La société américaine offre à notre regard un panorama varié et riche en contrastes. Outre la diversité de leurs grands centres urbains, les États-Unis forment une vaste courtepointe de régions dont les identités sont toutes plus ou moins distinctes les unes des autres : des town hall meetings du Vermont aux bayous de la Louisiane en passant par la Bible belt du Mid-West, les mormons de l’Utah, le désert ludique du Névada et les fiers républicains du Texas, la population des États-Unis est aussi diverse que sa géographie. Je fus donc naturellement conduit, suivant mon expérience de Québécois, à m’étonner qu’une si grande diversité étalée sur un si vaste continent puisse entretenir une quelconque cohésion sociale et politique. Comment serait-il possible que tant de différences et de « sociétés distinctes » puissent former une seule et même nation ? Ainsi, je fus a priori séduit par l’idée, soutenue entre autres
par Habermas, selon laquelle les États-Unis nous offrent le paradigme d’une nation civique, c’est-à-dire d’une nation toute fondée sur la libre adhésion des individus à des valeurs abstraites et universelles, en deçà et au delà des attaches culturelles ou ethniques. Sur les plans culturel et social, par contre, les États- Unis seraient le lieu de toutes les rencontres, de tous les métissages. Plus qu’un simple melting pot dissolvant les particularismes, ils seraient un véritable work in progress où s’élabore aujourd’hui une sensibilité nouvelle et cosmopolite qui animera la culture planétaire de demain : « Ce n’est pas [...] une culture américaine qui s’impose au monde, mais une démarche mondialiste qui a son origine aux États-Unis et qui s’impose à tous.74» En un mot, on verrait conjugués en sol américain un corps politique post-ethnique et trans-historique, et une culture mondiale multiethnique et pluri-historique. Politiquement, la nation américaine échapperait à toute contingence historique et ethnique tandis que, culturellement, elle serait le bazar où se ferait la rencontre de toutes les ethnies et de toutes les histoires. La suite de mon texte vise à semer le doute chez le lecteur quant à cette interprétation de l’identité américaine. Il va sans dire que les remarques qui suivent sont offertes au lecteur comme objets de réflexion et non comme certitudes de l’auteur. J’ai déjà exprimé mon étonnement face à la diversité américaine. Je dois maintenant mentionner une autre impression qui frappe bien des gens qui visitent les États-Unis, soit le fait qu’audelà des mille et une différences et variations, on sente partout aux États-Unis un esprit commun, des préoccupations partagées, des façons similaires d’aborder les problèmes qui tranchent parfois avec nos façons de faire domestiques. En poussant plus loin, on découvre dans la conscience américaine une forme de révérence pour son héritage politique (qu’il s’agisse de textes fondateurs telle la Déclaration d’indépendance, de grands personnages tels Washington et Lincoln, ou de fonctions institutionnelles telle la présidence), et même pour son héritage religieux (plus de gens pratiquent leur religion aux États-Unis que dans tout autre pays industrialisé et, peut-être plus significatif encore, même ceux qui ne pratiquent aucune religion conservent en général un certain respect, et souvent même une admiration, pour la pratique religieuse). Cette sensibilité et cet esprit communs font en sorte que les Américains peuvent se parler et se comprendre même à travers leurs désaccords, qu’ils peuvent avoir une vie politique commune à l’échelle d’un continent sans se déchirer les uns les autres et sans remettre continuellement en question l’existence de l’Union et ses principes de base. Étonnant, quand même, qu’il n’y ait pas de débat constitutionnel digne de ce nom au sein de la confédération américaine. Il est frappant aussi de voir à quel point les deux grands partis politiques américains sont excentrés vers la droite par rapport aux partis correspondants des autres pays du G7, ce qui indique déjà que les débats sociaux et politiques s’articulent aux États-Unis de façon différente que dans les autres pays industriels. Un des éléments les plus remarquables de la vie politique américaine est la place qu’y trouve la religion. On ne peut imaginer un premier ministre canadien ou un président français terminant ses discours avec un « Que dieu vous bénisse » bien senti. Or, il est impensable qu’un président américain ne le fasse pas. Et contrairement à la perception de bien des observateurs, la religion a autant d’influence sur les protagonistes de gauche que sur ceux de droite – l’église catholique américaine, par exemple, forme une des phalanges traditionnelles du parti démocrate –, et autant sur les Noirs que sur les Blancs – qu’on pense à des leaders noirs, chrétiens et de gauche, tels Martin Luther King et Jesse Jackson, ou musulmans et d’extrême droite, tels Malcom X et Louis Farrakhan75. Il faut donc se demander s’il n’y aurait pas aux États-Unis quelque chose ressemblant à ce qu’on appelle, dans les vieux pays, une « ethnie ». Serait-il possible de cerner avec une certaine précision le « centre de gravité », pour parler comme Herder, de l’identité américaine ? Simplement affirmer que l’esprit américain est foncièrement individualiste ne suffit pas, puisque c’est un trait qui est au coeur de toute la modernité. Dire qu’il s’agit, aux États-Unis, d’un individualisme radical ne répond pas non plus aux exigences de la question, puisqu’on pourra rétorquer : en quoi cet individualisme est-il radical ? Je pense que le caractère unique de l’esprit américain est que ce dernier est animé par une version de l’individualisme provenant des débuts de la modernité et dont les pôles seraient Luther et Locke. Pour nous qui avons vécu et qui continuons d’expérimenter les méandres de la conscience historique, l’individualisme américain ne peut manquer d’apparaître comme suranné et naïf, avec son rationalisme bon enfant et son matérialisme vulgaire. La société américaine nous semble une collection de « punctual selves », pour utiliser l’expression de Charles Taylor, qui se conçoivent comme égaux et libres bien qu’ils se livrent en fait à l’asservissante loi du plus fort dans leur quête de sécurité et de confort. En bout de piste, plusieurs d’entre nous voient là une société rongée par le juridiciarisme et l’atomisme, sorte d’isolement constitutif qui étiole la vie de l’individu jusqu’à la priver complètement de sens. C’est que nous saisissons mal la richesse de l’individualisme américain, tellement il est différent du nôtre. L’individualisme version américaine est enrichi par une tradition
républicaine et constitutionnelle ininterrompue depuis la Déclaration d’indépendance et par une vie religieuse qui n’a pas subi, comme au Québec ou en France, une remise en question décapante et intégrale. Certains textes du passé, telles la Bible ou la Constitution de 1787, parlent encore aux Américains d’aujourd’hui sans que le poids des années écoulées depuis leur rédaction ne vienne créer un sentiment de distanciation, et donc d’étrangeté, par rapport à eux. On sait aux États-Unis que l’histoire américaine est empreinte de divergences, de détours et de revirements. Que l’on fit, par exemple, diverses applications du principe d’égalité des individus énoncé dans la Déclaration d’indépendance, principe qui fut d’abord considéré par certains comme compatible avec l’esclavage, puis compatible avec la ségrégation raciale, puis incompatible avec l’un et l’autre. Mais les Américains que j’ai rencontrés, ou dont j’ai lu les ouvrages, ne voient pas là une preuve de l’historicité radicale de toute construction humaine : ils ont au contraire l’impression que les principes de la Déclaration n’ont jamais été si bien respectés qu’aujourd’hui, que les Américains d’aujourd’hui sont donc plus près de l’esprit de la Déclaration que ceux qui vivaient il y a deux cents ans, lorsqu’elle fut rédigée. Ainsi, hormis certains professeurs de sciences sociales, les Américains n’ont en général pas atteint ce qu’on a appelé en Europe la « conscience historique », ou ne l’ont atteinte qu’à un degré moindre. Un des aspects les plus fascinants de la société américaine me semble être cette relation organique qu’elle entretient avec son passé. À travers les remises en question successives, on y demeure pénétré du sentiment que les principes de base qui la sous-tendent ont de tous temps été les meilleurs, que les hommes qui les ont mis en place furent de grands hommes, et que les égarements ne furent que le fruit de déviations par rapport à la « bonne doctrine ». Ainsi, je pense qu’on fait erreur lorsqu’on voit dans la société américaine un corps politique tout entier dédié à des valeurs universelles au sens où on emploie généralement ce terme de nos jours, dans la mesure où la version américaine de l’universalisme ne semble pas générer chez les Américains une tolérance fondamentale pour les régimes ayant une interprétation différente de ce qu’est une société juste et bonne. On peut constater aux États-Unis, plus que dans toute autre démocratie libérale, une capacité collective à condamner sans ambage certains régimes politiques étrangers et à proclamer leur injustice. Quelle démocratie libérale autre que les États-Unis pourrait infliger à des pays comme Cuba ou l’Irak le traitement que leur réservent les États-Unis ? Ce qu’il ne faut pas sous-estimer ici, c’est le degré d’autojustification des Américains dans leurs entreprises d’invasions, d’embargos et de frappes dites « chirurgicales ». Et bien entendu, on y mesure l’injustice à l’aune de la « bonne doctrine » telle qu’elle s’incarne aux États-Unis. Quand, par exemple,
Ronald Reagan qualifiait l’URSS d’« empire du mal », au début des années quatre-vingt, il traduisait bien le sentiment d’un bon nombre de ses commettants. Il y a bien sûr des zones de dissidence, mais la capacité américaine d’affirmation de soi est telle que l’armée peut être régulièrement mise à contribution sans que des remous sociaux graves – ou même mineurs – s’ensuivent. Le fait que les Américains fassent preuve d’un ethnocentrisme militant et militariste devrait en toute logique nous faire suspecter qu’ils forment, en bout de ligne, une nation ethnique et non une nation civique. On pourrait cependant arguer que la ferveur dont je viens de parler serait à mettre sur le compte du zèle religieux que les Américains ont tendance à importer dans la sphère politique. Je répondrais à cela que, si les Américains pratiquent la politique avec une fièvre religieuse, authentique ou simulée selon les individus, c’est que leur identité émerge d’une expérience historique bien particulière qui offre une variété de types modernes dont on ne retrouve souvent que peu d’exemples dans les autres démocraties libérales. Qu’on pense au républicain intégriste ou à l’anarcho-libertaire, types minoritaires, certes, mais beaucoup plus courants aux États-Unis qu’on pourrait le croire a priori. À travers tous ces types courent en filigrane une sacralisation des droits individuels et l’éloge de la « self-reliance » et du « selffulfillment », c’est-à-dire une vision presque épique de la destinée de l’individu, et l’intuition, avouée ou non, que les États-Unis sont le meilleur pays au monde pour vivre cette aventure. Comme toute société ethnocentrique, la société américaine est repliée sur elle-même. S’il est avéré que les Américains sont en général persuadés qu’ils vivent dans le « meilleur pays du monde » – l’expression ne nous est pas étrangère au Canada –, il est dès lors normal qu’ils s’intéressent peu à ce qui se passe ailleurs, d’autant que leur puissance militaire les met à l’abri des agressions. Plusieurs observateurs et journalistes américains passent leur temps à mettre en garde leurs concitoyens contre leur provincialisme. Dans leurs entreprises libre-échangistes, les présidents américains doivent constamment inviter leurs électeurs à éviter la tentation de retomber dans ce qu’ils nomment l’isolationisme. Personnellement, j’ai trouvé qu’il était plus difficile aux États-Unis qu’au Canada d’obtenir, dans les grands médias électroniques, des informations internationales76. Le provincialisme
américain se vérifie d’ailleurs dans la capacité de la société américaine à s’absorber, pour ainsi dire entièrement, et sur de très longues périodes, dans des histoires de moeurs interminables et tout compte fait assez moches, comme l’affaire Lewinsky ou le procès d’O.J. Simpson. Pour ce qui est de la culture américaine, elle fait preuve d’une étonnante capacité de s’approprier toutes sortes d’éléments des autres cultures, mais c’est toujours sur le mode de la digestion et non de l’intégration. Je me limiterai ici simplement à l’exemple de la filmographie de Walt Disney, que je trouve au demeurant riche et très belle : que l’action se passe dans la Chine de Confucius ou dans le Moyen-Orient de Schéhérazade, en passant par l’Amérique des Premières Nations ou le Paris du Moyen-Age, c’est toujours la même sauce morale, la même vision manichéenne du monde, qui lie ensemble des éléments folkloriques colligés à gauche et à droite dans le marché aux puces des diverses cultures. Le décor est le plus souvent exotique, mais les héros sont toujours, dans l’âme, de bons Américains. L’Amérique des Américains est un continent mais, suprême paradoxe pour un peuple qu’on dit à l’avant-garde du mondialisme, c’est avant tout, en dernière analyse, une île. L’identité américaine, loin de former un espace mental où les frontières tendent à se pulvériser, fait la large part à la notion de frontière. De la fameuse Frontier, qu’il fallait repousser avec acharnement pour faire la conquête de l’Ouest au XIXe siècle, à la conquête de l’espace, les Américains ont démontré de façon évidente leur désir de repousser les limites. Mais ce qu’on risque de ne pas percevoir est que ce désir de repousser les frontières ne correspond pas, au contraire, à un désir d’abolir les frontières. Les exemples historiques de ce fait sont nombreux. L’union des colonies américaines, après la guerre d’Indépendance, en est un excellent exemple : pour plusieurs, le meilleur argument pour atténuer les frontières entre les 13 colonies de la côte atlantique était la nécessité de créer une frontière commune afin de faire front à une agression éventuelle en provenance de l’Europe77. Suivit la doctrine Munroe78 en politique extérieure, adoptée dès le début du XIXe siècle, qui est selon moi le meilleur exemple de la duplicité du concept de frontière dans la psyché américaine
: l’ouverture des Américains aux autres pays du Nouveau Monde se fit sur le mode de la création d’une frontière psychologique entre le Nouveau Monde et l’Ancien, doublé d’une affirmation expansioniste selon laquelle les frontières du Nouveau Monde étaient aussi, en un sens, celles des États-Unis. L’identité américaine est un comble de paradoxe : elle offre le spectacle unique d’une ethnie par essence moderne, bien qu’il y ait une tension constitutive entre ethnicisme et modernité. L’identité américaine est un cas d’espèce dans lequel certains particularismes historiques permettent d’oblitérer cette tension. Ayant une certaine version des valeurs modernes inscrite dans ses « gènes », l’individu américain et sa société peuvent se tourner résolument vers l’avenir tout en étant fidèles à leur passé, et
donc sans faire l’expérience du terrible déracinement et de la désorientation du sens moral et culturel si congénitaux au processus de modernisation partout ailleurs. Les caractéristiques particulières à l’identité américaine permettent aux Américains d’être tantôt les plus modernes des hommes, tantôt les plus conservateurs des Occidentaux, le tout sans causer chez eux de grands tourments existentiels. Il s’agit, on le voit bien, d’une formule identitaire déroutante pour qui l’observe de l’extérieur et on ne doit pas se surprendre si l’Amérique est si peu comprise par les non-Américains. La plus grande méprise au sujet de l’Amérique serait d’ailleurs de croire qu’elle nous offre un modèle que nous pouvons suivre. Je ne veux pas porter par là un jugement sur les valeurs prépondérantes dans le discours et les institutions américains, mais plutôt suggérer que ces derniers sont le fruit d’une expérience historique particulière, et donc, par définition, inexportable vers d’autres sociétés. L’aisance en modernité que procure aux Américains leur identité livre forcément une leçon ambiguë à qui l’assimile de l’extérieur : cette aisance, en effet, invite au déracinement consumériste tout en offrant un modèle d’ethnicité authentiquement assumé. Le phénomène auquel on réfère par les termes « américanisme » et « américanisation » ne correspond donc pas à ce qu’il convient d’appeler l’américanité, c’est-à-dire l’identité américaine79. En consentant à la perte de soi dans l’américanisme, on ne peut pas, en conséquence, s’attendre d’emblée à être dédommagé par l’acquisition d’une identité nouvelle dont la société américaine nous offrirait par avance le modèle. Il n’est rien de plus étranger à un grand peuple affirmant et réaffirmant sans cesse sa valeur en face du monde que de chercher à l’imiter. L’américanité étant destinée à demeurer le privilège des Américains, il reste aux autres à faire leurs compromis divers afin d’ajuster leur identité au rouleau compresseur et libérateur de la modernité.
Frédéric Têtu
NOTES
74. Alfredo G.A. Valladao, Le XXIe siècle sera américain, cité par Mario Roy, Pour en finir une fois pour toute avec l’antiaméricanisme (Montréal, Boréal, 1993, p. 77), et par Richard Martineau, Le buffet (coécrit avec Jacques Godbout, Montréal, Boréal, 1998, p. 47).
75. C’est pour s’assurer de conserver leur distance par rapport à la société blanche dominante que plusieurs Noirs américains ont adopté l’Islam comme religion.
En rejetant le christianisme afin de se placer volontairement en marge de la société américaine, ces Noirs ont manifesté à quel point la religion en général, et le christianisme en particulier, sont au coeur du « système » américain.
76. J’inclus ici le réseau PBS, dont la célèbre émission d’affaires publiques The Newshour with Jim Lehrer ne fournit aucune information internationale, sauf si les Américains sont directement impliqués ou si le caractère sensationel de l’affaire lui donne l’allure d’un incontournable fait divers (ex. : la mort de la princesse). L’autre grande émission d’affaires publiques de PBS, The McLaughlin Group, a le même défaut.
77. Sur ce point, voir les fameux Federalist Papers, dont les huit premiers traitent de cette question.
78. En gros, cette doctrine énonce que, face aux puissances européennes (et plus tard face à l’URSS), les États-Unis doivent réclamer que les trois Amériques sont leur zone d’influence particulière et qu’ils ont le droit d’y intervenir chaque fois que leurs intérêts risquent d’être compromis. Cette doctrine est encore appliquée aujourd’hui, comme on a pu le constater avec l’invasion de Panama, les grands efforts diplomatiques pour ramener le président Aristide à Port-au-Prince, ainsi que par la hargne des Américains à l’endroit de Fidel Castro. Pour ce qui est du Canada, rappelons l’invasion avortée de 1812.
79. Je renonce ici, faute d’espace, à distinguer entre américanité et « étatsunianité »et me contenterai de suggérer qu’il nous faille être prêts à envisager la possibilité que nous soyons, nous les Québécois, aussi différents, et peut-être même plus différents, des Américains que nous ne le sommes des Français et des autres Européens. Notre attachement à la sociale-démocratie, par exemple, me semble supporter cette suggestion.