Les deux textes que nous proposons ici sont des versions modifiées de deux communications qui furent présentées dans le cadre du Congrès de l’ACFAS 1999 qui s’est tenu du 10 au 14 mai à l’Université d’Ottawa. Jean Larose et Jean Pichette avaient alors été invités par Marie-Blanche Tahon à prendre la parole dans une session portant le titre de “ Générations d’intellectuels ”. Avec un tel titre, on se serait attendu à ce que les deux auteurs jettent un regard rétrospectif sur l’histoire des intellectuels québécois afin de préciser les contours de leur lieu générationnel. Ils évitèrent toutefois cet exercice, préférant se concentrer sur la tâche plus pressante de réfléchir sur l’engagement de l’intellectuel dans le monde actuel. À bien y penser, cette réflexion tournée vers le présent s’inscrit dans l’ordre des choses. Alors que l’histoire qui se déroule devant nos yeux exigerait un effort accru de réflexion pour lui attribuer un sens, les intellectuels semblent plus que jamais dépourvus des moyens de penser le réel dans toute sa complexité.
Beaucoup d’entre eux, effrayés par cette tâche et paralysés par la “ fonctionnarisation ” croissante de la pensée, se sont retirés de la sphère publique, trouvant à bon compte la paix de l’esprit dans la position de l’observateur lointain. Les dérives propres au système universitaire ne sont d’ailleurs pas étrangères à cette nouvelle donne. En transplantant en leur sein les lois du marché et en faisant du savoir une marchandise comme les autres, les universités ont contribué depuis une vingtaine d’années à l’abandon de la scène publique par les intellectuels. Sous la pression de ce nouveau marché du savoir, la figure de l’intellectuel critique et engagé a été remplacée par celle du technocrate de la pensée qui est tout à la fois un gestionnaire habile d’un capital intellectuel et un promoteur avisé de sa spécialité. Il serait cependant trop facile et réconfortant de rejeter le blâme sur les seules structures. La démission des intellectuels a aussi une origine plus profonde. Le repli hors de la sphère publique s’explique par la difficulté à définir une pensée du changement social qui ne se laisse pas réduire à une pure résistance morale face aux violations des droits humains. Tous s’entendent sur le minimum, car personne ne tient à parler du maximum. Ainsi, l’intellectuel se retrouve dans la même position que le citoyen qui assiste avec inquiétude à l’extension et à la consolidation d’un vaste système de pouvoir économique, politique et social, sans pouvoir envisager clairement une solution alternative à ce dernier. Abandonnant sa fonction critique, l’intellectuel devient un expert de l’ingénierie sociale qui refuse de réfléchir ou de prendre position sur les fins ultimes de la machinerie sociale.
Pourtant, certains d’entre eux se laissent encore déranger par le semblant d’ordre qui s’installe ou par la marche souvent chaotique des événements. Nos deux auteurs font partie de cette catégorie. Dans leur texte, ils ne se contentent pas de réfléchir sur le rôle de l’intellectuel, mais ils prennent position. Si Jean Larose fouille ainsi la conscience occidentale afin de conférer une intelligibilité à la Guerre du Kosovo, Jean Pichette, de son côté, essaie de mettre à nu les contradictions d’un monde qui croit les avoir triomphalement toutes dépassées. Parce qu’ils expriment une pensée cherchant à se libérer des lieux communs, ces deux textes ne sont pas toujours de lecture facile. Les auteurs nous invitent ainsi à fournir un effort supplémentaire pour accompagner leur propre effort de pensée. La forme de l’essai de Jean Larose, sur deux colonnes, risque aussi de surprendre. L’essayiste a tenu à cette présentation. En fait, comme il l’explique lui-même d’emblée, il soumet ici deux versions différentes d’une conférence qu’il a présentée le même jour. Reste au lecteur attentif à discerner l’intention poursuivie par l’auteur dans cette présentation modulaire. Le texte de Pichette recèle des difficultés d’une autre nature. Il résiste à une saisie immédiate. Plusieurs lectures sont nécessaires pour en dévoiler la dialectique serrée. Mais encore là, le lecteur patient sera récompensé de son effort comme nous le fûmes nous-mêmes.
Daniel Tanguay