Christian Saint-Germain[1]
La science a évolué dans l’unique perspective de la recherche de performances limites, au détriment de la découverte d’une vérité cohérente et utile à l’humanité.[2]
Il ne paraît plus y avoir de limite externe à la raison technicienne dans les sociétés néo-libérales si l’on entend par limite, l’imposition d’un décret qui viserait à interdire, à suspendre par des moyens démocratiques, les propensions hégémoniques d’activités techno-scientifiques intrusives dans le donné élémentaire. C’est qu’advenant quelque moratoire, la recherche se déplace, au même titre que les organismes non gouvernementaux émigrent à la moindre contrariété démocratique en périphérie des réglementations étatiques. Il faut dire aussi que l’insouciance collective à l’égard des technologies est confortée par une sorte d’obscurantisme scientifique entretenu par l’idée équivoque de "progrès" et à travers laquelle, la technique apparaît dans la magie facilitatrice du fait accompli, à chaque fois nouvelle et crue.
C’est que la technique en Occident a pris à sa charge le gros des attentes (le capital de crédulité flottante, de non critique) mais surtout fait sienne un certain nombre d’illusions religieuses. Il est maintenant loisible de transgèner et de xénogreffer c'est-à-dire d’établir des passerelles grâce à l’intermédiaire de vecteurs viraux entre des génomes d’espèces différentes. Il s’agit de la mise à niveau ou en communication par le transchargement des gènes d’une espèce à une autre comme en informatique deux modems finissent par établir un protocole (le hand schake des machines), des vitesses, pour s’échanger des informations. La transaction s’avère plus complexe que cette simple image dans la mesure où elle implique d’une part de tromper les ressorts immunitaires des individus, de détourner la singularité de l’expression génique jusqu’à ce passage vers l’indifférencié, le fractal (les corps compris uniquement comme source et support d’information utile à l’industrie) mais d’autre part, d’entrer par effraction, de pénétrer la logique fondamentale du vivant, la genèse à rebours.
Le projet des biotech implique d'aller lire et d'identifier la séquence d'information génétique la plus susceptible d'augmenter un rendement quelconque dans une espèce animale ou dans une espèce végétale. La source de vie se voit donc morcelée jusqu'à la privatisation de parcelles par ses "internautes" de l'information génétiquement cryptée. Et qui sait, si la nourriture, les légumes ou les fruits fraîchement modifiés, ne contiendront pas à l'intérieur une bande annonce de leur "sponsor" ou un "cookie" pour réveiller à intervalle fixe la faim ou la soif du produit chez le consommateur? Plus sérieusement, il en va d'une guerre pour les vingt prochaines années qui met en cause pour des multinationales agricoles le contrôle de l'information génétique, de la possession tranquille et juridiquement assurée d'un réseau enserrant le vivant alimentaire par des ficelles géniques.
Cette extase de la communication implique donc non plus de traverser des corps solides, d’abattre des murs, mais plutôt la transposition stratégique d’informations contenues dans une espèce pour les faire servir à d’autres fins. Notre temps est désormais compté par des montres molles. Et c'est toute une redéfinition de l'être humain réduit à un code génétique, désormais accessible, qui ébranle l'anthropologie. L'individu et le monde vivant sont réduits à n'être que des messages dont il s'agit d'anticiper la virtualité médicale, comportementale ou médicamenteuse. Sans démoniser cette technologie, force est de constater qu'il s'agit du déploiement d'instruments puissants de domination non assortis d'un cadre juridique strict. L'Occident fait-il advenir actuellement sous un mode commercial, ce qu'il s'était interdit de faire en 1945 dans le cadre d'une idéologie raciste grossière?
UNE AGRICULTURE DE GUERRE (SOUVENIRS DE NAPALMISATION)
Sur ces questions, l’originalité de l’ouvrage de Jeremy Rifkin Le siècle Biotech Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes 5 réside dans la force lucide de l’exposition de la fin du monde, sans dramatisation ni ton apocalyptique. L’auteur suggère à l’aide d’un certain nombre de motifs et d’exemples que d’ici le prochain siècle les formes connues de vie spontanée devraient avoir disparu sur terre par l’effet conjugué de la colonisation létale du matériel génétique et de contagion virale inédite. Cette apocalypse n’aura certes pas lieu selon un scénario religieux d’assombrissement du ciel (le ciel de Mexico City à cinq heures peut en effet difficilement être plus sombre qui ne l’est déjà) ou par le vrombissement de trompettes célestes mais par sidération progressive des organismes sous la pression d’un déphasage des barrières immunitaires par rapport à des organismes viraux transfrontaliers (non reconnaissable par les mécanismes immunitaires spécifiques aux espèces). Toute analogie étant boiteuse, le "bug" informatique de l’an 2000 reste une apocalypse d’arcade (de jeu électronique) en comparaison de contagions accélérées, d’épidémies irrépressibles. "Pour la première fois dans notre histoire, une société humaine a développé sciemment des processus épidémiques au lieu de les subir ou tout au moins de s'en préserver".6
Les biotechnologies, par l’intermédiaire des OGM (Organismes génétiquement modifiés) font entrer le monde vivant dans l’étape finale de l’artificialisation. Le donné naturel, l’être humain tels qu’ils ont été connus jusqu’à présent, sont désormais exposés à une phase d’indétermination croissante quant à leur intégrité identitaire, biologique. L’on pourrait parler ici de "métissage chrématistique" lorsqu’il s’agit, pour des compagnies de modifier, - non plus par croisement ou surspécialisation génétique des espèces végétales et animales -, mais par transgénisme, les traits génétiques d’une plante par l’insertion de gènes d’une autre espèce aux fins d’augmenter sa maniabilité.[3] Ce transgénisme est ce qui devrait inquiéter le plus à notre époque, surtout si l’on considère que par cette transaction biologique, l’on commande au vivant d’exprimer une caractéristique acquise, qu’en soi, sa nature même, n’aurait jamais su produire. Ainsi, l’on rendra une céréale ou un légume plus résistant à un insecte particulier en lui faisant sécréter au niveau de ses feuilles des enzymes susceptibles de tuer le parasite spécifique à son espèce ou encore le plus courant dans le cadre de l’exploitation des monocultures.[4]
Cette résistance immunitaire nouvelle de l’organisme sera le fait de l’insertion d’un gène animal ou d’un gène d’une autre espèce végétale dans le génome de l’organisme désigné pour l’exploitation. Ou "mieux" encore, l’on pourra par génie génétique insensibiliser un organisme végétal à l’épandage d’un herbicide spécifique au détriment des "mauvais herbes" qui l’entourent ou sont susceptibles de gêner sa croissance rapide. Tout est ici affaire de maximisation des rendements: des gains paroxystiques à la purification létale. La plante pourra de la sorte, pratiquement supporter la "napalmisation" environnante tout en restant debout et continuer à croître. Nous pourrons faire dans ce contexte pousser des jardins dans l'ambiance lunaire produite par la mort de la diversité des paysages naturels et préparerons des récoltes spectrales de modèles végétaux parfaitement identiques et reproduits à l'infini. Nous expérimenterons d'une manière très prosaïque "les grands cimetières sous la lune".
Dans ce contexte, le cercle économique est alors bouclé, si le même producteur de semence résistante à l’herbicide, vend non seulement l’herbicide[5] spécifique mais modifie le contenu génétique de la semence de telle sorte que celle-ci, ne puisse germer et n’être utilisée que pour une seule récolte (la semence d’origine est alors assimilable à tout les objets jetables, rechargeables dans l’industrie). Plus précisément, de faire en sorte que le fermier se voit dans l’obligation d’acheter à chaque année du même consortium agro-alimentaire l’herbicide et la semence compatible. Une manière radicale de fidéliser le client...
GENÈSE SOUS COPYRIGHT ET FUITE BIOACTIVE
Dans cette perspective, il s’agit donc pour l’industrie biotechnologique de redessiner sous brevet une semence (et éventuellement un animal) dont les caractéristiques sont en légère rupture de ban avec la diversité des espèces et la sélection naturelle mais dont l'un des traits génétiques aura épousé la finalité lucrative de ses exploitants. Mais cette dérive génique d’espèces confectionnées soulève tout le problème de la contamination des espèces indigènes[6] par épidémie un peu semblable à celles qui ont décimé les indiens lors de la colonisation de l’Amérique par les européens. Rifkin ajoute:
Un nombre croissant d’écologistes estiment que le danger le plus grave réside dans ce que l’on appelle la dissémination des gènes (gene flow), c’est-à-dire le transfert des gènes transgéniques des plantes cultivées aux espèces sauvages apparentées par pollinisation croisée. (..) Si les hybrides qui en résultent parviennent à se reproduire à l’état sauvage et à transmettre leur transgènes aux générations suivantes, ces plantes transgéniques feront désormais partie de la flore nuisible.[7]
Fascinante rétroversion des perspectives, le génie génétique fait reposer ses expectatives de profits sur des menaces inédites à l’environnement. Il s’agit de tenter de maximiser le profit privé et de collectiviser le risque. Aucune question n’a encore été posée à ces "développeurs" (quant à la notion de risque et d'assurance, de fonds d'indemnisation etc.) ni en vertu de quel droit un gouvernement démocratique est-il justifié de délivrer un permis ou une autorisation pour engager le dévoiement des chaînes alimentaires, d’exposer sa population civile à cette forme aberrante de recherche et de développement?[8].
Ce problème de contamination du vivant est celui-là même que l’on retrouve lors de la conversion transgénique de souris en site oncogène, souris auxquelles on a inoculé dans leur patrimoine génétique le virus du Sida pour observer le développement de la maladie. Le danger réside dans le fait que l’une de ces malheureuses créatures pourrait s’évader du laboratoire et coloniser les espèces indigènes avec des risques de toute nature.[9] Paradoxe intrigant lorsque que l'on constate que la communauté internationale tente d'en arriver à de laborieux accords pour le déminage, en proscrivant la production des mines anti-personnelles alors que l’on installe tranquillement dans les arrières-pays, en temps de paix, de véritables petites mines biologiques susceptibles d'exploser dans le retardement des incubations asymptomatiques ou par contagion à l'insu des porteurs.
C’est comme si les pollutions traditionnelles n’avaient pas suffit, qu’il avait fallu y ajouter de nouvelles formes aléatoires, incoercibles. Ce mariage des applications des biotechnologies avec l’industrie agro-alimentaire à de quoi inquiéter car il ne met plus tant en cause l’exploitation de l’environnement sous un mode extérieur (l'élevage industriel cruel, l’affinement de techniques d’irrigation des sols ou encore la déforestation tout azimut etc.); qu’il ne subordonne irréversiblement tout l’environnement lui-même à une finalité commerciale. Expérience de réduction des différences entre espèces à leur plus simple expression biologique au même titre que la "ressource humaine" dans les sociétés néo-libérales l'est à son activité économique. Cette simplification conduit à transformer la nature en un "pool" biologique et surtout à faire disparaître éventuellement toutes les formes traditionnelles d’exploitation du vivant par éradication biotechnologique et par l'affirmation d'une planification uniforme concoctée en amont des préoccupations locales par les producteurs de semences génétiquement modifiées. Il importe à "l'épicier génétique" de réduire la gratuité de la vie au néant, de resserrer toujours davantage des liens de subordination entre l'agriculteur et son fournisseur jusqu'à la suppression définitive de toute alternative naturelle. Chaque semence modifiée participe à cet horizon comptable du monde éteint, à l'information génétique prise par le compte-gouttes des formes brevetées.
LA VIRTUALISATION DES ALIMENTS
Dans cette optique, chaque espèce est mise à la disposition d’une lecture génétique (voire le contrôle de l’information génétique) de ses composantes et est ainsi susceptible, si le besoin économique s’en fait sentir, de devenir le "guichet génétique" servant à des retraits rapides d’information et à leurs réinvestissements dans d’autres composantes de la production du vivant. Notre matérialisme peut désormais se passer des choses pour n'en retenir que la plus simple expression d'information. Les gènes deviennent alors la "petite monnaie. invisible, immatérielle, de ce nouvel environnement désormais compris comme un marché, une "épicerie" transgénique à partir de laquelle le vivant lui-même, sans égards pour l’équilibre interne des écosystèmes, est recalibré à des fins de commodité lucratives. Dans ce petit camp de la mort des espèces indigènes, la vie est susceptible d’être sponsorisée et de laisser apparaître son code-barre. C’est comme si la Genèse, le paradis horticole d’Adam et Ève avait été remplacé par l’univers du vivant désormais compris comme une épicerie à grande surface, et ce, jusqu’à la "junkisation" (il faut croire que Old Mac Donald has a farm....) radicale de toutes les formes connues d’alimentation. On peut imaginer qu’une partie croissante, plus pauvre, de la planète se nourrira à ses distributrices génétiques de produit falsifiés et falciformes qui n’auront gardé de l’aliment originel que le nom et l’aspect extérieur. Comme le notait le poète Rainer-Maria Rilke:
Pour nos grand-parents encore, une maison, une fontaine, une tour familière, voire même leur propre habit leur manteau était infiniment plus - infiniment plus dignes de foi; presque chaque chose était un récipient dans lequel ils trouvaient quelque chose de l'homme, dans lequel ils épargnaient de l'humain. À présent, d'Amérique, proviennent et s'accumulent des choses vides et indifférentes, des pseudo-choses, des trompe-l'oeil de la vie...Une maison, au sens américain, une pomme américaine ou un raisin de là-bas n'ont rien de commun avec la maison, le fruit ou la grappe dans lesquels l'espoir et la méditation de nos ancêtres avaient passé.[10]
PHARISIANISME EN SANTÉ PUBLIQUE ET FRUIT DÉFENDU PAR SON BREVET
Ce contexte a pourtant de quoi intriguer lorsque l’on considère l’effort considérable bien que récent, des gouvernements pour mettre en garde contre l’utilisation du tabac, jusqu’à l’obligation pharisienne impartie au fabricant de dénoncer la susceptibilité oncogène du produit et le vide quant à l’étiquetage d’aliments éventuellement confectionnés par des matériaux transgéniques ou tout simplement irradiés pour en conserver leur "fraîcheur" sépulcrale, pharaonique. Étonnante vigilance d'un côté, déconcertant laisser-aller lorsqu’il s’agit des aliments dont l'on ne se méfie pas suffisamment? Il faudra peut-être retrouver une éthique de la pureté de l'aliment, au-delà du pharisianisme, d'aller vers des nourritures cachères, vers une forme de cacheroute laïque? Les divisions religieuses fondatrices séculaires du pur et de l'impur, les taxinomies symboliques pourraient-elles servir, à protéger à nouveau l'être humain contre lui-même, à introduire la limite qui empêche la confusion dans la vie nue, en deça des différences?
C'est que cette résurgence de monopole planétaire de la production alimentaire, cette "féodalisation génétique" d’un genre nouveau (similaire dans son ambition apocalyptique à celle retrouvée au niveau des producteurs de logiciels informatiques aux États-Unis) ne serait qu’une technique de plus dans le déploiement d’un dispositif de guerres économiques mettant en cause l’accès aux ressources naturelles (le contrôle de la faim, de la soif dans le monde), si elle n’était assortie de la fin de l'écosystème initial. En effet, alors que l’on cultive déjà dans le monde des hectares de céréales génétiquement modifiées pour résister à d’autres formes vivantes, naturellement antagonistes, l’on n’explique ni ne mesure encore les risques encourus par l’environnement initial (parce qu’il faut l’essayer pour le savoir dit-on...). Il semble qu'au Canada l'on ait déjà entrepris la culture des pommes de terre transgénique, sans que soit consulter les consommateurs ou qu'une politique d'étiquetage ait suivi l'apparition de ces nouveaux "aliments".
Autrement dit, qu’arrive-t-il aux générations d’insectes qui s’empoissonnent au contact des OGM? Sont-ils susceptibles de muter et d’offrir en quelques décennies une résistance accrue à l'instar des souches bactériennes devenues résistantes au contact des antibiotiques et de l’univers médicamenteux? Et qu’arrive-t-il à la chaîne alimentaire qui reçoit les restes génétiquement modifiés de ces espèces: en particulier aux oiseaux ordinaires et aux poissons non encore modifiés qui consomment ces insectes? C’est que cette nouvelle création génétiquement modifiée ne peut guère coexister ou encore simplement se juxtaposer à la première sans entraîner à sa suite, une rupture d’équilibre ou encore des réactions imprévisibles au niveau de la chaîne alimentaire. Comme le note Jeremy Rifkins dans son important ouvrage:
Chaque fois qu’on lâche un OGM dans la nature, il y a toujours un risque, fut-il mineur, qu’il se déchaîne car, comme toutes les espèces non indigènes, il a été introduit de façon artificielle dans un environnement complexe où s’est créé, au fil des millénaires d’évolution, un réseau très dense de relations intégrées entre les espèces. À chaque introduction d’un nouvel organisme, on joue à la roulette russe écologique. Les chances de déclencher une catastrophe écologique sont faibles, mais, si celle-ci se produit, ses conséquences risquent d’être considérables et irréversibles.[11]
Il ne s’agit donc plus ici de rejet toxique dans l’environnement, d’écoulement radioactif de réacteur obsolète mais de l’écriture en surimpression de petits animaux, de plantes de catastrophe sorties des planches à dessin génétique, par séquence et repiquage de gènes adventices. Il s’agit en fait de la naissance d’une lugubre convivialité, de la création comme d’une cours de débarras où chaque être est considéré sous l’angle de ses composantes génétiques et peut être dupliqué, repiqué, et collé ailleurs. Univers poreux où les distinctions entre les genres et les espèces s’effondrent brutalement jusqu’à envisager l’utilisation d’organe d’origine animale par l’être humain et où l’alphabet primordial du vivant est mis au pas comme l’ont été les particules atomiques dans l’organisation de l’énergie nucléaire. Une sorte d’hypertexte du vivant parfaitement lisible se profile avec la même fascination pour la reproduction de l’identique, du clone, du perfectionnement du modèle performant du point de vue de l’industrie.[12] Et l’on imagine ici dans chaque laboratoire des savants penchés sur l’élucidation des problèmes d’immunité, de rejet, de transfert, construisant à leur insu et dans une "érudition crasse" des mécanismes du vivant et recherchant la consécration personnelle dans le brevet. Pourtant, comme le note encore une fois Jeremy Rifkins:
Jamais un biologiste moléculaire n’a créé ex nihilo un gène, une cellule, un tissu, un organe, ni un organisme. En ce sens, l’analogie entre les éléments chimique de la table périodique et les gènes de la matière vivante est tout à fait légitime. Aucun juriste raisonnable n’osera suggérer que le scientifique qui a isolé, classifié et décrit les propriétés chimiques de l’hydrogène, de l’hélium mérite de se voir attribuer pour vingt ans le droit exclusif et revendiquer cette substance comme une invention humaine.[13]
L’ABSENCE DE REPRÉSENTATION SOCIALE DU BIO-RISQUE
Il ne semble guère y avoir de débat démocratique sur les dangers pour l’environnement, la santé publique de ce "surélèvement" ou cette "upgradation. artificielle des niveaux de défense des organismes vivants confectionnés pour des fins commerciales. Ne sommes-nous pas en train de laisser l'industrie façonner des monstres ou des chimères dont la neutralisation requiert la connaissance de "mots de passe" génétiques de plus en plus complexes. Et qui assume les risques de cette agriculture boschienne: les actionnaires des multinationales ou l'ensemble des citoyens? À moins de voir justement comme dans le cas des antibiotiques, la même logique commerciale qui consiste à minimiser le dommage technique irréversible par une solution technique temporaire (voir des pneumonies ou des méningites banales devenir inguérissables mais fournir toujours, par fuite en avant, de nouvelles générations d’antibiotiques). Ou encore, pour suivre cette analogie meurtrière du développement technologique, que la compagnie qui réussit à vendre à un pays du tiers-monde par exemple, un réacteur nucléaire soit la même qui quelques années plus tard, offre ses services pour fermer et décontaminer le site. Dans le cas du développement des OGM nous livrons à des intérêts privés la nature intime des êtres et des choses avec en prime, l’option de détruire plus qu’à aucune époque le patrimoine vivant et de détourner les équilibres précaires inter-espèces établis sur des millénaires d'évolution.
C’est qu’il ne s’agit plus ici de constater les effets dévastateurs des pollutions nombreuses de la fin de l’ère industrielle (avec la disparition d’espèce entière) mais d’entrer dans l’époque d’une pollution profonde (pour garder la métaphore informatique: la contamination du disque dur ou encore de l’arbre de vie lui-même par une périlleuse bouture avec celui de la connaissance) où la vocation et l’expression génétique des formes de la vie se voient détournés pour augmenter les profits d’actionnaires au détriment de la sauvegarde de la diversité. À cet égard, devra-t-on penser à la création de crime contre l’humanité spécifique à ce singulier mode d’appropriation du vivant? Et l'on peut imaginer d’éventuelle pratique commerciale connue en informatique où un marchand d’anti-virus met en circulation un virus dont il a le contrôle et une compagnie agricole qui libérerait un OGM végétal qui empêche la pollinisation naturelle d’espèces indigènes? Le marché de la vie brevetée devrait s'accroître dans la prochaine décennie et la science du gène continuer de se présenter sous son masque pharmaceutique de promesses de guérison des grandes maladies de notre époque (cancer, sida, maladie d'alzeihmer).
Toutefois, il est bien difficile de croire en ces promesses médicamenteuses contemporaines issues de l'artificialisation. Le nombre des traitements de chimiothérapie serait sûrement moins courant si la nature même des aliments n'avait pas d'abord été chimifiée. Et qu'il serait tout aussi inutile d'irradier des patients, si la société civile n'avait pas absorbé dans chacun de ses pores économiques, par la médecine et l'agriculture, les reliquats inemployés de l'industrie militaire.
C'est que le contrôle de l'information reste l'enjeu majeur du vingt-et unième siècle. L'information recelée par le génome comme celle transmise par les réseaux médiatiques. Cette circulation de l'être humain comme message concourt à un absolu encerclement, surtout si l'on considère que l'accroissement de l'artificialisation de l'environnement augmente à chaque fois, dans la fragilisation de l'être humain, l'occasion d'affaire pharmaceutique. Perdre le sens des choses premières, de l'engendrement (plutôt que la reproduction par exemple), de la simplicité des gestes agricoles pousse chaque être à une dépendance justement absolue au réseau des médiations médicamenteuses, vers l'alimentation industrielle où chaque chose désormais s'éloigne de sa portée symbolique. L'être humain tend désormais vers un modèle d'alimentation désarrimé à tout contenu stable, nous allons collectivement davantage vers le parc d'engraissement (ou d'amaigrissement) que vers la convivialité lente, les gestes sûrs qui scellent l'appartenance au monde.
NOTES
[1] Christian SAINT-GERMAIN est théologien et professeur rattaché au décanat de la gestion académique à l’UQAM: saint-germain.christian@uqam.ca
[2] Paul VIRILIO, La bombe informatique, Paris, Éditions Galilée, 1998, p. 11.
6Isabelle RIEUSSET-LEMARIÉ,Une fin de siècle épidémique, Paris, Actes Sud, Hubert Nyssen Éditeur, 1992, p. 12.
7[3] "«Les cultures biotechnologiques possèdent des caractéristiques génétiques nouvelles provenant d’autres végétaux, de virus, de bactéries et même d’animaux. (...) Une grande partie des cultures obtenues par modification génétique en laboratoire ressemblent tout à fait à des créatures de science-fiction. Pour protéger les tomates des gelées, les scientifiques leur ont injecté des gènes extrait du poisson, le flet, qui codent des protéines antigel. Des gènes de poulet ont été introduit dans les pommes de terre pour augmenter sa résistance à certaines maladies. des gènes de luciole ont été injectés dans le code biologique de certaines variétés de maïs pour servir de marqueurs génétiques". Jeremy RIFKINS, Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, p. 117.
8[4] Il s'agit d'organiser au niveau du vivant cultivable une compétition pour déterminer le plus apte ou le plus rentable économiquement en faisant disparaître successivement toutes les formes de bio-diversité indésirées. C'est la transposition sous le mode agricole de l'idéologie simpliste néo-libérale
9[5] "Rien qu’aux États-Unis, l’industrie chimique vend quatre milliaairds de dollard d’herbicides par an. (...) L’idée consiste à vendre aux agriculteurs des semences brevetées résistantes à chaque produit spécifique de manière à accroitre tout à la fois les ventes des semences et celles des désherbants". Jeremy RIFKINS, Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, p. 119.
10[6] Cette question implique de revisiter en droit civil québécois la notion d'abus de droit et d'ordre public. Est-il légitime à un agriculteur de semer des espèces transgéniques en faisant courir le risque à ses voisins de voir disparaître leur espèce "ordinaires" ou encore est-il légitime que l'État laisse des intérêts privés progressivement s'approprier le patrimoine génétique vivant et breveter ses expressions les plus rentables?
11[7] Jeremy RIFKINS, Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, p. 125.
12[8] Cette situation met en lumière l’absence de représentation sociale du risque impliqué par le transgénisme. Alors que les populations locales se mobilisent à l’encontre des pollutions traditionnnelles: installation de porcherie, de site d’enfouissement de déchets ou encore qu’elles se mobilisent à l’encontre de l’établissement en banlieu de maison de transition pour ex-détenus, la menace écologique n’accède que difficilement à la représentation sociale du danger.
13[9]"«En février 1997, l’équipe du docteur Robert Gallo, codécouvreur du virus du sida, publia dans la revue Science les résultats d’une étude sur l’opportunité d’utiliser des souris sidéennes comme cobaye. Gallo et ses collègues signalèrent que le virus du sida porté par les souris pouvaient se combiner avec d’autres virus de souris et aboutir à la création d’une forme de sida encore plus virulente - une espèce de «supersida». D’après ce rapport, cette supersouche avait acquis de nouvelles caractéristiques biologiques, "dont la capacité à se reproduire plus rapidement et à infecter de nouveaux types de cellules". Mais il y avait pis: ce nouveau virus pouvait se transmettre "par des voies nouvelles", y compris par simple inhalation. Jeremy RIFKINS, Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, p. 106.
14[10] Marc FROMENT-MEURICE, La chose même. Solitudes II, Paris, Éditions Galilée, 1992, p. 249.
15[11] Jeremy RIFKINS, Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, p. 108.
16Il faudra un jour se demander si cette fascination néo-libérale pour le perfectionnement génétique des espèces et éventuellement de l'être humain ne réalise pas sous un mode "soft" c'est-à-dire débarrassé de sa gangue grossière d'idéologie raciste, les objectifs biologiques du projet nazi?
17[13]Jeremy RIFKINS, Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, Montréal, Éditions du Boréal, 1998, p. 73.