Afin d’éclairer la trinité identaire, France-Québec-États- Unis, nous avons fait appel au professeur Yvan Lamonde. Celui-ci enseigne au Département de langue et littératures françaises de l’Université McGill. Spécialiste de l’histoire intellectuelle, il rédige actuellement une histoire sociale des idées au Québec. Sa biographie Louis-Antoine Dessaulles, seigneur libéral et anticlérical (1994), lui a valu le prix du Gouverneur général, catégorie essai, en 1995. Parmi ses écrits, on remarque aussi Gens de Parole (1990), qui porte sur l’Institut canadien, ainsi que l’anthologie Louis-Joseph Papineau. Un demi-siècle de combats (1997). Deux thèmes majeurs traversent son oeuvre d’un trait rouge : le libéralisme et l’américanité. Ce second thème l’a amené, ces dernières années, à collaborer avec Gérard Bouchard, au sein de l’Institut interuniversitaire de recherches sur les populations (IREP)
Quels sont les événements marquants qui ont façonné le rapport des Québécois à la France ?
La première date significative est la conquête militaire du Canada par l’Angleterre et, plus spécifiquement, la cession du pays par la France, à l’Angleterre. La cession était un choix politique que fit la France, au profit d’autres avantages. La deuxième date importante est 1793. Il s’agit moins de la
Révolution française que de la Terreur. C’est cette image de la France révolutionnaire, républicaine et sanguinaire qui sera exploitée ici par deux acteurs importants : l’autorité politique coloniale britannique et le clergé. Cet événement marque et fonde la tradition contre-révolutionnaire au Québec. C’est le début d’une longue séquence : elle part de 1793 et elle se répète avec 1830, 1848, 1871, 1903. Cette longue tradition contrerévolutionnaire, commencée en 1793, crée l’image de deux France, l’une d’Ancien Régime et acceptable, l’autre républicaine et dangereuse. Une troisième date repère est 1855, avec la venue de la frégate française la Capricieuse. Celle-ci symbolisait le retour officiel de la France au Canada. En remontant le Saint-Laurent, la Capricieuse marque le rétablissement des relations officielles entre le Canada et la France. Ce voyage entend favoriser la participation du Canada à l’Exposition universelle de Paris de 1855 et, surtout, la création d’un consulat de France au Canada, en 1858. Enfin, plus près de nous, durant le XXe siècle, l’on peut identifier trois autres événements majeurs. Il s’agit évidemment des deux crises de conscription, 1917 d’abord, 1942 ensuite. Enfin, le mot du général de Gaulle, en 1967, « Vive le Québec libre ». Cette déclaration du président de la République tente, deux siècles plus tard, de faire oublier la politique de Louis XV.
Si on revenait au premier événement, la cession du pays à l’Angleterre. Le divorce n’était-il pas déjà en train de se produire avant même la défaite finale ?
Il est assez surprenant qu’on n’ait pas d’études qui détermineraient le degré de canadianité des colons en 1760. Jacques Godbout y fait allusion dans Le Sort de l’Amérique. Il suggère que la responsabilité de la défaite reposait plus sur les épaules du Français Montcalm que du Canadien Vaudreuil. La nation défaite aurait été la France. Les habitants d’ici auraient déjà été Canadiens. Défaite ou pas, cette société se serait ensuite développée indépendamment de la mère-patrie. Bref, on connaît mal cette facette de notre histoire. Cela m’apparaît cependant symptomatique que l’on commence à peine à s’interroger là-dessus. Il y a pourtant eu tellement de mémoires et de thèses de doctorat sur la Nouvelle-France. Mais, on le sait, ce qui retient l’attention des historiens varie selon les époques.
De quelle façon, en 1793, la Terreur accentue-t-elle le sentiment anti-
Français qui s’était déjà affirmé avec la Conquête ?
Elle fait d’abord naître une tradition contre-révolutionnaire. Mais, ensuite, elle attise deux sentiments à l’égard de la France : d’un côté, un sentiment d’abandon et de nostalgie ; de l’autre, un sentiment de ressentiment. Il y a dans notre conscience historique des signes multiples de la persistance de ce sentiment d’abandon. On a d’ailleurs de la difficulté à en parler. Il y a ici beaucoup de refoulé. Ce qui nous empêche d’admettre que nous avons encore le sentiment d’avoir été abandonnés. On en a un bel exemple, en 1855, lorsque la Capricieuse remonte le Saint-Laurent. À l’occasion de cette célébration des relations franco-québécoises, Crémazie publie un poème, qui s’intitule Le vieux soldat canadien : « Comme ce vieux soldat qui chantait votre gloire,/ Et dont, barde inconnu, j’ai raconté l’histoire,/ Sur ces mêmes remparts nous porterons nos pas ;/ Là, jetant nos regards sur le fleuve sonore,/ Vous attendant toujours nous redirons encore ;/ Ne paraissent-ils pas ? » Le poète évoque l’attente des Français, susceptibles de venir épauler les troupes. On retrouve le même sentiment dans les Mémoires de Philippe- Aubert de Gaspé, cette idée que nos « gens reviendront ». À ce sujet, il y a le très beau texte de Jean Bouthillette, dans Le Canadien-Français et son double, qui date de 1972. L’essayiste évoque les Canadiens français toujours en attente d’un bateau français. Il écrit : « Nous attendons toujours quelque chose dans notre long hiver intérieur, le regard tourné vers un en-deçà de nous-mêmes, et nous souffrons profondément de ne voir rien venir. Or rien ne peut venir que de nous-mêmes. » Cet extrait est d’un grand intérêt. Mettons-le en parallèle avec l’analyse de Jean Larose qui, dans L’amour du pauvre, reprend le poème de Crémazie et l’interroge à nouveau : « Ne paraissent-ils pas ? » Il y a donc un puissant sentiment d’abandon, un sentiment de nostalgie, datant de la défaite, que l’on préfère pousser sous le tapis de l’oubli. Ce sentiment restera refoulé tant qu’il ne sera pas assumé en un aveu explicite. L’autre sentiment prend la forme du ressentiment. La formulation la plus connue est le « maudit Françâ », datant, à ma connaissance, des Demi-civilisés, ce roman de Jean-Charles Harvey publié en 1934. La formulation va être reprise, trente ans plus tard, en 1964, dans le livre de Nicole Fortin, qui s’intitulera justement Maudits Françâs. Que désigne-t-on exactement par cette
expression ? Et pourquoi maudit-on les Français ? Il y a évidemment là un signe de ressentiment, qui indique bien le clivage social existant dans la culture nationale québécoise. Ce clivage veut dire que les classes populaires regardent le continent, vers le sud, l’Amérique ; les élites, elles, regardent audelà
de l’Atlantique, elles se tournent vers l’Europe, la France. Ce clivage indique quel est le rapport des milieux populaires à la France. Ceux-ci n’ont pas eu les moyens, culturels ou économiques, pour traverser en France et faire un pèlerinage à Paris. Pour eux, la France représente quelque chose d’étranger. Dans cette expression, « maudit Françâ », il y a à la un sentiment d’abandon, à la fois une différence dans le regard. Cette différence est souvent soulignée par les Français. Ceux-ci peuvent donc être maudits parce qu’ils font la leçon à des Québécois. Ceux qui ont jadis abandonné le Québec se placeraient, à nouveau, dans une attitude presque colonialiste. Dès lors, on saisit qu’il puisse persister un ressentiment dans notre relation avec la France.
Dans notre esprit, les Français apparaîtraient comme des bourgeois. L’attitude du Québécois serait assez près d’une haine du bourgeois, qui est cependant transférée dans la figure du Français.
Je pense que c’est fondamentalement ça. Lorsqu’on s’applique à considérer des cas de dialogue social égalitaire, ils sont révélateurs. Prenons, par exemple, ce film de Pierre Perrault, Le règne du jour, où il montre des habitants de l’Île-aux- Coudres qui vont en France rencontrer des Français. Ces Français, cependant, leur ressemblent. Ce sont des paysans. Ces gens-là n’ont aucune difficulté à dialoguer. Ils parlent comme s’ils étaient voisins, par-dessus la clôture qu’est l’Atlantique. Mettez ensemble des interlocuteurs sociaux similaires et comparables, l’image du Français est modifiée. Ceux qui participent actuellement, par exemple à l’intérieur de l’Association France-Québec, à une activité réelle, peuvent dialoguer. L’image qu’ils ont l’un de l’autre est une image plus adéquate que celle qui relevait du discours des élites. Celles-ci, étant francophiles et européennes, présentaient de la France une image semblable à elles-mêmes. Un récent reportage de TV5 sur de jeunes Français immigrant au Québec m’a séduit sinon secoué. Je voyais une jeune famille oeuvrant dans la restauration parler du Québec comme
d’une société nord-américaine, chercher un logement à Montréal avec un étonnement assez évident à propos de l’espace disponible et commenter avec une spontanéité à la fois généreuse et critique les comportements des Québécois. Les choses me semblaient avoir changé et il fallait prendre note de ces attitudes nouvelles que nous connaissons mal, mais qui me donnent à penser que les Français n’arrivent plus au Québec avec cette arrière- pensée d’une société de type paysan et Action française.
Est-ce que le ressentiment expliquerait le fait que les libéraux et les républicains d’ici, au XIXe siècle, ne vont pas embrasser les idées républicaines et libérales françaises ? Elles se tournent plutôt vers les États-Unis, par exemple.
Je ne pense pas. Il faudrait voir jusqu’à quel point Laurier, dans son fameux discours de 1877, pouvait jouer sur cette corde. Les libéraux et les républicains québécois de l’époque hésitent à s’inspirer de l’exemple français. C’est qu’ils ont affaire à une tradition politique locale très forte, qui est celle de la contrerévolution. À partir du moment où l’exemple de la Terreur devient le point de référence pour comprendre la France, l’équation « France = 1793 » va permettre de construire cette tradition de refus de la France moderne, de la France qui rompit avec l’Ancien Régime. C’est cette France, à la fois nostalgique et idéologiquement efficace, qui finit ici par s’installer de façon durable. Il y a deux France dans la psyché du Québécois. La France monarchique et catholique, celle que l’on admire. L’autre France, républicaine et laïque, sera longtemps décriée. Les libéraux ont donc eu à composer avec cette réalité. Ils évitent d’identifier leur libéralisme à cette tradition radicale, républicaine, laïque. C’est ce que va tenter de faire comprendre Laurier en 1877, dans son fameux discours sur le libéralisme. Laurier s’emploie à montrer à ses concitoyens libéraux que, s’ils veulent être élus, ils doivent sortir de cette identification de leur libéralisme avec celui des Papineau, Dessaulles et autres rouges dénoncés par Mgr Bourget. Ils doivent cesser de se rattacher au libéralisme français, en embrassant les libertés anglaises. Même après le discours de Laurier, il y a des intellectuels comme Honoré Beaugrand, Godfroy Langlois ou même Olivar Asselin, qui vont refuser cette proposition. Ils diront : « C’est bien dommage, mais mon libéralisme est d’origine française et je ne veux pas gommer une dimension anticléricale du libéralisme que d’autres ont voulu gommer pour des raisons électorales. »
Lorsque Papineau part en exil, il va d’abord aux États-Unis. Il y va pour obtenir des appuis. On le sait, cela n’a pas été très fructueux. Il y a comme une espèce de paradoxe, dans le fond. Il s’est tourné vers les États- Unis, puis, n’y trouvant pas d’appui, a poursuivi son exil en France. La majeure partie de son exil s’est déroulée à Paris. Comment interprétezvous cet épisode dans la carrière de Papineau ?
L’épisode est révélateur de la double appartenance, américaine et européenne, des Canadiens français. Les patriotes demandent à Papineau d’aller en France afin d’explorer d’autres voies, puisque ça semble bloqué aux États-Unis. Papineau se retrouve à Paris, auprès de Louis Blanc, Lamennais, les Rothschild,
bref dans des cercles influents. Ses efforts ne donnent aucun résultat, et cela s’explique. D’abord, la France de 1830 est une France anglophile, admirative des institutions parlementaires britanniques. Ce n’est pas l’entente cordiale, mais les relations franco-britanniques connaissent un moment exceptionnel. Est-ce que la France va prendre le risque de miner cette accalmie ? Ensuite, les Français qui fréquentent Papineau sont surpris de son discours à l’égard des États-Unis. Il faut dire que les Français, à cette époque, ne connaissent pratiquement plus rien du Canada. La meilleure preuve se trouve dans les notes de voyages d’Alexis de Tocqueville, qui fut de passage ici en 1831. Il s’étonne de trouver encore des Français au Canada ! Cela en dit long sur la connaissance que les Français pouvaient avoir du Canada. Papineau est donc bien reçu à Paris, mais ses hôtes ignorent à peu près tout de la situation politique au Canada. Le fait que Papineau adule les États-Unis ajoute à la confusion. Ses amis français ne peuvent comprendre qu’une chose : la France et le Canada peuvent avoir des relations, en autant qu’elles tournent autour de la langue française. L’épisode de Papineau en France confirme l’absence de significations de la France pour le mouvement patriote. C’était déjà perceptible dans les Quatre-vingtdouze Résolutions de 1834. On n’y trouve aucune allusion à la France. La révolution de juillet 1830 n’a pas eu un grand retentissement dans les esprits au Bas-Canada. La Minerve de Ludger Duvernay tient certes ses lecteurs informés des événements qui ont lieu en France. Mais le républicanisme français, au total, n’exerce guère d’ascendant sur le mouvement patriote, et ce malgré l’adresse des Fils de la Liberté.
Serait-il erroné de dire qu’avant la Révolution tranquille nous étions attachés à l’ancienne France, féodale et religieuse, et qu’après, nous avons cherché à embrasser la France libérale et laïque ?
Le premier élément de la question est vrai. En témoigne le positionnement des Canadiens français durant la Deuxième Guerre mondiale à l’égard de Pétain et de Gaulle. Cette ambivalence entre pétainiste et gaullien est la résultante de cette longue tradition des deux France. On pourrait d’une part identifier Pétain au courant de l’Action française de Groulx, et d’autre part rattacher de Gaulle à la perpétuation d’une volonté, chez certains libéraux, d’adhérer à la France contemporaine. Jusqu’à la Révolution tranquille, il persiste une représentation monarchique et cléricale d’Ancien Régime, mais qui devient progressivement moins hégémonique, moins pesante et moins autoritaire. Après 1960, le phénomène supposé de sécularisation et de laïcisation de la société aurait normalement dû modifier notre perception de la France. Mais, est-ce que ce mouvement a été à ce point important qu’il a contribué à changer cette perception ? Est-ce que la laïcisation s’est produite ? L’équation entre la Révolution tranquille et la laïcisation est-elle pertinente ? On a changé récemment la structure scolaire confessionnelle de Montréal et de Québec. On a mis plus de trente ans à laïciser ce qui paraissait avoir été fait avec la Révolution tranquille. Si on regarde les structures étatiques, par exemple au ministère de l’Éducation, la présence de clercs qui ont quitté ou non le sacerdoce, peut-on dire que la laïcisation s’est faite aussi rapidement qu’on l’a pensé ? L’absence de pratique religieuse ne correspond pas nécessairement à l’idée laïque. On n’a qu’à voir l’attitude des couples à l’égard du mariage. Le mariage religieux demeure le choix de la majorité. Cela peut avoir trait au cérémonial. Certains préfèrent se marier au son de l’orgue plutôt que de la musak du protonotaire. Bien des parents préfèrent encore l’enseignement de la catéchèse à celui de la morale. Il n’y a jamais eu, ici, un laïcisme très militant.
On ne s’étonne pas que la question religieuse nous distance des Français. Mais la langue française, elle, aurait dû nous rapprocher. Pourtant, historiquement, ce ne fut pas vraiment le cas.
La langue est un catalyseur tout aussi important que certains événements :1760 ou 1793. C’est ce que nous partageons aujourd’hui avec la France. Le Québec est une société nordaméricaine de part en part. Cette société se distingue en Amérique par sa langue et non plus par sa ruralité ou sa religion. La langue devient la corde sensible de l’identité et de la compréhension à l’égard de la France. Il est symptomatique que, chez les essayistes de la génération montante et de la génération qui les a précédés, la qualité de la langue parlée soit un souci majeur. On observe une grande polarisation entre, d’un côté, Jean Larose, François Ricard, Georges Dor, qui prônent la qualité de la langue et, de l’autre, Richard Martineau, Louis Cornellier, Pierre Falardeau, Jacques Pelletier. Il y a trente ans, les auteurs de Parti pris affirmaient le joual comme instance de désaliénation à l’égard du français « perlé », comme on disait. Ils contestaient, en un sens, le frère Untel qui avait écrit, dans ses Insolences : « Parler joual, c’est penser joual. » La gauche culturelle voyait dans le joual un moyen de libération culturelle à l’égard de la France. L’appropriation de l’identité culturelle passait par là. Trente ans après ce débat, la langue reste un révélateur sensible et puissant de l’identité. Les Québécois ont cependant appris que le parisianisme est une chose et que la France en est une autre. En d’autres termes, accent pour accent, l’accent québécois vaut bien l’accent du Midi ou celui de la Bretagne. Le terrorisme du parisianisme langagier phonétique est terminé.
Justement, comment concilier l’attachement à la civilisation française, sans nier la pluralité des appartenances ?
Prenons le cas de Jean Larose, qui avoue très clairement son attrait pour la France. Il écrit, par ailleurs, que ce n’est pas parce qu’un jour quelqu’un débarque place du Panthéon qu’il a nécessairement réglé le souvenir qu’il a de Washington Square. Il y a, chez Larose, une conscience claire de ce double héritage, si je peux dire, d’être à la fois nord-américain et français. C’est lui qui a d’ailleurs formulé la proposition suivante : plutôt que de dire ni Français ni Américains, disons plutôt et Français et Américains. Il y a une volonté chez cet intellectuel d’essayer de conjuguer ces deux rapports. François Ricard pense, de son côté, – et à la manière d’Olivar Asselin – que le vrai défi consiste non pas à affirmer le rapport avec l’Amérique, qui est celui qui s’impose majoritairement, mais à maintenir et à consolider le lien français. Larose et Ricard ne sont pas des nostalgiques de la France. Ces nostalgiques existent, mais, pour la plupart, ils appartiennent à une génération plus ancienne. Il est clair que ces deux essayistes personnifient un requestionnement du rapport entre la France et le Québec.
Selon les époques, les Québécois ont entretenu des rapports d’ambivalence à l’égard de leurs métropoles : la France, l’Angleterre, Rome, les États-Unis. Comment expliquer cela ?
L’ambivalence vient à la fois de la diversité des héritages et des modalités à travers lesquelles les héritages ont été perpétués. Commençons par le deuxième point. L’ambivalence des Québécois à l’égard de la France tient à ce que nous avons évoqué plus tôt : la signification de la Conquête, le sentiment d’abandon, la nostalgie, le ressentiment. Il y a une ambivalence à l’égard de la France qui tient à la modalité selon laquelle s’est opérée la rupture avec cette métropole. D’autre part, l’ambivalence actuelle résulte de la diversité des héritages. Le fait que nous avons souvent changé de métropole ne simplifie pas les choses. Chaque addition ajoute à la complexité de l’équation.
Nous avons eu une métropole française à laquelle a succédé une métropole britannique, Londres, dont nous relevons toujours constitutionnellement. Nous savons aussi que, culturellement et politiquement, nous avons un héritage étatsunien. Enfin, nous possédons aussi un héritage religieux, romain, issu du lien avec le Vatican. Voilà donc une des sources de l’ambivalence. Nous avons à métaboliser quatre cultures, quatre traditions politiques, deux langues, française et anglaise (en excluant le latin). Que nous soyons ambivalents est facilement explicable. La complexité de l’identité québécoise est une forme de
cosmopolitisme culturel. Les intellectuels post-modernes évoquent beaucoup le dialogue avec l’Autre. Les Québécois n’ont pas attendu la post-modernité pour vivre cette expérience de la diversité des héritages. L’expérience de l’Autre ne se limite pas à celle des immigrants arrivés depuis le début du XXe siècle. Cette attention à l’Autre, les Québécois l’expérimentent depuis au moins deux cents ans. Sans parler de leur relation, plus ancienne encore, avec les Amérindiens.
Dans l’éventualité de l’accession du Québec à la souveraineté, qui est l’un des scénarios pour l’avenir, mais pas le seul, n’y-a-t-il pas à l’horizon le risque d’un nouveau malentendu avec la France ? Les Français auraient peut-être l’impression que c’est, par exemple, une façon pour les Québécois de se raccrocher à la France, à la mère patrie ?
Il y a de possibles malentendus. Les gouvernements québécois souverainistes ont cherché à bien informer leurs pendants français de la situation. Il y a un lobby du Québec en France pour s’assurer de son appui dans le cas d’un vote référendaire en faveur de la souveraineté. Cette question est sérieuse. Advenant le cas d’un référendum affirmatif, voit-on d’autres pays susceptibles de mettre leur poids dans la balance internationale pour favoriser la reconnaissance d’un processus démocratique de souveraineté ? La question se pose avec gravité aujourd’hui comme elle se posa, jadis, pour les patriotes. Mais, en 1837, la France n’était pas dans le paysage autant qu’aujourd’hui. À l’époque, Parent et Papineau se demandaient aussi quelles alliances étaient possibles. Les patriotes savaient qu’on ne pouvait pas compter sur l’Angleterre. C’était le grand empire en expansion. Les patriotes savaient aussi qu’il n’était pas réaliste de compter sur la France. Elle était lointaine, distante et ignorante. Ils misaient donc sur l’appui des États-Unis. On connaît les résultats. Est-ce qu’on pouvait compter sur l’Irlande, sur son leader Daniel O’Connell ? On a donc sollicité l’aide de O’Connell, car il siégeait au parlement britannique à cette époque. Il avait d’ailleurs souvent pris position en faveur de la cause des patriotes. Le bon sens suggère d’entretenir avec la France les relations les plus amicales possibles. Ces relations se sont multipliées depuis 1960. Le mot de passe de la diplomatie franco-canadienne est non-ingérence et non-indifférence. C’est une proposition énigmatique, celle du sphinx de la diplomatie. Il reste que le discours de de Gaulle a suscité des attentes. Est-ce que la France aura à l’égard d’un vote souverainiste l’attitude qu’elle a historiquement eue dans les mouvements d’émancipation nationale ? La question se pose quand on sait comment les intellectuels français, aujourd’hui, interprètent le nationalisme québécois. Comme le montre Jean Daniel dans Voyage au bout de la nation, la France pense dans le cadre d’un républicanisme qui se veut universel. La nation s’y trouve déjà construite, accomplie. La France était une nation, dès le départ. Elle n’a pas eu à conquérir son état de nation, sa souveraineté. Pour la France républicaine, le nationalisme est d’entrée de jeu suspect. Elle souhaiterait que tous les pays fassent ce qu’elle a expérimenté. Évidemment, la dynamique historique des nations n’obéit pas toujours à un tel schéma. Il a fallu à la majorité des nations, pour devenir souveraines, faire valoir la nationalité pour conquérir leur souveraineté. Dans une France où la pensée républicaine conçoit le nationalisme de cette façon, quelle sympathie peut naître à l’égard du projet souverainiste québécois ? Le général de Gaulle ne partageait pas cette lecture. Pour aller aussi loin dans l’affirmation politique du Québec, en s’ingérant dans les affaires internes du Canada, il fallait que le geste ait une signification où le temps a de la profondeur. De Gaulle n’avait pas à l’esprit d’excuser Louis XV, ni de faire oublier la politique coloniale française du XVIIIe siècle. Mais il semble qu’il répondait, par-delà les siècles, à des événements lointains. Il en était capable, de par sa posture. Il y avait là une façon de vouloir faire comprendre aux Québécois que, s’il y a eu un moment d’abandon du Canada de la part de la France, il pourrait y avoir un autre moment, de solidarité cette fois, dans la constitution d’un pays. Le discours du général de Gaulle pourrait être une tentative de rédemption.
Mais la France, à l’échelle internationale, n’a-t-elle pas perdu de son autorité ?
Oui, en partie. Une conséquence de ce fait, vraisemblablement, serait une pondération plus grande du poids de la France dans la donne internationale. Un éventuel appui à la cause du Québec par la France serait significatif. Serait-il décisif ? Quelles pourraient être les autres alliances ? Les pays francophones ? Quels pays francophones ? La Suisse et la Belgique sont, pour des raisons différentes, dans une situation pour le moins délicate. Les pays d’Afrique ont un poids bien relatif, ayant acquis leur indépendance depuis moins de cinquante ans. Les dispositions de l’Aléna pourraient s’avérer un outil d’apaisement en ce qui concerne les États-Unis. À partir du moment où le Québec a fait la preuve qu’il fonctionne dans un corridor économique nord-américain, il peut plaider que it would be business as usual. La position libre-échangiste des élites québécoises est un atout pour envoyer un signal clair ; elle dit aux Américains : quand, à propos du Québec, vous pensez à un Cuba du Nord, revoyez votre copie.
Propos recueillis par Stéphane Kelly