spécialiste de l’histoire québécoise et ce que j’en connais vient tout simplement de la fréquentation des Québécois. Voici ce que j’ai cru comprendre. Ce peuple a longtemps été opprimé par les anglais et l’église l’a maintenu dans une sorte de minorité tout en contribuant a enrayer sa dissolution dans le creuset anglophone. Au moment de la révolution tranquille, les Québécois ont en quelque sorte acquis leur majorité en se débarrassant de la double tutelle des anglais et de l’église.
La survivance d’une culture francophone d’Amérique semble un miracle quand on connaît la force et le nombre des vecteurs d’assimilation à l’océan anglophone environnant. Depuis la révolution tranquille, le rayonnement politique, économique, artistique et intellectuel québécois dans le monde est sans proportion avec le petit nombre d’habitants de la belle Province. Je suis très admiratif des réalisations culturelles québécoises dans tous les domaines. Pour ne citer que l’exemple des « nouvelles technologies », auquel je me suis intéressé pendant longtemps, Montréal est la ville du monde où la plus grande proportion de la population travaille dans ce secteur. Toujours en regard du nombre d’habitant du Québec, le Québécois est le plus gros producteur de pages web francophones du monde et l’un des plus gros parmi les producteurs de pages web toutes catégories.
Le Québec me fait parfois penser à la Catalogne : même « minorité linguistique », même identité culturelle forte, même audace créatrice (pensons à Gaudi, à Miro, à Picasso), rayonnement mondial comparable.
Il est difficile d’exprimer en quelques mots ce que l’on perçoit de l’identité d’un peuple. Au retour d’une de ses visites au Québec, le regretté Gilles Deleuze parlait d’un peuple de « bûcherons drogués ». Il pointait ainsi vers l’héritage des coureurs des bois, la rudesse, la franchise, la jovialité, l’hospitalité québécoise. Mais il signalait en même temps la dimension de songe, l’ouverture hallucinée, l’âme poétique des gens d’ici. Ni les jésuites, ni le nouveau culte de la consommation n’auront réussi à chasser de cette âme le chaman parlant aux esprits, la sorcellerie immémoriale et spontanée qui naît du contact avec la grande nature, une nature insaisissable, à double fond et à triple ciel, que les parcs naturels ne pourront jamais dissimuler totalement. J’aime ce bûcheron drogué.
A vrai dire, je ne peux m’identifier au passé « identitaire » québécois, ni donc au ressentiment contre les anglophones. Et cela d’autant plus que les Québécois ne me semblent plus opprimés aujourd’hui. En revanche, il me fait plaisir de participer à la construction d’une histoire québécoise dynamique, inventive, ouverte au monde, tournée vers l’avenir. Je crois que le rayonnement culturel est conditionné par la liberté, l’ouverture d’esprit et l’énergie créatrice plutôt que par la frilosité identitaire ou la lutte contre un quelconque ennemi. A cet égard, le caractère jeune, cosmopolite et bouillonnant de Montréal constitue probablement l’un des principaux atouts du Québec. Cette ville à tous égards extraordinaire est heureusement protégée de la surpopulation par ses hivers !
Cette jeunesse, ce dynamisme, cette ouverture vers l’avenir, ce cosmopolitisme me semblent des traits américains. Je suis conscient du précieux héritage historique de cette Province et des défis particuliers qui sont posés au peuple québécois. C’est en maintenant fermement cette conscience à mon esprit que je déclare : les Québécois sont des Américains, et moi avec.
MON CONTINENT, MA PLANÈTE
En effet, le français qui arrive au Québec se croit d’abord naïvement dans un bizarre morceau de France transporté en Amérique. Mais cette illusion, due principalement à la proximité linguistique, s’estompe au bout de quelques mois. En réalité, les Québécois sont des Américains qui parlent français et pas du tout des Français en Amérique. Malgré toutes ses particularités historiques et « identitaires », le québécois, dans ses attitudes, ses habitudes, son mode de vie et ses réflexes mentaux est fondamentalement d’un type anthropologique américain plutôt qu’européen. Certains Québécois, particulièrement « anti-américains » sont scandalisés d’entendre de tels propos. Il est parfaitement normal que le Québécois soit ultrasensible aux différences qui le distinguent d’un colocataire avec qui il est en procès ou d’un trop proche voisin dont il sent la puissance dominatrice. Mais pour qui vient d’un autre continent, ce sont plutôt les ressemblances qui sautent aux yeux. Etats-uniens, Canadiens, Québécois sont tous des « Américains ».
Or je veux vivre ici précisément parce que c’est l’Amérique.
L’Europe est peut-être « riche », mais le ressort qui sous-tendait sa force motrice depuis plusieurs siècles et qui lui avait donné le redoutable privilège d’entraîner à sa suite (pour le meilleur et pour le pire) le reste de l’humanité, ce ressort - dis-je - s’est brisé. L’Europe s’est auto-détruite au cours de deux épouvantables guerres mondiales. Malgré tous ses efforts, elle reste compartimentée, divisée, bloquée dans ses rigidités, ses castes, ses privilèges, son histoire, ses traditions. L’Euro ne changera pas d’un coup une mentalité sédimentée par les siècles. Saviez-vous que l’Europe n’a pas inventé une seule nouvelle danse depuis un siècle ? L’Amérique, en revanche, malgré ses problèmes sociaux, ses inégalités (mais il y en a tout autant dans le reste du monde) crée aujourd’hui la civilisation du futur. C’est bien ici qu’on a inventé l’ordinateur personnel et l’Internet. C’est l’Amérique que l’on veut imiter dans le monde, pas la Chine. C’est en Amérique que l’on veut émigrer, pas au Mexique ni en Angola.
Pourquoi l’Amérique ? Et en répondant à cette question je me livrerai bien plus à une introspection qu’à une enquête historique. Mais peut-être est-ce mieux ainsi, car l’histoire réelle, non celle des manuels, est produite par une myriade de subjectivités agissantes qui sécrètent leur temps comme les vers à soie le fil qui les enveloppe.
Depuis les origines jusqu’au XVème siècle après JC, notre espèce diverge, se différencie, se particularise. Tout le legs historique oppose les humains : différentes langues, différentes nations, différentes religions, etc. Or, depuis quatre ou cinq siècles, une tendance à l’interconnexion et à la convergence s’accélère sous l’effet du développement des transports et des communications. Dans le domaine médiatique, McLuhan avait appelé « village global » l’horizon de ce mouvement. Sous l’angle économique on nomme ce phénomène la « mondialisation ». Mais en réalité ce sont tous les aspects de la vie sociale (techniques, sciences, droit, politique, modes de vie, musique, art, phénomènes religieux, etc.) qui sont en train de muter sous l’effet de l’interconnexion générale, de plus en plus dense. Nous étions des gens d’ici ou de là. Nous le resterons. Mais nous serons de plus en plus des planétaires. Des gens qui prennent leurs informations sur le Web, leur médecine en Chine, leurs pamplemousses en Floride, leur cuisine en France ou en Inde, leur religion à Rome ou au Tibet, leurs ordinateurs en Amérique, leur musique à Berlin ou au Bénin et leurs vacances à Cuba.
Toutes les oppositions viennent du passé : qui sommes-nous, d’où venons-nous ? Toutes les rencontres prennent place dans un espace en voie de rétrécissement accéléré : où allons-nous ?
Or l’Amérique incarne précisément cette ligne de l’espace, cette tentative de tirer un trait sur le passé diviseur. L’Américain se tient sur la frontière, naguère celle de l’Ouest, puis la nouvelle frontière de la conquête spatiale, la frontière aujourd’hui de l’interconnexion mondiale et de l’intelligence collective. L’Américain se tient dans un espace ouvert. Il est beaucoup moins piégé que d’autres par les fantômes du passé, son univers est moins ligoté que celui des Européens ou de certains peuples d’Asie et du Moyen-Orient par des traditions, des idéologies, des liens de familles, des sombres histoires de clans, de classes et de castes.
C’est précisément parce qu’ils échappent aux divergences et aux oppositions venues du passé que les Américains ne se sont pas sérieusement entre-tués depuis la guerre de Sécession. Il faut évidemment mentionner les violences faites aux noirs et aux indiens. Mais je demande que l’on compare la relative paix américaine depuis un siècle et demi avec les guerres épouvantables qui ont ensanglanté les autres continents entre 1850 et l’an 2000.
Du point de vue Européen, l’Amérique n’a quasiment pas de passé. Et sa courte histoire est presque entièrement celle d’une démocratie, où les privilèges dus à la naissance n’ont quasiment jamais eu droit de cité. La plupart de ceux qui sont nés ici ont la chance de ne pas avoir été confronté au mépris de caste dont certains européens se croient autorisées à accabler les autres parce qu’ils ne sont pas nés dans la même « condition » ou parce qu’ils sont un peu plus bas dans la « hiérarchie ». Certes, en Amérique, on évalue volontiers les gens à leur compte en banque, mais on ne s’imagine pas pour autant - comme en Europe - que la substance intime des riches serait d’une matière plus précieuse que celle des pauvres.
Ce commentaire ne vise nullement à justifier la politique de tel ou tel parti ou gouvernement américain, je m’en tiens strictement à une sorte de sensibilité anthropologique ou, si l’on veut, à une mythologie qui organise efficacement mon enracinement sur cette terre.
Voilà donc ce que je sens : les Américains viennent d’arriver sur un continent dont les peuples autochtones vivaient encore à la préhistoire il y a quelques siècle. Les Américains recommencent tout à zéro. Ils ont quitté le vieux monde justement parce que cet univers figé, enfoncé dans son passé, ne leur convenait pas. Les Américains sont des personnes ou des descendants de personnes pour qui le pays où l’on vit est un choix plutôt que d’être une donnée, ce sont les immigrants par excellence. Je suis un Américain.
Une exception doit évidemment être faite pour les esclaves et pour leurs descendants, dont la situation sociale constitue le démenti le plus cinglant au « rêve américain ». Mais ceux qui sont venus et continuent d’arriver ici volontairement, affirment par leur acte une volonté de se libérer des conditionnements et des enchaînements du passé, de tout ce qu’ils ont hérité avec le hasard de la naissance, pour commencer une vie libre. Pour moi, comme pour la plupart de ceux qui viennent ici, aborder le continent nord-américain revient à conquérir une dignité de planétaire sans entraves. Pensez-y lorsque vous serez en relation avec des « étrangers », « réfugiés », « allophones » et autres immigrants. Il faut plus de courage pour changer de pays que pour rester où l’on est né.
Le Québec est un bon lieu de séjour pour les planétaires. Et c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Français ? Québécois ? Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Pierre Lévy
NOTES
[1] Pierre Lévy est professeur à l’Université du Québec à Trois Rivières (dept loisir et communication sociale).
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la cyberculture, le virtuel, l’intelligence collective.
Il vient de publier en 1999 Le feu libérateur, chez Arléa, avec la participation de sa compagne Darcia Labrosse.