Il n’est pas facile de chausser les bottes de Fernand Dumont. La densité de ses questions, la pluralité de ses appartenances et des registres que son écriture met en œuvre, appellent plus que de l’information et de l’enthousiasme chez qui prétend rendre raison de son entreprise intellectuelle, scientifique, poétique et spirituelle en un seul écrit où l’analyse n’occupe que cent soixante-trois pages. Il me paraît que le livre de M. Warren, rédigé à l’origine comme mémoire de maîtrise en sociologie à l’Université Laval, laisse voir dès le premier chapitre que l’auteur. n’a pas (encore) les moyens de son ambition herméneutique.
Si l’on reconnaît en Fernand Dumont l’un des intellectuels les plus lucides et féconds de l’après-guerre, alors ce livre paraît même inutile et dangereux. Inutile, d’abord, du fait qu’écrit avant la publication des mémoires de Dumont [1] qui nous renseignent sur son origine, sur ses intentions, sur ses maîtres, sur son travail autant que sur son entourage personnel, le livre de M. Warren a paru après et sans en tenir compte. Il y a des malchances qui rendent un manuscrit caduc. M. Warren et son éditeur n’ont apparemment pas vu quelles difficultés soulève le projet de vouloir exprimer mieux que Dumont lui-même l’intention prétendue unique et simple qui sous-tendrait l’ensemble de son corpus.
Non pas que l’on doive considérer Dumont comme un monstre sacré échappant à la critique. Ce serait ridicule. Le travail critique sur Dumont n’a fait que commencer avec la publication de l’ouvrage collectif de 1995 [2] parmi quelques autres textes. Il va de soi que les représentations que Dumont a données de sa vie intellectuelle sous le mode du témoignage ne peuvent pas tenir lieu de connaissance objective, fondée et démontrée. Elles appellent des investigations scientifiques. Les mémoires de Dumont ne remplacent donc pas le travail de M. Warren mais le travail critique sur les intentions de Dumont doit traverser la documentation primaire pour avoir un fondement crédible.
Livre dangereux ensuite, du fait que d’une part, les études sur le corpus dumontien sont rares, ce qui donne une importance relative à celle-ci, et que, d’autre part, je n’hésite pas à dire qu’on y trouve des erreurs majeures : erreurs de perspective, d’intention et d’interprétation. Je caractériserais les principaux malentendus en contestant que l’essentiel de la pensée de Dumont, son “ noyau dur ” intemporel, que l’auteur affirme avoir trouvé, se ramène à des sentiments romantiques et confus : la mauvaise conscience, la notion d’intention elle-même et son corrélat, la confession, enfin, le remords nostalgique.
Ce livre est un plaidoyer pour faire de Dumont un épigone d’Emmanuel Mounier. En fin de compte, il faudrait aussi comprendre Dumont comme un prophète (p.157). Conclusion superficielle et naïve en plus d’être fausse. Comme il est aberrant de soutenir que le corpus étudié se répète, que Dumont avait défini le “ noyau dur ” de sa pensée dès avant 1970 et qu’on peut voir opérer ses intuitions de base dès 1960 [3].
Regardons l’organisation de l’ouvrage. Il comporte cinq parties d’inégale longueur, encadrées par huit pages qui servent d’introduction sous le titre de “ La légende de l’œuvre : les intentions primordiales ” énonçant l’objet et la méthode, et par cinq pages de conclusion intitulées “ L’hiver de la mémoire ” sur lesquelles je reviendrai plus loin.
La première section, “ L’exil ” pose en principe chronologique, logique et épistémologique la “ brisure ” dont Dumont a très souvent parlé, celle qu’il a vécue en quittant un milieu ouvrier et une culture populaire pour accéder à la culture savante. M. Warren l’hypostasie en archè d’où se comprennent tout projet, tout énoncé, toute valeur, tout engagement, toute aspiration personnelle, poétique, scientifique et philosophique. Voilà le lieu de la révélation, la constante factuelle et normative qui donne à l’œuvre son sens intemporel. Ce choc originaire se placerait en position première et ultime.
Dans la seconde section, flottante et sombre, “ La mauvaise conscience ” , se trouve l’essentiel des mécanismes réducteurs auxquels l’auteur recourt constamment tout en dénonçant la légitimité de telles réductions. On reste saisi d’une pareille contradiction qui ne nous laisse, pour comprendre les intentions de Dumont, que le travestissement d’un modèle sentimental. Selon ce modèle, toute idée, tout concept et toute thèse remplissent une visée éthique et psychologisée. Warren propose (pp. 32-33) de comprendre l’opposition entre culture première et culture seconde chez Dumont comme une figure de l’opposition classique entre communauté et société que l’on trouve dans la typologie de Ferdinand Tönnies : “ Le passage de la culture populaire à la culture des humanités recoupe chez Dumont le passage de la communauté à la société. ” (p. 33)
Sous le titre de “ L’empirisme de l’École de Laval ”, l’auteur donne en troisième partie un texte de facture narrative et documentaire qui traite de la formation de Dumont. Voilà un fort intéressant morceau de mémoire de maîtrise où la recherche se donne une base objective claire. Après cinquante pages de flottement sur des humeurs et des états d’âme putatifs de Dumont, nous voici dans un autre discours qui n’est pas la suite logique des deux précédents puisqu’il s’agit de la description d’un milieu social [4] et institutionnel précis, daté, quantifié. L’auteur rappelle l’importance du courant empiriste de Chicago tel que reçu à Laval, le rôle de Jean-Charles Falardeau et celui de Everett C. Hughes, la fondation de la revue Recherches sociographiques en 1960, etc. Un éventail de faits étant fourni, le lecteur peut juger de l’interprétation et en proposer une autre s’il l’estime nécessaire. Ce chapitre cite à la barre des témoins d’autres auteurs. Dumont se profile sur un horizon historique.
L’apport le plus nouveau, c’est que M. Warren détaille avec soin et beaucoup de justesse les très nombreux articles signés par Dumont pour la presse étudiante. Ce sont là des pages qui constituent un apport très important pour les recherches futures. Et pour qui conteste l’interprétation qui en est faite dans l’économie générale de l’ouvrage, ces données gardent leurs qualités de clarté et de précision. C’est une bonne reconstitution du climat de la fin des années quarante qu’on peint trop souvent comme passif et soumis.
On passe ensuite à la quatrième section sur “ La parole ” qui se veut philosophique et poétique. Manifestement M. Warren ne montre pas ici la même pénétration ni le même talent. Le discours retourne à une métaphysique lourde, obscure et souvent vide. Retour à la réduction psychologique également : “ Dumont n’essaie jamais d’exprimer par ses essais scientifiques et ses livres poétiques qu’un “petit cercle”, un silence, le silence de son peuple et de son père. ” (p.94) Un parti pris intimiste nous avait déjà avertis que Dumont était “ fils de son père ” plus que “ fils de son temps ”. Mais que signifient de tels propos? C’est là une lecture vraiment décisive. En effet, si Dumont n’a été que le penseur de la Révolution tranquille et l’idéologue de notre deuil (tardif) de la société traditionnelle, alors son rôle est terminé. On peut le balancer au compte des profits et pertes anecdotiques du XXe siècle et passer à autre chose. Pour ma part, je trouve inacceptable et incongru ce thème d’une science-prétexte dumontienne ultimement subordonnée à des règlements de compte avec lui-même. Science et philosophie thérapeutiques. C’est l’un des aspects les plus embarrassants de ce livre. Je le comprends comme un appauvrissement de perspective, une perte d’horizon correspondant à la terreur politically correct des années quatre-vingt-dix au Québec. Ce faux continuisme entre le moi existentiel et le moi épistémique, le second réglant subrepticement le contentieux du premier sous couvert d’universel, est véritablement étranger à la pensée de Dumont.
On n’a à peu près pas de dates, de lieux, de noms sur la jeunesse de Dumont, mais qu’importe, la méthodologie de l’intime conviction conduit l’auteur à la vérité profonde : “ Et ainsi, à retracer comme nous venons de le faire, l’itinéraire biographique de Fernand Dumont, nous aurions moins refait le chemin de son existence que trouvé d’une certaine manière le point de départ de sa plus abstraite pensée. ” Non. Il n’en est rien. Cela est une impossibilité radicale, car l’anthropologie n’est pas fondée dans le champ de la psychologie ni dans celui de l’éthique. Dumont construit librement les questions de son anthropologie culturelle et politique sur les fondements intellectuels qu’il s’est donnés. Ni lui, ni Riopelle, ni Perrault, ni Miron, ni Marcel Rioux, ni les esprits structurés en général, ne travaillent sous l’empire d’une nostalgie/angoisse d’ordre éthique et personnel. L’esprit rompt d’abord avec le vécu et transforme en impératif de pensée la fracture au prix de laquelle il accède à l’émancipation et à l’objectivité. Ce sont là des valeurs que Dumont a cultivées comme de précieuses conquêtes de la modernité.
Il s’agit du deuil des solidarités élémentaires plutôt que de culpabilité morale et sentimentale. Or, dans le livre de M. Warren, qui estime avoir tout saisi des intuitions intellectuelles dumontiennes en cent soixante-trois pages, l’anthropologie apparaît au détour d’une citation (p.119); la question du rationalisme moderne est simplement nommée, sans commentaires, plus loin (p.132).
Il me semble que l’on ne peut pas caricaturer une pensée de cette envergure forte et ample sans risquer que les critiques se fassent dures. Le Dumont de la maturité (après 1968) n’est pas le Mounier du Québec. C’est un philosophe de la stature de Paul Ricœur, mais pour qui le souci du moi est encore plus fortement inscrit dans des médiations de tous ordres. Les questions du théoricien Dumont portent non pas sur ses états d’âme privés mais sur les rapports problématiques entre le registre empirique et le registre symbolique, sur la perte de l’épaisseur fondatrice de la tradition, perte induite par le choix d’une configuration particulière de la rationalité moderne où il se reconnaît également. Ce tragique-là est d’une autre trempe que le drame présenté par M. Warren. Il s’attache à l’avenir de la raison en Occident, et dans l’espace public du débat. Tout au contraire, pour l’auteur, il s’agit de répéter qu’à toutes les instances de la démarche de Dumont, l’ “ intention ” [5] demeure personnelle, biographique, éthique. La science doit réconcilier symboliquement Dumont avec son milieu d’origine existentiellement perdu, avec les anciennes expériences de mépris, d’envie, de honte (p.103) et de rancune (p.104).
La cinquième et dernière partie du livre, intitulée “ Le personnalisme de Fernand Dumont ” occupe quarante pages. On voit clairement comment les sections I, II et IV se résolvent ici dans le portrait de l’intellectuel chrétien, personnaliste et engagé dans le sillage de la doctrine d’Emmanuel Mounier, telle qu’elle se concevait au tournant des années cinquante : l’image des catholiques français de gauche, progressistes et généreux, critiques des catholiques de droite. Dumont aurait trouvé là une solution à ses dilemmes éthiques personnels : Warren rappelle qu’au début de la Révolution tranquille, ce milieu chrétien était convaincu que le premier devoir de l’intellectuel était de faire entendre sans cesse la protestation du pauvre, comme en témoignent des articles de Dumont (p.93). L’auteur fige le jeune sociologue dans ce rôle pour la suite des temps : “ Il aura fait siens la double culture et l’espoir du personnalisme : critique du capitalisme et de l’individualisme bourgeois, critique des tyrannies collectives, espoir d’une société où pourraient enfin s’épanouir les valeurs chrétiennes et se libérer la recherche de l’Etre qui les fonde en définitive. ” (p.121) On voit encore une fois à l’œuvre la thèse continuiste de M. Warren : valeurs et savoir se situent sur le même axe; la foi les prolonge et les achève comme le suprême degré d’une même vérité. Faut-il croire que, toute sa vie, Dumont est resté cet étudiant jéciste, au sens où ses “ intentions ” n’auraient pas varié? Les livres de Dumont ne permettent pas de le penser. Ils montrent une entreprise théorique engagée dans une enquête dialectique, à plusieurs volets profanes qui se soutiennent entièrement sans référence à la foi religieuse.
Néanmoins ce chapitre a un mérite certain dans ses sous-sections III et IV car il explore comment la théorie de la culture du Lieu de l’homme, qui s’élabore (entre autres) en parallèle avec la réflexion de Dumont sur les œuvres philosophiques de Marx, produit une véritable théorie de l’humain comme foyer de médiations (pp.133 à 154). Voilà d’autres pages intéressantes même si elles ne sont pas tout à fait neuves. Et jusqu’à la fin, le lecteur continue d’être poursuivi par l’archè du “ drame de Montmorency ” (p.133) qui permet de tout comprendre... : lieu fondateur et paradigme, crise que Dumont aurait réitérée, mimée, transposée, explorée et symboliquement surmontée dans le salut de l’utopie.
Les quelques pages finales ne concluent pas. Retour sur la brisure/blessure pour la banaliser enfin en un fait partout généré par la culture moderne. On s’en doutait. La question se trouve alors élargie à la jeune génération des intellectuels québécois des années quarante et cinquante, et à leurs dilemmes. Cette pseudo-conclusion me fait reconduire mes objections de fond. Elle retombe dans le psychologisme en caractérisant la dite génération par le sentiment d’une certaine illégitimité et du remords d’avoir abandonné la tradition au nom de la Raison et de l’universel. Sur cette voie, nous n’apprendrons jamais pourquoi ni comment sont nées des œuvres théoriques détachées des circonstances, transcendant les situations affectives et portant chacune une problématique conceptuelle autonome qui assume à un autre niveau une tradition savante.
Dumont est un penseur. À lire le Dumont philosophe en le prenant au mot, le lecteur s’engage dans l’espace discursif que son discours occupe. Il mesure l’exactitude, la justesse et la puissance de résolution de son argumentation théorique et de l’éclairage explicatif inédit qu’il apporte. Bref, la pensée de Dumont se comprend d’abord par une autre pensée en action qui va à sa rencontre et réussit ou non l’arrimage discursif avec elle. Ce n’est pas affaire de catégories telles que le remords, la détresse, la débâcle, le tumulte, l’espérance, etc. qui dominent les deux dernières pages du livre. C’est-à-dire que montrer le contexte, étudier les attitudes ne sauraient dispenser d’étudier le contenu pour lui-même. Je demande : en matière de “ noyau dur ”, où donc sont articulés les rapports théoriques entre les axiomatiques évolutives de Dumont et les doctrines de Marx, de Weber, de Durkheim, de Bergson, de Blondel, de Bachelard, d’Aron et d’Ellul, par exemple? Comment les emprunts et objections se sont-ils transformés dans son écriture? Où Dumont se situait-il dans les rivalités entre l’École sociale de Montréal (les Jésuites autour de Relations) et l’École de Laval (les Dominicains autour de Recherches sociographiques dont il est question dans le chapitre trois)? Je voudrais savoir quels sont les rapports entre les savoirs et les témoignages dans ce vaste corpus : étaient-ils les mêmes en 1997 qu’en 1968? De même, à travers la durée, comment évoluent les rapports entre les divers savoirs plus ou moins chevauchants dans le discours dumontien? Problème : s’il était vrai que pour lui, le mode du savoir était seulement un pis-aller pour qui a perdu le contact avec l’expérience directe, alors pourquoi le croyant authentique qu’il était a-t-il choisi de rompre avec l’immédiateté de sa foi pour se faire théologien, et ceci à plusieurs moments de son itinéraire, alors qu’il n’allait pas en faire profession? C’est que Dumont tient à la clarté et à la liberté qu’apporte la théorie considérée pour elle-même. “ J’ai tenté, répète l’auteur en terminant, de cerner dans cet essai les intentions primordiales de l’intellectuel... ” Mais il ne l’a guère tenté, à mon jugement.
De mon point de vue qui n’est pas principalement sociologique, ce livre appelle un jugement très sévère à cause du propos autant que de la méthode. Revenons aux pages qui tiennent lieu d’introduction. Quelle question gouverne l’enquête? C’est une question romantique sur le repérage des clefs, du code ou de la “ légende ” de l’œuvre. Ce code secret dévoile une intention issue de la dramatique sous-jacente à la vie de l’écrivain. Sans la connaissance de l’intention, l’œuvre reste mystérieuse et obscure (p.13). On l’a vu, l’intention commande l’organisation de l’œuvre entier. Or, selon M. Warren, intention et conceptualisation se situent dans un même plan, la seconde prolongeant la première. Il faut donc croire que la vérité de la théorie se trouve dans son intention, c’est-à-dire que la vérité de l’abstraction se trouve dans le concret primordial. Selon cette logique, le dernier mot d’un corpus est toujours une confession : “ L’authentique réflexion philosophique procède pour Dumont de l’imagination(...). La découverte ne se déduit pas abstraitement, elle attend pour preuve l’impression d’un je-ne-sais-quoi qui se trouve dans l’introspection d’une imagination singulière. ” (p.32)
Dumont n’a jamais souscrit à une pareille vue. C’est autre chose, en effet, de reconnaître que la vérité de vérification, conquise de haute lutte par la raison, n’est pas en son fond indifférente à la vérité de pertinence qui engage le chercheur. Les mémoires de Dumont montrent une constante forte et c’est la construction d’une épistémologie des sciences humaines. Il a lui-même choisi le régime épistémologique de la séparation des versants de l’esprit. Ne s’est-il pas approprié la discipline stricte de Bachelard exigeant que le régime de l’image et celui du concept, parce qu’hétérogènes, travaillent à part [6]. Dumont sait que le concept n’est pas l’épure de l’image et jamais il ne mêle discours poétique et discours scientifique, tout en sachant que cette séparation est un idéal de la raison plutôt qu’un fait et que “ nos vérités d’intellectuels ne sont pas pures, fussent-elles étroitement fidèles aux critères méthodologiques les plus stricts [7]. ”
On pourra se scandaliser, et à bon droit, de trouver dans le livre de M.Warren que la saisie de l’intention qui doit éclairer l’œuvre entier de Dumont ne coïncide avec aucune règle d’objectivité, aucun contrôle documentaire. On en croit à peine ses yeux lorsqu’on lit: “ Mais qu’importe la vérité avérée de la rupture [entre village et ville]... ” (p.28). Une rupture fictive fera aussi bien l’affaire, semble-t-il. Point de science, alors. Sauf pour l’histoire institutionnelle, dans la section centrale, nous ne sommes pas en sociologie. Serions-nous en (mauvaise) philosophie? Quels sont les critères argumentatifs de cette herméneutique? Plutôt arbitraires, car “ ...il importerait peu que Fernand Dumont se reconnaisse dans ce livre, pourvu que j’y retrouve avec d’autres un certain sens de l’histoire, serait-il bien différent de celui qu’on nous lègue. ” (p.15). Ainsi, M. Warren va nous faire comprendre Dumont en dépit de Dumont lui-même. Voilà qui m’a paru paresseux et prétentieux. Ce mépris du fait et de l’attestation culmine dans une déclaration quasi autistique selon laquelle “ sans rien expliquer, l’herméneutique se fait fort de comprendre. ” (p. 10).
Eh bien, de toute évidence, elle n’a pas tout compris chez Dumont, et surtout pas cette dialectique en spirale qui déplace toute la problématique à chaque remise en question. Dumont parle de ses constantes découvertes, conduisant à des révisions même tardives. Comment l’auteur peut-il prétendre avoir trouvé le noyau dur invariant de la pensée de Dumont dans le corpus d’avant 1970, alors que la notion absolument fondamentale de référence n’a pas encore reçu le traitement explicite qui n’apparaît qu’en 1993? Il faut qu’il extrapole à des thèse implicites et à des conclusions en puissance, rétrospectivement aperçues. Comment entrer en discussion si ces affirmations de clairvoyance ne me convainquent pas? Et que faire, en outre, si l’on est convaincu comme je le suis, que l’axiomatique de M.Warren ne peut pas rendre raison de la magistrale anthropologie dumontienne, laquelle nous propose une conception originale, complexe et puissante des rapports entre le singulier et l’universel.
Je ne crois pas que l’auteur avait la compétence éprouvée requise par l’entreprise d’une herméneutique de Dumont. Peut-être est-il en train de l’acquérir. En attendant, je constate que d’autres poursuivent le projet anthropologique et épistémologique de Dumont, par où ils donnent un démenti au jugement de M. Warren [8]. Enfin, comme j’avais tenu à ce que Dumont se reconnût dans ce que j’ai écrit sur ses textes, de même, il m’importerait beaucoup que M. Warren reconnaisse son livre dans mon compte-rendu.
Danièle Letocha
NOTES
[1] Récit d’une émigration: mémoires, Montréal, Boréal, 1997, 268 p.
[2] Cf. Langlois, Simon, et Martin, Yves, dir., L’horizon de la culture. Hommage à Fernand Dumont, Québec, Presses de l’Université Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, 1995.
[3] “ En ce qui concerne son système théorique, la partie est jouée dès la fin des années 1960. ” p. 12.
[4] Ici, le commentaire de l’auteur rectifie et complète le témoignage de Dumont sur la fixité close de la société traditionnelle québécoise. On y apprend que la main-d’œuvre canadienne-française des années vingt se déplaçait et que le père de Dumont avait travaillé sur le chantiers de réparation du canal Welland ainsi qu’à la construction de la voie ferrée de l’Abitibi avant de se fixer en Abitibi (p. 51).
[5] Intention, notion plus floue et indéfinie que celle d’enjeu. Alors que l’enjeu doit être défini explicitement, l’intention se fond dans le trait de caractère et dans les idiosyncrasies.
[6] On lit dans Récit d’une émigration, p. 233: “ D’emblée la science s’insurge contre le sens commun des choses pour leur substituer le savoir ”, ce qui reprend le début de La formation de l’esprit scientifique de Bachelard, sur la nécessité de casser l’intention première.
[7] Ibid., p. 171.
[8] “ Si Dumont n’a pas fait école… ”(p. 14). Qu’on me permette de mentionner au moins quelques noms: F. Harvey, C. Savary, N. Gagnon, S. Cantin, M. Cambron, etc. et je me réclame l’honneur de figurer sur cette liste.