Robert Lepage est reconnu aujourd’hui comme l’un des hommes
de théâtre les plus importants de sa génération. Par des créations
comme Vinci, Les aiguilles et l’opium, La trilogie des dragons
et, plus récemment, La géométrie des miracles, il a renouvelé en
profondeur l’imagerie théâtrale, notamment par sa façon inusitée
d’utiliser les possibilités offertes par les nouvelles technologies. De
plus, il s’est imposé comme cinéaste avec des productions comme Le
confessionnal, Le polygraphe et Nô. Le travail de Robert Lepage
témoigne de l’avènement d’une nouvelle figure de la modernité dans
le monde de la culture d’ici et d’ailleurs.
Lors d’un entretien récent, vous avez affirmé entretenir une passion pour la politique. Qu’en est-il vraiment ?
J’ai toujours eu un certain intérêt pour la politique, bien que je n’aie jamais eu l’intention de me lancer en politique. Tout artiste doit avoir une certaine conscience politique. L’activité créatrice, que ce soit dans la tradition impressionniste, cubiste, dadaïste ou expressionniste, s’inscrit toujours dans un contexte politique. De plus, mes activités artistiques m’ayant fait voyager beaucoup, je n’ai pu rester insensible aux contextes politiques dans lesquels il m’a fallu travailler. Si le marché est international, alors il faut savoir se tourner vers la politique internationale. Ça va des politiques de droits d’auteur à l’organisation sociale et, surtout, à la place de la culture dans la société concernée. Comme je développe mes spectacles au fur et à mesure que l’on joue, le fait de jouer en Allemagne, devant un public allemand, par exemple, va influencer certains aspects de mon travail. C’est devenu un cliché de dire qu’on s’en va vers la mondialisation de la culture. Cette évolution prend toutes sortes de formes et crée des nationalismes de plus en plus forts, en même temps qu’elle favorise le métissage et l’ouverture d’esprit. Quand on est artiste et que l’on travaille aujourd’hui, il faut tenir compte de ces transformations.
Cela se voit chez les compagnies de danse et chez les artistes visuels. J’ai l’impression que le milieu de la littérature tient compte lui aussi de cette évolution, bien qu’ayant un marché essentiellement francophone, donc moins diversifié.Pour revenir à la question de départ, je ne souhaite pas devenir politicien, mais tout cela m’intéresse. Pendant longtemps j’ai pensé que je n’avais pas à mettre mon nez dans les affaires politiques. J’ai commencé à m’y intéresser davantage en revenant au Québec. Aujourd’hui je m’implique, non seulement pour mon petit centre, mais parce que je peux devenir une locomotive dans la région de Québec, ce que je ne peux pas être dans la région de Montréal. Alors je me sens plus concerné par la chose politique et je suis devenu plus conscient des structures politiques, des questions de financement, de la place accordée à la culture dans ce pays. Je suis devenu, malgré moi, non pas politisé, mais plus informé de la politique.
Au début de votre carrière, vous mettiez déjà l’accent sur l’expérimentation esthétique, mais celle-ci prenait alors la forme d’une création collective. Ce travail collectif comportait-il une dimension politique et était-il porteur d’une utopie sociale ? Évidemment, on peut penser ici au théâtre de Brecht qui vous inspirait alors.
Effectivement, le théâtre de Brecht m’intéressait beaucoup et intéressait beaucoup de gens à cette époque. Dans le travail de Brecht, il y avait deux volets. D’abord, il y avait l’engagement politique. Les utopies de Brecht étaient les mêmes utopies qu’on avait au Québec dans les années 60-70, c’est pourquoi il était un auteur très lu. Il y avait aussi l’aspect poétique : sa manière de dire et la grande permission qu’il y avait dans son travail de création. Il a transformé l’esthétique théâtrale. Selon lui, tout cela découlait de son engagement politique contre le théâtre bourgeois. On sait cependant que toute esthétique devient une esthétique bourgeoise ; par exemple, le clown a été récupéré par le Cirque du Soleil et par Direct Film. L’esthétique n’est jamais bourgeoise quand elle commence, mais elle s’embourgeoise ensuite. Brecht, s’il avait vécu dans les années 60, aurait été le premier à défaire ce qu’il avait fait. Je pense toutefois que la dynamique demeure : dès qu’une forme d’esthétique s’embourgeoise, il faut la laisser tomber et aller vers autre chose, quitte à récupérer ou à explorer des formes d’écriture théâtrale ou politique qui appartenaient à la bourgeoisie. Quand j’ai étudié au conservatoire, on nous disait : « Quand vous allez sortir d’ici, on espère que vous ne serez pas engagés par le théâtre du Trident, on espère que vous ne serez pas engagés par le TNM, parce que cet univers théâtral représentait la bourgeoisie. » C’était un théâtre engagé qui n’avait pas encore été récupéré. Je me sens toujours un petit peu croulant ou ringard quand, par exemple, je vais en France. Les gens disent qu’ils ne comprennent pas comment nous travaillons et je réponds qu’on développe une façon collective. Je sens toujours que, pour eux, c’est un phénomène des années 60 qui est lié à un engagement politique, à une pensée socialiste, communautaire. Si on observe tous les grands mouvements – ceci dit sans prétention –, on constate que tous travaillent de cette façon-là ; même
Mouchkine est demeurée dans cette dynamique bien que ses opinions politiques aient changé et que son esthétique ait évolué. La même chose peut être dite de Peter Brook. La création collective n’a pas pour objectif de créer une petite société d’artistes sur une base démocratique. Tout au contraire, dans les créations collectives qui fonctionnent le mieux, la démocratie ne règne pas vraiment. L’art n’est jamais démocratique. Il ne peut pas y avoir de démocratie dans l’art, car alors la création ne mène
nulle part. Il faut qu’il y ait des débats et des conflits afin que l’oeuvre nous indique où aller. Dès qu’il y a compromis, dès qu’il y a ententes, justement, ça donne des choses qui ressemblent aux créations collectives des années 70.
Au début des années 80, votre travail a pris une direction différente. S’il y a toujours cette dimension collective qui demeure, il semble que votre travail de création répond davantage à des finalités individuelles. Vinci est, à cet égard, représentif d’un changement dans votre pratique artistique. Est-ce que ce changement d’orientation correspond à un déplacement de votre perception de la question politique ? À la même époque, suite au premier référendum, la société québécoise se transforme. Tous ces changements ont-ils influencé votre art ?
Je pense que oui, pour toutes sortes de raisons. Après le référendum de 80, qui fut perçu par plusieurs comme une défaite, plusieurs artistes montréalais francophones se mirent à jouer en anglais, non pas pour la communauté anglophone, mais parce qu’ils jouaient désormais pour la communauté internationale. Certains s’intéressaient à d’autres langues que le français ou l’anglais et recherchaient un langage plus visuel. Il y a eu les Michel Lemieux, les Gilles Maheu. Plusieurs ont commencé à emprunter l’esthétique internationale pour dire des réalités locales. C’est sûr que j’ai été aussi influencé par tout ça. Après le référendum, il a semblé que le Québec allait trouver sa force en s’ouvrant au monde.
N’y avait-il pas dans ce mouvement de sensibilité un désir de se libérer de l’expérience des générations précédentes, peut-être de leurs échecs ?
Probablement, mais il faut dire aussi que le référendum de 80 a eu lieu quatre ans après l’élection du PQ, après quatre années de préparation ou de propagande, appelons ça comme on voudra. Le ministre des affaires culturelles d’alors encourageait surtout les productions locales, c’était l’époque des tournées d’Harmonium... Il y avait alors une espèce d’engouement. En tant qu’artiste, on était encouragé par le gouvernement à parler de l’identité. Il y avait beaucoup d’argent pour produire des
disques, pour envoyer, par exemple, Diane Dufresne au stade olympique. C’était la mentalité de l’époque. Si un tel peut remplir le Forum, pourquoi pas un de nos artistes ? Telle était notre politique culturelle. Après quatre ans, on avait fait le tour et en 80 les gens avaient envie de parler d’autres choses.
À une certaine époque, la ville de Québec a joui d’une vitalité artistique peu commune. Il semble toutefois que celle-ci se soit amoindrie depuis. Se pourrait-il que Québec ait profité de la première vague nationaliste et que son influence ait diminué ensuite du fait de son déclin ?
Il s’agit là d’une opinion plausible qui permet d’expliquer un certain nombre de départs. Je pense toutefois que c’est d’abord une affaire d’ambition et d’envergure. Il y a une question pratique dans tout cela. Dans le monde de la communication et de la production, pour des motifs pratiques et économiques, on a senti le besoin de monopoliser tous les moyens à Montréal. Je me rappelle, par exemple, qu’il y avait une époque où l’AQJT (Association québécoise du jeune théâtre) ne jurait que par Québec et disait : « Québec, c’est le lieu idéal, c’est la ville idéale pour faire des festivals, un peu comme Avignon », c’est-à-dire c’est une ville où le public est toujours neuf parce qu’il n’assiste pas à tous les spectacles qui se font au Québec, surtout les spectacles de Montréal. La ville est bien équipée, il y a plusieurs salles, il y a une proximité des lieux, c’est une ville idéale, bref, pour faire un festival international. Après un premier grand festival international, il a été dit qu’on ne pouvait plus se payer Québec parce que ça coûtait trop cher. Finalement, on se rend compte que les choses ont glissé vers Montréal pour toutes sortes de raisons. Les gens se sont mis à travailler avec du multimédia, ce qui requiert des moyens plus coûteux. Les outils sont à Montréal et les investissements sont à Montréal. Tout ça a appauvri le milieu artistique de Québec. Québec était une ville très créatrice, très productive, à l’époque des cafés-théâtres. Tout à coup la scène du TNM est devenue accessible à des metteurs en scène de moins de quarante ans, et alors tout s’est mobilisé à Montréal.
Dans une entrevue donnée à L’Express, en novembre dernier, vous avez tenu des propos très sévères sur l’écriture théâtrale au Québec, en soulignant notamment la pauvreté de ce travail d’écriture. Qu’avez-vous voulu dire à cette occasion ?
On m’a d’ailleurs cité dans Le Devoir à ce propos. En fait, je n’ai jamais dit ça. Je m’étonne que les gens puissent penser ça. Cette remarque n’a pas dû offusquer les auteurs, car ils savent que je ne me considère pas comme un auteur et que j’admire beaucoup l’écriture et les auteurs du Québec. Il y a une bonne dizaine d’auteurs, à Montréal notamment, qui sont vraiment de grands auteurs. Mon propos a été déformé ou mal compris. Ce que j’ai voulu dire, c’est que la force de l’écriture théâtrale au Québec vient de notre manque, de notre ignorance aussi, elle vient du fait que, dans les années 40-50, Michel Tremblay n’avait pas encore écrit. La jeunesse de la tradition d’ici fait que les auteurs québécois se permettent des choses que les auteurs français ne sauraient envisager. C’est peut-être un peu une vengeance, mais je dis souvent aux journalistes français : « Chez vous, c’est très lourd la tradition littéraire, et le théâtre littéraire, le théâtre écrit, c’est aussi très lourd. » Chez nous, il n’y a pas vraiment de tradition, on est en train de la construire. Nos pionniers en ces matières sont toujours vivants. Je peux téléphoner à Tremblay et lui parler de son dernier thème. On ne peut pas faire ça avec Molière ou Racine. Il faut toujours se méfier des critiques théâtrales parce que, si tu ne fais pas un théâtre littéraire, c’est sûr que les gens qui écrivent par profession perçoivent ton travail à travers une certaine conception de la littérature. Mon théâtre va peut-être moins leur plaire. Pour revenir à l’entrevue de L’Express, il me semble que l’une des grandes forces créatrices du théâtre québécois des années 80 découlait de l’état du marché. Pour pouvoir exporter une pièce, les gens n’écrivaient pas comme n’importe qui d’autres. Si l’on veut exporter, il faut réinventer le langage théâtral, ce qui donne lieu à toutes sortes d’expérimentations, des choses inconnues ailleurs. Il y a aussi une grande pauvreté de moyens dans la production cinématographique. Il y a des gens qui écrivent du théâtre parce qu’ils ne peuvent pas se payer le roman, ils ne peuvent pas écrire du roman ou du cinéma parce qu’ils n’en ont
pas les moyens, tandis que le théâtre demeure une forme d’expression accessible. Je pense ainsi qu’il y a des romanciers frustrés chez les écrivains de théâtre. Il y a des gens qui devraient écrire des romans, ils seraient probablement de très grands romanciers et on ne les aurait plus dans les pattes ; même chose
pour les scénaristes. Dernière confusion, il y en a plusieurs : quand je réfère à ceux qui ne savent pas écrire, je pense uniquement à certains metteurs en scène qui ne savent pas écrire et qui ont à écrire comme moi, comme Gilles Maheu, comme tous ces gens qui ne sont pas des écrivains de profession. Cette relative pauvreté nous permet d’inventer une écriture scénique autonome et expressive.
Le Québec, une fois de plus, tentera ce printemps une vaste entreprise de séduction en territoire français. En fait, il semble que le projet de la Saison du Québec soit de modifier la perception qu’ont les Français du Québec. On veut montrer que le Québec n’a pas arrêté son évolution culturelle dans les années 70 et qu’il s’est fait autre chose ici que les chansons de Félix Leclerc. Est-ce qu’à ton avis les Français ont encore tendance à entretenir cette image folklorique du Québec ?
Absolument ! Nous sommes en période de production à Paris. La seule chose sur laquelle tout le monde se met toujours d’accord quand vient le temps de trouver un slogan, c’est la notion de l’espace. Il est vrai que l’espace joue dans la culture d’ici. Cette dimension de la réalité québécoise est très accrocheuse pour les Français ; c’est l’une des grandes distinctions. Au-delà de ça, c’est assez inquiétant. Il y a chez une certaine catégorie de gens informés, ayant voyagé, je ne dirais pas une perception plus juste, mais en tout cas moins folklorique du Québec. Il y a eu des articles dans L’Actualité à un moment donné là-dessus. Les gens un petit peu plus informés disaient souvent : « Ils sont fous ces Québécois ! », comparant notre situation à celle des Gaulois d’Astérix ; c’est un peu fou, « comment font-ils pour tenir ? » Il faut qu’ils soient venus ici, il faut que les gens soient venus aux États- Unis et au Canada anglais pour comprendre le nationalisme et la crise identitaire que ressentent les gens d’ici. Ceci dit, ce n’est pas uniquement comme commissaire que je suis inquiet de cet état de chose. Je me rends compte qu’il faut changer l’image du Québec et, pour y parvenir, il faut arriver là de façon massive avec un programme très élaboré, pour essayer justement de défaire cette perception. Ce n’est pas uniquement dans le contexte de la saison du Québec qu’on se rend compte du poids des préjugés. Nous avons établi un contact avec le Salon du livre à Paris et, là encore, c’est assez inquiétant. Il faut que ces manières de faire changent.
On vous a choisi pour organiser l’événement. Dans l’univers culturel québécois, vous représentez une certaine modernité, certains diront même la post-modernité. De votre point de vue, quels sont les traits qui caractérisent le mieux ce Québec moderne ou post-moderne ?
L’une des expressions de cette modernité, c’est le fait qu’on a au Québec une industrie multimédiatique, cédérom et compagnie. Il y a un fort investissement au niveau des technologies, des technologies de pointe. Le Québec est l’un des grands pôles technologiques de l’Amérique du Nord. Par exemple, nous avons été les premiers, parmi les francophones, à nous familiariser avec le réseau Internet. La France est extrêmement en retard, c’est le pays francophone le plus en retard. Je pense que la culture québécoise, étant une culture bigarrée, métissée, se révèle plus compatible avec la mondialisation. On a tous constamment à faire des efforts pour assimiler des informations diverses, provenant de cultures diverses. De plus, le Québec est l’endroit au monde, en ce moment, où il y a les gens les plus forts en mathématique. Ça c’est une réalité culturelle nouvelle. Cela permet d’expliquer,
par exemple, la maîtrise que des jeunes cégépiens ont des nouvelles technologies. Même mes neveux et mes nièces, chez lesquels j’ai cru reconnaître une âme d’artiste, s’en vont en actuariat, en statistique, en informatique. Quand on leur demande si c’est en raison des débouchés, ils répondent que non, que c’est plutôt par intérêt pour les chiffres. Cet intérêt pour la pensée numérique, la pensée aléatoire, la logique, toutes les nouvelles mathématiques, tout ça, c’est une des forces de ce pays. En voilà une différence par rapport aux Français, et ce fut déterminant dans les choix que nous avons faits. Il y a des aspects de la programmation de la Saison du Québec qui vont étonner certaines personnes. Bien sûr, une partie de cette programmation est – je ne veux pas dénigrer qui que ce soit – une programmation obligatoire, en ce sens qu’on ne va pas en France faire une Saison du Québec sans Céline Dion. Mais il y a une partie de la programmation où j’ai vraiment eu le champ libre et c’est une chose qui a été déterminante pour moi. C’est important que les gens voient que chez nous on pense différemment, pas simplement parce qu’on parle français autrement. Certains aimeraient encore revenir à la cabane à sucre. On s’est fait taper dessus par tous les historiens quand on a dit en conférence de presse : « Fini les cabanes à sucre et les rigodons. » Il faut en finir avec cette image-là. Trop souvent, on s’en va en France et on se rapetisse. On est profondément colonisés. Il faut s’en sortir et cet événement est un bon test.
Au Québec, les artistes, tout comme les intellectuels d’ailleurs, font face à une même interpellation nationaliste. Tous ont en quelque sorte à se positionner face à la question nationale, ne serait-ce qu’en l’ignorant. Cette situation favorise-t-elle la création ou constitue-t-elle un obstacle à son développement, comme l’affirme Réné-Daniel Dubois ?
Je suis un peu partagé sur cette question. Pendant longtemps, j’ai été non pas contre la souveraineté, mais j’ai cessé d’y croire. Après 80, le projet souverainiste ne me parlait plus, il avait pris une forme qui m’était étrangère. Le nationalisme québécois n’était plus basé sur une lutte de classe. C’était essentiel à un moment donné d’être souverain parce que la richesse parlait anglais. Évidemment, les choses ont changé. Tout à coup la souveraineté a semblé devenir une bonne idée de la rue Saint-
Jacques. D’ailleurs, si l’on regarde la carte politique québécoise, les souverainistes, dans les débuts, étaient à l’est de Montréal ; maintenant c’est exactement l’inverse. Il y a quelque chose qui a vraiment basculé. L’idéal souverainiste ne parle plus aux gens de la même façon. Pour ma part, je me suis moins senti intéressé par ces questions lorsque j’ai commencé à m’ouvrir au monde. Je développais alors mes réseaux à l’étranger et je travaillais beaucoup en anglais. Ensuite, au fur et à mesure que mon travail a
évolué, la souveraineté m’a semblé répondre à un désir plus profond. Ce n’était pas simplement un projet social, économique. Sur le plan de l’identité, c’est important. Plus la mondialisation de la culture crée le métissage, plus il est important que chaque culture s’assure qu’il y a aussi une façon de faire son « one man show ». C’est ainsi que je me suis réconcilié avec le mouvement souverainiste. Je défends désormais cette option, c’est pourquoi je suis en contact avec certains membres du PQ. Dans ce parti, il
y a une arrière-garde et une avant-garde, il y a tout ce que tu voudras dans le Parti Québécois. Il me semble que les gens au pouvoir actuellement appartiennent principalement à la nouvelle garde. La vieille garde est encore là dans les coulisses, c’est sûr, mais ça commence à changer, ça commence à bouger. Par exemple, quand il est question de dire ce qu’est Montréal, c’est Leonard Cohen aussi, c’est 800 000 anglophones. C’est énorme ! Je sens que quelqu’un comme Louise Beaudoin est entièrement
d’accord. Il reste toutefois que c’est encore un sujet délicat, dans le contexte créé par l’existence d’un gouvernement souverainiste, d’avoir à parler en anglais, d’avoir à s’adresser à la communauté anglophone. En ce qui concerne le premier ministre, il me semble que sa priorité est vraiment le Québec de la diversité.
Certains diront aujourd’hui, en reprenant les mots d’Hubert Aquin, que les Québécois sont atteints d’une fatigue culturelle qui les pousse à embrasser les tendances plus hétéroclites de la modernité. Aujourd’hui comme hier, que ce soit en se tournant vers Paris ou New York, la tentation de l’exil, la volonté de se décentrer à tout prix, serait encore puissante en ce pays. Que penses-tu de cette lecture tragique de notre destinée ? Le désir de l’Autre ne serait-il que l’expression d’un déni de soi ?
Si on se dit de telles choses, on s’empêche de comprendre bien des aspects de notre condition. La création de la Caserne est un premier geste qui va dans le sens contraire de cette interprétation pessimiste. J’ai confiance qu’il y a d’autres Québécois, ou d’autres gens dans le milieu culturel, qui vont faire ce genre de chose. Toute prétention mise à part, on m’a offert la direction artistique de beaucoup de grands théâtres nationaux partout dans le monde, qui n’étaient pas des théâtres francophones. J’ai refusé ces offres parce que je sens le besoin, plus que jamais, de travailler ici, de revenir chez moi parce que je sais, peut-être parce que j’ai voyagé beaucoup, j’ai pu comparer, j’ai vu effectivement où sont nos lacunes, où sont nos faiblesses, mais j’ai vu aussi où sont les forces et les avantages que l’on a, le savoir-faire que l’on a, l’attitude que l’on a qui est bien différente. Il y a ici
une liberté qu’on ne retrouve pas en Allemagne ou en France. D’autre part, ce qui nous a distingués pendant longtemps, c’est qu’on aime bien se faire inviter, mais on ne renvoie jamais l’ascenseur parce que nous avons peur de l’autre. En ce sens précis, nous sommes profondément xénophobes. Malheureusement, cette attitude est interprétée comme du racisme, ce que je ne pense pas que ce soit. Si on n’avait pas peur de l’autre, les gens feraient davantage carrière ailleurs dans le monde. Je le répète, on n’invite pas chez nous, on n’a pas cette générosité. Il nous faut ouvrir nos portes aux étrangers. Maintenant c’est la Caserne, dans les champs d’intérêts dans lesquels j’évolue, mais dans
d’autres disciplines, dans d’autres domaines, il faut qu’il y ait de plus en plus de points de chute au Québec, soit des carrefours d’échange, de formation, d’observation, d’expérimentation pour le monde entier. Depuis un an et demi que le centre est ouvert. Nous y avons accueilli des compagnies italiennes. On a des compagnies d’opéra japonaises qui viennent produire chez nous parce qu’elles savent qu’on a, au Québec, un savoir-faire, c’est pourquoi elles viennent apprendre ici et viennent échanger avec nous. Présentement, il y a des Français, souvent des Belges, parfois des Mexicains qui viennent travailler. Enfin, il y a eu le Théâtre Royal de Suède qui s’est installé pendant trois mois dans cette petite enceinte, ici, à Québec. Pour revenir à la question de départ, je n’ai aucun problème, je ne parle pas sur le plan personnel mais sur le plan national, avec ma culture. Je me bats pour faire savoir qu’on est des colonisés et qu’il faut en sortir, qu’il faut, sans aucune gêne, aucune honte, aller montrer ce qu’on fait ailleurs. J’ai connu la gêne devant les Français, la gêne de présenter ce que je faisais en Angleterre, la gêne d’aller présenter mes créations au Japon, mais il faut tout cela.
Dans certains milieux, il y a des gens qui voient la ville de Québec comme une ville attachée au passé, comme une ville centrée sur le passé alors que Montréal serait précisément la ville cosmopolite, la ville ouverte sur l’avenir qui symbolise peut-être mieux la modernité québécoise. Il peut paraître étonnant, dans cette perspective d’ouverture, de choisir Québec comme lieu de création ?
Québec est un lieu de travail alors que Montréal c’est un marché, c’est un lieu de communication, de transit et d’échange important. C’est sans doute un lieu très important, essentiel au niveau de la distribution et de la production, mais c’est très difficile de travailler à Montréal. C’est un lieu contrôlé par les médias. J’ai travaillé dans presque tous les théâtres à Montréal et, si j’avais huit semaines de répétition, j’en passais quatre à faire des entrevues. C’est vraiment ça Montréal. C’est la diffusion, la démonstration, la vente, la post-production. On a besoin de cette machine-là, mais on a aussi besoin d’un environnement qui est vraiment différent pour la création. Je trouve que Québec est une ville qui a une qualité de vie extraordinaire, où il se passe des choses, mais pas trop de choses, donc les gens sont très concentrés quand ils viennent travailler ici. On y mange bien, on y vit bien, les distances sont moins importantes. De plus, il y a ici une absence médiatique assez remarquable et c’est fantastique
pour moi, ça me sert de ne pas être harcelé par la presse locale. Montréal, c’est épouvantable, tu ne peux pas te concentrer. Ceci dit, il y a des gens qui travaillent très bien, qui fonctionnent très bien à Montréal. Je pense, pour ma part, qu’il faut des lieux de gestation, ça prend un environnement précis, Québec m’offre ça.
Vous semblez attaché tout autant à la ville de Québec qu’au pays. Dans cet univers pluriel, ouvert, en évolution constante en raison des technologies, n’y aurait-il pas une possibilité de revalorisation des lieux d’appartenance plus petits à l’intérieur de l’espace québécois, la ville de Québec jouant ici un rôle comparable à celui que vous accordez au Québec sur la scène internationale ? Y a-t-il un lien entre ces engagements apparemment différents ?
Je crois que l’Europe est en avance sur nous, tout comme l’Asie d’ailleurs. Certains pays favorisent ainsi les petits centres. Au Canada, nous suivons le modèle américain, c’est la grosse ville qui prédomine, c’est le lieu où tout le monde va et où tout se fait. Tandis qu’en Allemagne, pour ne prendre que cet exemple, il y a des organisations régionales assez extraordinaires : Francfort, Bonn, Essen, etc. Il y en a toute une liste et, depuis la fusion de l’Allemagne de l’Est avec l’Allemagne de l’Ouest, il y a maintenant Weimar, Leipzig. Il y a ainsi des villes plus petites que Québec qui ont des théâtres nationaux. La culture est répartie également partout parce qu’on demande à la culture d’être différente. Il y a une compétition qui s’installe entre tous ces centres. Un autre exemple : Mercedes-Benz ouvre une nouvelle école de design automobile et tous les centres sont invités à entrer en compétition. C’est fantastique ! Ils sont en compétition, mais c’est une compétition saine. On trouve le même esprit en
Écosse. Dans ce cas, il n’y a que deux villes, Edimbourg et Glasgow, comparables à Montréal et Québec. Il y a là toutefois un dialogue, une dialectique, qu’il n’y a pas ici. J’ai parfois l’impression qu’on essaye d’être gros en gonflant à l’excès l’influence de Montréal. C’est ça. Notre territoire est immense, si on avait au moins deux ou trois pôles d’attraction, on y gagnerait beaucoup.
Revue Argument