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Présentation du dossier autour d'un livre: Un supplément d'âme de Jean-Philippe Warren

Un texte de Daniel Jacques
Dossier : Autour d'un livre: Un supplément d'âme. Les intentions primordiales de Fernand Dumont, de Jean-Philippe Warren
Thèmes : Politique, Revue d'idées, Philosophie
Numéro : vol. 2 no. 1 Automne 1999 - Hiver 2000

Jean-Philippe Warren, Un supplément d'âme, Presses de l'Université Laval, Sainte-Foy, 1998.


Présentation du dossier

L'héritage de Fernand Dumont ?

 

Qu'en est-il de l'héritage intellectuel de Fernand Dumont aujourd'hui ? Nous avons choisi d'amorcer la discussion sur cette question capitale par l'examen du livre de Jean-Philippe Warren. Il importe de faire retour sur l'œuvre du grand sociologue en raison de son importance dans l'histoire intellectuelle du Québec contemporain. Dumont — plus que tout autre peut-être — a contribué à définir un récit collectif pour une majorité de Québécois. Il s'agit, par conséquent, de prendre la mesure d'une œuvre vaste et singulière, mais aussi d'estimer, par ce biais, la vérité de ce qu'il faut bien encore appeler la Révolution tranquille.

La manière dont une œuvre est reçue, son “ travail dans l'histoire ” pour reprendre la belle expression de Claude Lefort, témoigne de l'évolution de la société elle-même. En faisant retour sur l'œuvre de Dumont, il nous est donné de saisir certaines transformations de la conscience historique des Québécois. Cette discussion sur une étude destinée à n'être, au départ, qu'un mémoire, rassemble autour d'un même objet trois générations d'interprètes, l'auteur étant le plus jeune d'entre eux. Il s'agit de confronter des sensibilités intellectuelles différentes autour d'un même héritage.

Pourquoi l'ouvrage de Warren suscite-t-il la controverse? Qu'y a-t-il dans ce livre sur la genèse de la pensée de Dumont qui justifie qu'on puisse le considérer comme “ inutile et dangereux ”? Il y a lieu de s'étonner puisque tous les collaborateurs de ce dossier partagent une même admiration pour Fernand Dumont et s'accordent à reconnaître en lui, si ce n'est le plus grand intellectuel québécois, à tout le moins l'un des plus importants. Sur la base d'une telle allégeance, on se serait attendu à découvrir un consensus permettant de circonscrire la signification essentielle de ce qui est célébré. La lecture des commentaires suscités par l'ouvrage de Warren démontre tout le contraire. Au-delà de l'admiration partagée, il n'y a que divergence sur la valeur de vérité de l'œuvre de Dumont.

Jean-Philippe Warren se propose, dans son ouvrage, de restituer les intentions premières de Dumont, ce qu'il nomme lui-même le “ noyau dur ” de sa pensée. Il s'agit de montrer comment l'ensemble de ses écrits procède d'intuitions initiales qui sont demeurées, pour l'essentiel, inchangées par la suite. L'œuvre du philosophe — pour paraphraser Nietzsche — ne constituerait ici que le déploiement d'une résolution initiale, d'une certaine posture d'attention au monde. Il y aurait à l'origine de l'œuvre une disposition de l'âme, laissée inchangée par le travail du temps, qui insufflerait à l'ensemble de la pensée de Dumont sa consistance et sa direction propres. Afin de délimiter ce noyau de sensibilité, il faudrait — c'est la suggestion faite par l'auteur — revenir aux origines de l'homme : c'est-à-dire, quant à l'essentiel, à ce que Warren appelle le “ drame de Montmorency ”. Toute la pensée ultérieure de Dumont serait présente — pour qui sait entrevoir ses premières amorces sous le langage maladroit de l'intellectuel naissant — dans l'expérience de l'exil qui a conduit le jeune Dumont de la chaleur de la communauté familiale à la froide société des hommes.

Les critiques les plus sévères de l'interprétation proposée par Warren, parmi lesquels se trouvent Nicole Gagnon et Danièle Letocha, estiment qu'une telle lecture non seulement ne rend pas justice à l'œuvre de Dumont, mais davantage encore la prive de sa signification la plus essentielle. Une telle généalogie rend le savoir tributaire de l'expérience, soumet le travail de la raison aux impératifs du sentiment et, enfin, fait reposer entièrement la volonté de dire l'universel sur la singularité de la personne. Comment expliquer l'universalité de l'entreprise dumontienne en ne prenant appui que sur ce qu'il y a de plus contingent dans l'existence de son auteur? Nous serions en présence d'une “ herméneutique romantique ” opérant une réduction de la pensée théorique aux dimensions psychologiques les plus banales de notre être. En réduisant le penseur à l'homme, c'est la vérité même de l'œuvre qui est atteinte, voire radicalement amoindrie. “ Il en va ici, conclut Serge Cantin, de la valeur de vérité de l'œuvre de Dumont, de son universalité herméneutique, par-delà son ancrage historique et les conditions particulières, idiosyncratiques sociales ou générationnelles, de son élaboration comme de sa réception. ” Si la parole de Dumont n'est, en définitive, que celle d'un fils d'ouvrier, élevé dans la religion catholique telle qu'on la pratiquait dans le Canada français d'après-guerre, il y a fort à parier que celle-ci n'ait qu'une portée bien limitée et que son sens s'abolisse au passage du temps. Sur cette question, Gagnon résume son jugement : “ Je flaire tout autre chose chez Warren : le désir d'arraisonner Dumont pour le retourner à ses origines, d'où il ne nous concerne plus qu'au titre d'ancêtre à culte. ” En reconduisant l'œuvre à ses origines, en rivant la parole du penseur à la contingence de sa personne, on priverait l'une et l'autre de toute universalité. Si Warren a raison, estiment ses critiques, l'œuvre de Dumont serait sans valeur pour l'humanité, tout au plus témoignerait-elle d'une histoire anecdotique.

À chacun de juger — en retournant d'abord aux textes de Dumont — du mérite de ces interprétations. Il faut reconnaître cependant que ce débat sur l'héritage de Dumont nous conduit finalement vers un plus vaste questionnement. En effet, on ne saurait trancher la question sans examiner plus à fond les rapports qui unissent le savoir à l'expérience. Warren laisse à penser que la raison déploie les virtualités définies par la vie et qu'il n'est de réflexion que dans l'approfondissement de ces singularités qui nous font être au monde. Ses critiques, en revanche, semblent croire que la raison permet un dépassement de soi et que chacun possède la liberté de s'arracher à la partialité de son lieu d'origine afin d'accéder à plus d'universalité, voire plus d'humanité. “ L'esprit rompt d'abord avec le vécu, écrit Letocha, et transforme en impératif la fracture au prix de laquelle il accède à l'émancipation et à l'objectivité. ” Si ces remarques ont un sens et s'il est vrai que les opinions des participants à ce débat représentent — au moins partiellement — l'esprit de leur génération respective, on pourrait alors être tenté de conclure qu'il y a, chez la génération montante, une méfiance grandissante à l'égard de la raison.

Enfin, il faudrait souligner ce qui semble un apport majeur du débat suscité par l'ouvrage de Warren. Sous l'influence d'une lecture, devenue impériale ensuite, un certain regard sur la religion s'est imposé durant la Révolution tranquille. Réfléchir sur l'œuvre de Dumont nous oblige à considérer à nouveaux frais la place de la religion catholique dans la genèse de notre modernité. Warren souligne à grands traits l'influence du personnalisme chrétien sur la pensée de Dumont; davantage, il n'hésite pas à inscrire celle-ci, dans sa permanence la plus profonde, à l'intérieur de cette tradition. Dans cette perspective, le catholicisme de Dumont constitue la condition de sa réflexion sur l'homme. Loin de fermer le regard du savant, la foi aurait favorisé ici une disponibilité nécessaire à toute compréhension véritable de l'homme. Si la vérité de l'œuvre de Dumont est ainsi suspendue à une expérience de foi, certains pourraient en conclure qu'elle nous est devenue étrangère pour ce même motif. Sous l'apparente évidence de l'argument, on ne saurait préserver l'héritage scientifique contenu dans l'œuvre du sociologue qu'en déliant entièrement la part de la raison de celle de la foi. Ce que l'interprétation proposée par Warren met en question, c'est précisément la possibilité d'une telle séparation des lieux de pensée. “ En ce qui concerne ses intentions primordiales, écrit d'ailleurs celui-ci, il n'y a pas un Dumont poète dans un coin, dans un autre un Dumont théologien, dans un autre coin encore un Dumont économiste, sociologue ou historien. ” Sur un plan plus général, on est conduit à se demander si notre modernité, c'est-à-dire notre singulière appropriation du projet moderne, n'est pas redevable, dans certains de ses traits les plus essentiels, à notre histoire religieuse. Autrement dit, à l'instar du parcours personnel de Dumont, nous aurions à considérer le fait que notre inscription au sein de la modernité s'est accomplie à partir et selon les possibilités définies par une certaine sensibilité religieuse. Bien évidemment, il ne s'agit pas ici de chercher à clore un tel questionnement, tout au plus doit-on faire remarquer que l'un des mérites du livre de Jean-Philippe Warren est de nous amener à réfléchir à ces questions essentielles à la lumière d'une vie consacrée à la pensée.



Daniel Jacques

 




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