D'entrée de jeu, dans une note, Jean-Philippe Warren prend soin de nous prévenir que son livre sur Fernand Dumont, bien qu'il paraisse après Récit d'une émigration (les mémoires posthumes de Dumont publiées chez Boréal en 1997), fut écrit avant.
Si le fait est à retenir, c'est surtout, je dirais, en raison de l'effet de redondance que la lecture d'Un supplément d'âme ne peut manquer de produire chez le lecteur de Récit d'une émigration. Je crains en effet que celui-ci n'apprenne rien de foncièrement nouveau sur les “ intentions primordiales de Fernand Dumont ”, instruit qu'il en aura été déjà, et de première main, par Dumont lui-même dans ses mémoires. Je m'empresse d'ajouter que cela n'enlève rien au mérite de Warren et à la valeur intrinsèque de son livre — lequel fut d'abord, on ne doit pas l'ignorer, un mémoire de maîtrise présenté au département de sociologie de l'Université Laval, là même où se déroula la carrière de Fernand Dumont. Reste que “ les avatars de l'édition ” jouent malencontreusement contre la réception de ce livre. Aussi n'est-ce pas trop exiger de celui qui s'attache à en rendre compte, non pas de faire comme s'il n'avait pas lu Récit d'une émigration — ce qui serait faux et artificiel —, mais plutôt comme si Un supplément d'âme avait été publié avant, ainsi qu'il aurait dû.
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À première vue, il semble que l'ouvrage porte sur les écrits de jeunesse de Fernand Dumont. Le sous-titre suggère le découpage d'une période déterminée et déterminante dans l'œuvre dumontienne, celle qui, débutant en 1947 avec les premiers articles de Dumont dans les revues étudiantes, et notamment dans La Nouvelle Abeille (le journal du Petit Séminaire de Québec dont Dumont deviendra le rédacteur en chef dès son entrée, tardive, dans cette vieille institution aujourd'hui menacée), se terminerait en 1970, date à laquelle “ les intentions primordiales ” de Dumont, repérables dès la fin des années quarante, auraient atteint, pour ainsi dire, à la pleine intelligence d'elles-mêmes. Le texte-témoin de cet achèvement serait, bien entendu, Le Lieu de l'homme, paru en 1968, et que Dumont lui-même reconnaîtra, dans ses mémoires, comme son livre le plus important, le plus fidèle à ce qu'il a voulu dire. Alors, se demandera-t-on, pourquoi ne pas clore la période en question en 1968, plutôt qu'en 1970 ? La réponse paraît renvoyer à ce que l'auteur appelle “ l'Écriture de l'époque, cette façon singulière qu'un auteur a de se représenter les mouvements d'opinion comme les événements de son temps ”(p.10). Si j'ai bien compris, Fernand Dumont représenterait, en tant qu'intellectuel, une sorte de figure emblématique d'une époque correspondant en gros aux années de l'après-guerre et de la Révolution tranquille, époque à laquelle (la chose demeure implicite chez l'auteur) la Crise d'Octobre serait venue mettre brutalement fin. En tout cas, selon lui : “ À partir des années 1970, au fur et à mesure que s'amoncelleront “les jours gris” et que s'essouffleront peu à peu ses premiers engagements, [les] textes [de Dumont] se feront plus amers jusqu'à crier haut et fort l'impression d'avoir été trahi par la révolution en cours. ”(p. 12) Je souligne en passant que Micheline Cambron a bien mis en évidence, dans son analyse du discours culturel québécois des années 1967-1976 (cf. Une société, un récit, Hexagone, 1989, p.183-186), ce caractère emblématique, ou paradigmatique, du discours dumontien dans Le Lieu de l'homme .
Toute périodisation d'une œuvre comme celle de Dumont a quelque chose d'un peu arbitraire. L'auteur en est du reste bien conscient, pour qui les textes de jeunesse (textes qu'il exhume et dissèque avec minutie) ne sont, à tout prendre, que prétexte à la mise au jour d'autre chose qu'il nomme le “ noyau dur ” de l'œuvre dumontienne, ou sa “ légende (legenda , ce qui doit être lu) ” : expressions qui renvoient non pas à un moment chronologique de l'œuvre mais à sa “ dramatique sous-jacente ”, selon une formule de Dumont que Warren tire d'un texte de 1974, donc postérieur à la période circonscrite. Le cas est d'ailleurs loin d'être unique, l'auteur se référant tout au long de son essai à bien d'autres textes des années soixante-dix et même au-delà; ce qui suggère qu'on ne pourrait se fier, du moins exclusivement, à la chronologie pour appréhender ce que l'auteur tend à assimiler à une “ rupture ” dans l'œuvre de Dumont (cf. p.12-13).
Y aurait-il donc, malgré tout, deux Dumont, comme on a pu dire par exemple qu'il y aurait deux Marx, celui de la jeunesse philosophique et celui de la maturité scientifique? Telle n'est pourtant pas l'opinion de Warren, qui insiste au contraire, et à juste titre, sur l'unité et la continuité remarquables de l'œuvre dumontienne (“ Je retrouve, dit-il, les ouvrages de la maturité sous presse à vingt ans; j'anticipe Le Lieu de l'homme dans quelque paragraphe obscur d'un article de jeunesse”, p. 13). Mais alors de quelle “ rupture ” s'agit-il, si elle n'est pas épistémologique? On aurait souhaité que l'auteur fût un peu plus précis sur cet aspect crucial de sa méthode “ herméneutique ” (dont, soit dit en passant, il ne définit guère l'origine et les règles). La rupture que Warren croit déceler dans l'œuvre de Dumont serait-elle l'expression d'un changement d'époque? Témoignerait-elle avant tout d'une rupture historico-politique au sein de la société québécoise — la fin de la Révolution tranquille? Le passage précité (p. 12) paraît aller dans ce sens. Et pourtant, en même temps, l'auteur se défend bien de vouloir historiciser le discours dumontien.
Plus judicieuse, et plus féconde aussi, m'apparaît être l'hypothèse d'une “ écriture de l'enfance ” qui composerait un contrepoint continu au discours savant de Dumont, empêchant celui-ci de se clore sur lui-même, le tourmentant sans cesse, l'obligeant en quelque sorte à rendre des comptes, à dire sa provenance et sa pertinence, à éprouver la légitimité de ses mobiles et de ses finalités. Dans les termes de Warren, Dumont “ a semé de nombreux indices qui permettent aujourd'hui de recomposer [...] le noyau dur de l'œuvre où se concentrent les mythes fondateurs de l'écrivain. Or, ajoute-t-il, ce noyau dur n'est pas seulement, n'est pas d'abord légué chez Dumont par l'Écriture de l'époque [...] Chez Dumont, la pensée la plus intellectuelle, les réflexions les plus abstraites, comme aussi les engagements les plus forts, appareillent toujours de l'enfance; du principe jusqu'à son terme, l'enfance convoie sa pensée. ”(p. 10-11)
En ce sens, il y aurait bel et bien deux Dumont, mais contemporains l'un de l'autre encore que vivant (pour reprendre une image dumontienne que je trouve dans Une Foi partagée ) sur deux étages distincts : l'un à l'étage d'en haut, celui de la science; l'autre dans le soubassement, là où, dit Dumont, “ dorment et éclatent les désirs, mûrissent et s'écrivent les mythes ”. Il y aurait, pour le dire plus prosaïquement, le Dumont de la “ culture première ”, qui se souvient avec nostalgie et veut, grâce à la poésie, garder mémoire de son enfance à Montmorency, et le Dumont de la “ culture seconde ”, l'intellectuel, le théoricien de la culture. Ou encore, en écho à Warren, il y aurait d'un côté le Dumont légendaire, ou ésotérique, qui pourtant “ n'a jamais cessé [...] de se confier au lecteur tout au long de sa carrière, d'entretenir avec lui presque une correspondance ”(p. 10) — et ce jusque et y compris dans la première partie du Récit d'une émigration. Et, de l'autre, le Dumont universitaire, ou exotérique, celui de la seconde partie du Récit d'une émigration, qui revisite son œuvre scientifique et dresse le bilan de sa carrière.
Assurément, ces deux Dumont n'en font qu'un seul, mais double, divisé à l'intérieur de lui-même, comme nous le sommes tous... Il n'empêche que c'est avant tout au premier, au Dumont légendaire qu'a choisi de s'intéresser Warren. Ce choix est tout à fait légitime; il peut même s'autoriser — et l'auteur ne se prive pas de cette caution — de Dumont lui-même : de ses confidences relatives à son “ exil ”, à sa “ mauvaise conscience ”, à son “ remords ”; de son insistance sur la portée théorique et épistémologique de sa propre expérience de déracinement culturel, sur le rôle constitutif que jouerait son “ traumatisme ” dans sa conception de “ la culture comme distance et mémoire ”. Sous ce rapport, on peut dire du Récit d'une émigration qu'il récapitule et met au premier plan un récit jusqu'alors diffus dans l'œuvre de Dumont, récit dont le mérite revient à Jean-Philippe Warren d'avoir le premier, avant Dumont lui-même, reconstitué la trame.
Cependant, aussi légitime et judicieux qu'il soit, le choix herméneutique de Warren comporte aussi, me semble-t-il, un inconvénient ou un danger, qui est peut-être la rançon obligée de toute herméneutique romantique, dès lors que le “ noyau dur ” qu'elle vise à atteindre dans une œuvre tend à se confondre avec la vie ou l'âme de son auteur. Un danger car elle risque ainsi de perdre de vue l'œuvre elle-même et la tâche de l'interpréter, de la comprendre à distance, et non pas seulement par affinité élective avec l'auteur. Il est vrai que la dimension autobiographique sous-jacente à l'œuvre de Dumont et la ferme volonté chez lui de rattacher sa propre spéculation, la plus abstraite, à son foyer d'origine le plus concret — à Montmorency —, compliquent singulièrement la tâche de l'interprète, dans la mesure même où elles la facilitent. Il nous faut peut-être commencer à admettre que l'auto-interprétation dumontienne pose un défi supplémentaire à l'interprétation de son œuvre, quitte, au bout du compte, après analyse, à devoir entériner cette auto-analyse. Or, en ne retenant de l'œuvre dumontienne pratiquement que les textes psychologisants et historicisants; en focalisant son attention sur la légende de l'œuvre, au détriment des grands textes théoriques (Le Lieu de l'homme, L'Anthropologie en l'absence de l'homme, etc.), l'herméneutique de Warren, sa répétition des “ intentions primordiales de Fernand Dumont ”, se trouve, a priori, incapable de répondre à un tel défi. Il en va ici de la valeur de vérité de l'œuvre de Fernand Dumont, de son universalité herméneutique, par-delà son ancrage historique et les conditions particulières, idiosyncratiques, sociales ou générationnelles, de son élaboration comme de sa réception. Warren a parfaitement raison, par exemple, d'affirmer que l'œuvre de Dumont “ est tributaire de l'esprit d'une époque ”: le Québec de la fin des années quarante et du début des années cinquante marqué par la prédominance intellectuelle du personnalisme. Comme Dumont viendra lui-même le confirmer dans ses mémoires, c'est bien chez son maître Emmanuel Mounier, et non du côté de Durkheim et de l'École française de sociologie, qu'il va puiser son inspiration anthropologique et éthique la plus décisive. Toutefois, la méthode que se donne l'auteur n'est pas vraiment en mesure d'éclairer ce que lui-même appelle (p. 118) “ l'horizon personnaliste ” de l'œuvre de Dumont, tant il est vrai que cet horizon “ n'est pas, selon les termes de Ricoeur, derrière le texte, comme le serait une intention cachée, mais devant lui, comme ce que l'œuvre déploie, découvre, révèle ” (Du texte à l'action, Seuil, 1986, p. 116). Comment l'horizon personnaliste se déploie-t-il, effectivement, dans les grands livres de Dumont, par exemple dans Le Lieu de l'homme ? Voilà ce qu'il aurait fallu montrer.
Mais je n'oublie pas qu'il s'agissait au départ d'un mémoire de maîtrise... Qui est devenu un beau livre, dont peut s'enorgueillir la sociologie québécoise. Qui plus est, un livre pionnier sur l'un des grands sociologues de notre temps, et notre plus grand penseur québécois. Quelles que soient les réserves exprimées, les études dumontiennes, qui n'en sont encore qu'à leurs débuts, seront toujours redevables à Jean-Philippe Warren d'avoir si soigneusement, si résolument mis en évidence “ les intentions primordiales ” de Fernand Dumont.
Serge Cantin