Pourquoi ce dossier rock maintenant? Parce que toute réflexion sur la musique à notre époque ne peut faire l’économie d’un passage par le rock et ses dérivés. Par conséquent, le même détour s’impose à toute exploration de la sensibilité des générations de la fin du XXe siècle — une des missions d’Argument.
Le rock semble partout. Qu’on s’oppose ou qu’on joigne l’Occident, c’est par et dans le rock que, depuis 10 ans, on manifeste. La chute du mur de Berlin, et l’ouverture à l’ouest, fut certes soulignée par l’Hymne à la joie. Mais aussi —surtout?— par les distorsions sonores des guitares électriques de Pink Floyd. Sur la place Rouge, qui n’avait connu, pendant 70 ans, que des défilés militaires, la fin de l’URSS a été préparée et accompagnée de grands concerts. Sur les places de Belgrade, le printemps dernier, les Serbes “rockèrent” leur opposition aux frappes “occidentales” de l’OTAN. Jusqu’à l’opéra, aujourd’hui, qui mime l’organisation de la culture rock : concerts massifs en plein air, notamment de ces trois ténors à la popularité mondiale n’ayant rien à envier aux Rolling Stones.
Phénomène immense, dominant, le rock est selon nous trop peu pensé. Mais quel rock? À l’heure du “gansta rap”, présenté ici par Chedly Belkhodja, n’est-il pas trop tard, voire ringard, pour se pencher sur cet objet dont on annonce la mort périodiquement depuis les années 60? Encore récemment, Lenny Kravitz y allait d’un constat de décès. Salman Rushdie écrivait pour sa part, en avril dernier, que la fibre révolutionnaire du rock semblait définitivement émoussée. [1] Le philosophe Marc Chabot exprime ici une sorte de désenchantement. Ce n’est pas l’opinion du musicien Pierre Thibault, qui soutient que le rock a toujours son potentiel d’émancipation, de résistance politique. Loin d’être l’expression d’un culte de la jouissance facile et du plaisir immédiat, une certaine forme de contre-pouvoir culturel y germerait.
Mort ou vif, le rock? Là n’est pourtant pas notre problématique. Le présent dossier ne vise pas non plus à établir une typologie exhaustive, et à la page, des musiques jeunes. Il valait mieux selon nous échapper aux distinctions byzantines, et toujours en retard d’une semaine, entre rock’n roll, rock, disco, hard rock, punk, underground, techno, new wave, funk, post-funk, heavy metal, trash metal, death metal, drum'n'bass, hip hop, trip hop, turbo-groove, etc.
Chose certaine, il y a, depuis au moins 50 ans, des musiques populaires, émanant de la jeunesse, produites pour les jeunes. Musiques qui n’adoucissent pas les moeurs, ayant maintenant leurs grands classiques, leurs idoles, leurs systèmes de production et de diffusion. Cultures de masse assurément, on les assimile parfois à un phénomène religieux. Culture? Les auteurs de ce dossier ne purent échapper à cette opposition lancinante entre rock et littérature, entre haute et basse culture. Le cœur de notre problématique n’était pas là non plus. De toute façon, le débat semble avoir évolué. Ce n’est plus d’un extérieur abstrait qu’on critique le rock, mais de l’intérieur. Gaétan Soucy a grandi dedans. Il connaît ses classiques. Marc Chabot est lui-même parolier. Autre surprise, c’est Pierre Thibault qui donne dans les distinctions hiérarchiques en définissant un rock noble — c’est-à-dire authentique et underground — et un bas rock, tombé en déchéance pour cause de mauvaises fréquentations médiatiques et commerciales.
Rock, funk, pop, rap? Cette constellation de types de musiques, en constante expansion, que certains sociologues tentent de cartographier, nous révèle, par son existence, un phénomène intéressant qui rejoint la question du sort de la culture à notre époque. Ces musiques incarnent, inventent, nourrissent l’identité des jeunes. N’y a-t-il pas là surinvestissement identitaire, existentiel? Vous verrez comment, dans ses manifestations extrêmes — on pense au “gangsta rap” —, la musique et les chansons se muent en un code serré de valeurs obligées destiné à un groupe bien déterminé.
Pierre Thibault indique une piste d’explication de cette importance démesurée. L’utilitarisme de nos écoles, conjugué au caractère aplatissant des médias, ne donnerait d’autres issues à la créativité inquiète des adolescents que ces musiques. Si “la musique classique est trop souvent, de nos jours, l’opium du citoyen honnête” [2], ne peut-on en dire autant, pour les jeunes, du rock? La question vaut la peine d’être posée.
Gaétan Soucy répond sans détour : oui, il prend trop, voire toute la place. Les musiques rock qui seraient, au sens de Thibault, exclues trop rapidement de la sphère de la culture, auraient, selon Soucy, des réflexes impérialistes. “We want the world and we want it now”, semblent-elles dire à l’instar de Jim Morrison. Leurs impostures seraient, au surplus, nombreuses, toujours selon Soucy. Et les élitistes ne sont pas ceux qu’on pense, ajoute le romancier, qui prend plaisir à déboulonner des idoles comme Sid Vicious.
Faut-il pour autant bouder son plaisir? Non. Mais il est inutile de le magnifier, nuance Marc Chabot. Si, comme le dit Thibault, “il n’existe pas de couloir unique que l’être en quête de sens peut emprunter”, Chabot prétend que le chemin du rock ne devrait pas bloquer l’accès à d’autres sources de culture. Au contraire, ce dernier nous révèle qu’il a écrit “l’Ange vagabond” avec l’espoir de donner le goût de lire Kerouac.
En somme, convenons qu'il ne faut surtout pas bouder le plaisir de débattre du rock.
Antoine Robitaille
NOTES
[1] Rushdie Salman, “ No longer very rock ‘n’ roll ”, Globe and Mail, 9 avril 1999. Le texte est disponible sur notre site Web : www.pol.ulaval.ca/argument/
[2] George Steiner, Dans le Château de Barbe-Bleue, Paris, Folio, 1974, p. 136.