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Entre légitimité et stabilité : le débat sur la majorité requise dans l’éventualité d’un troisième référendum

Un texte de Stéphane Courtois
Dossier : La souveraineté face au gouvernement des juges
Thèmes : Canada, Histoire, Identité, Nationalisme, Québec
Numéro : vol. 2 no. 2 Printemps-été 2000

Stéphane Courtois [1]



On sait que, depuis environ un an, le camp fédéraliste se prépare sérieusement à l’avènement d’un troisième référendum. Non satisfait des balises pourtant fixées par la Cour suprême à sa propre initiative, le parti Libéral fédéral a tenu à préciser lui-même les règles d’un nouveau référendum, voyant comme une responsabilité de sa part, conformément au jugement de la cour, de “s’assurer que l’obligation de clarté soit respectée par toutes les parties”. Désormais, par son projet de loi sur la sécession, on sait ce que le gouvernement fédéral entend par une “question claire” et par une “majorité claire” et à quelles conditions il acceptera de négocier l’indépendance du Québec. Je n’entends pas me prononcer ici sur l’ensemble du document présenté aux Communes, mais uniquement sur l’article 2 : à partir de quel moment peut-on parler d’une “majorité claire”?

Sur cette question, les partis ont été et restent, jusqu'ici, divisés en deux camps : les uns, provenant en majorité (mais non exclusivement) des cercles souverainistes, soutiennent qu'il ne peut exister d'autre règle que celle, démocratique, de la majorité absolue, le 50% des voix plus une; les autres, majoritairement (mais non exclusivement) fédéralistes, affirment au contraire que cette règle est insuffisante, que pour la sécession d'une entité fédérale, vu l'ampleur des transformations qu'elle provoque et des risques qu’elle entraîne au plan de la stabilité politique, on doit exiger un pourcentage nettement supérieur, une majorité qualifiée ou renforcée, sans quoi le vote exprimé pourrait être déclaré irrecevable.

Les souverainistes sont longtemps demeurés dans l’expectative à propos du pourcentage qui pourrait être exigé des instances fédérales. Celles-ci leur ont désormais fait connaître leur position sur cette question dans leur avant-projet de loi. Ce dernier ne précise, on le sait, aucun pourcentage, mais stipule, selon l’interprétation qu’elles proposent du jugement de la Cour suprême, que la clarté de la majorité devra être évaluée qualitativement, “dans les circonstances”. Ceci signifie : il reviendra aux instances fédérales de juger de manière ad hoc si la majorité obtenue permet ou non d’assurer la stabilité politique. Pour diminuer l’impression d’arbitraire que ne peut manquer de laisser cette position, l’avant-projet de loi invoque deux critères “quantitatifs” qui seront pris en considération : (1) l’importance de la majorité des voix favorables à la souveraineté ; (2) le pourcentage des électeurs ayant participé à la consultation populaire. L’article 2 de l’avant-projet de loi semble, en apparence, respecter la règle de la majorité absolue ; en réalité, il impose les contraintes d’une majorité qualifiée. En effet, plus le taux de participation est faible, plus le niveau d’appui à la souveraineté doit être élevé. Par exemple, si 94% des Québécois participent au processus référendaire (pourcentage atteint lors du dernier référendum), ce n’est plus 50% + 1 de “oui” qui devront être exigés, mais bien environ 54%[2]. Par cette méthode de calcul tacitement envisagée dans son avant-projet de loi, Ottawa se donne en quelque sorte les moyens “quantitatifs” d’évaluer la “qualité” de la majorité obtenue, c’est-à-dire sa capacité à assurer la stabilité sociale et politique.

Pour savoir si la démarche entreprise par Ottawa est légitime, pour trancher une fois pour toutes le litige sur la majorité requise, j’estime qu’il n’existe qu’une seule issue, qui est de répondre à la question suivante : la légitimité d’un vote démocratique référendaire doit-elle être mesurée à la stabilité politique que ce vote est susceptible de provoquer? À cette question, je répondrai par la négative. J’entends soutenir dans ce texte que le recours à une majorité qualifiée, que ce soit à la manière d’Ottawa ou d’une autre manière, est injustifiable dans le contexte d’une démocratie. J’avancerai à cet égard trois thèses :

1.   Ceux qui y ont recours confondent deux questions tout à fait distinctes : la question de la légitimité de la règle démocratique de la majorité absolue et la question de la stabilité sociale et politique que l’on est en droit d’escompter d’une décision démocratique. Ils font dépendre, en somme, la première question de la seconde.

2. Il n’existe aucun lien conceptuel entre la légitimité démocratique et la stabilité politique.

3.   Bien qu’il n’existe aucun lien de nécessité entre les deux termes, les dirigeants politiques doivent tenir compte, dans leurs actions et dans leurs décisions, autant de la légitimité que de la stabilité, selon une éthique de la responsabilité.

Examinons maintenant plus avant chacune de ces thèses.



LA CONFUSION ENTRE LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE ET STABILITÉ POLITIQUE



Plusieurs sondages effectués dans les semaines suivant le jugement de la Cour suprême ont montré qu’une majorité de Québécois estimaient qu’un pourcentage de voix supérieur à la majorité absolue serait nécessaire pour assurer une reconnaissance, fédérale ou internationale, d’une déclaration d’indépendance. Pour s’en assurer, le ministre fédéral des Affaires intergouvernementales, Stéphane Dion, responsable, comme on sait, du dossier référendaire, a commandé à l’été 1999, soit un an après le jugement de la Cour suprême, une série de sondages pour évaluer l’état de la question au Québec[3]. L’un des résultats de ces sondages est que 70% de la population seraient favorables à une majorité établie à 60%. On peut présumer qu’il s’est lui-même appuyé sur ces sondages pour élaborer le contenu de la loi fédérale sur la sécession. Cette perception, par les Québécois, de la majorité requise reflète celle de fédéralistes d’horizons divers, tels Guy Bertrand, Jean-Pierre Derriennic ou Jean Chrétien, pour qui il serait impensable de “briser le Canada” par une seule majorité absolue. Souvenons-nous que, contre les souverainistes qui rappelaient le pourcentage des voix serré (52%) par lequel Terre-Neuve a joint en 1949 la Confédération, à la suite de deux référendums, Stéphane Dion faisait valoir qu’une chose était d’accéder à la Confédération, de s’intégrer à un pays, une autre de le quitter et de le briser. Les conséquences étant plus graves et dommageables dans le second cas que dans le premier, une majorité qualifiée serait indispensable.

Mais que se cache-t-il derrière ces arguments peu subtils? Que se cache-t-il derrière les opinions des Québécois qui, apeurés, se réfugient sans réflexion derrière l’interprétation fédéraliste du jugement de la Cour suprême, à savoir qu’une majorité claire signifierait une majorité renforcée? Les uns comme les autres commettent l’erreur suivante : ils confondent les questions de légitimité démocratique et les questions de stabilité sociale et politique. Ce que les ténors fédéralistes, ce qu’une bonne majorité de Québécois ont en tête lorsqu’on leur demande ce que devrait être une majorité “claire”, ce qu’ils ont en tête lorsqu’on leur demande quel pourcentage devrait être exigé pour assurer une reconnaissance, fédérale ou internationale, d’une déclaration d’indépendance, ce n’est jamais la question de savoir à partir de quel moment une décision démocratique doit être reconnue comme légitime, mais plutôt la question de savoir à partir de quel moment un vote démocratique permet d’assurer la cohésion sociale, permet d’éviter le chaos, permet d’empêcher que des formes de désobéissance civile, voire de guerre civile, ne prennent naissance et ne menacent la stabilité du gouvernement en place. Ce sont des idées de stabilité politique, non des idées de légitimité démocratique, que les fédéralistes, comme bon nombre de Québécois, ont à l’esprit lorsqu’on leur pose ces questions. Que la stabilité sociale et politique soit une chose souhaitable, voire indispensable en vue d’une reconnaissance internationale d’un Québec souverain, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais une chose est de reconnaître l’importance d’un État de droit stable, une autre est de confondre légitimité et stabilité, et de lier tacitement, comme le font les artisans du projet de loi sur la sécession, la légitimité d’une décision démocratique à ses conséquences possibles sur la stabilité politique d’un État. Cette façon de voir provoque dans l’opinion publique un sentiment d’évidence des plus pervers et problématiques, elle présente comme allant de soi l’idée qu’il y aurait entre légitimité démocratique et stabilité politique un lien nécessaire, logique. Que tel n’est pas le cas, c’est ce que j’aimerais montrer maintenant.

 

L’ABSENCE DE LIEN CONCEPTUEL ENTRE LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE ET STABILITÉ POLITIQUE

 

Pour rendre manifeste l’absence de relation nécessaire entre légitimité démocratique et stabilité politique, on peut tout d’abord faire valoir des arguments empiriques. D’une part, la plupart des États de droit démocratiques reconnus par la communauté internationale sont plus ou moins stables politiquement, certains même plutôt instables. On n’a qu’à penser ici aux conflits historiques opposant catholiques et protestants en Irlande du Nord ou à celui opposant Basques et Catalans en Espagne. Même le conflit opposant le Québec au Canada anglais a nécessité, lors de la crise d’octobre en 1970, l’instauration de la Loi sur les mesures de guerre et ce, au cœur même d’un pays dont la tradition démocratique et la tolérance, aux dires de certains, font l’envie du monde entier. La légitimité démocratique n’est donc pas garante de la stabilité politique. Mais d’autre part, on peut également faire valoir que la stabilité politique peut être obtenue par des moyens non démocratiques, je dirais même qu’elle peut être obtenue plus radicalement par des moyens non démocratiques. L’exemple de la dictature de Pinochet au Chili vient immédiatement à l’esprit : de l’avis de certains spécialistes, cette dictature aurait créé les conditions sociales et politiques permettant au Chili d’entrer dans une ère d’expansion économique, en favorisant les classes riches au détriment des classes pauvres, chose qui aurait été impossible, ou beaucoup plus difficile, sous le régime socialiste et plus démocratique d’Allende.

Contre ces arguments empiriques, les tenants de la position de la majorité qualifiée (majoritairement fédéralistes) pourraient sans doute faire valoir que, bien que les sociétés qui nous entourent se présentent comme des modèles plutôt imparfaits, soit de démocratie, soit de stabilité sociale, et qu’il n’existe donc, dans les faits, aucun lien de nécessité entre les deux, cela n’invalide en rien l’idée que la légitimité d’une décision démocratique devrait idéalement être mesurée à ses effets potentiels sur la stabilité sociale et politique, rendant du même coup la règle de la majorité qualifiée nécessaire. Il s’agirait là, non plus d’une question de fait, mais d’une question de droit. Pour venir à bout de cette position et l’invalider, ce sont des arguments conceptuels, et non plus empiriques, qu’il faut lui opposer. Il faut donc montrer que le principe selon lequel la légitimité d’une décision démocratique doit se mesurer à ses conséquences possibles sur la stabilité politique d’un État ne peut mener qu’à un cul-de-sac. Pour montrer cela, je ferai valoir trois arguments.



1er ARGUMENT : Une majorité qualifiée ne garantit pas la stabilité politique

 

Faisons une petite expérience de pensée. Imaginons que, de façon tout à fait improbable, le gouvernement du Québec renonce à la règle de la majorité absolue et finisse par s’entendre avec Ottawa sur la nécessité d’une majorité renforcée, conformément à son projet de loi sur la sécession (on suppose naturellement ici que le contenu de la question posée est également clair pour toutes les parties). Et imaginons, chose encore plus improbable, que plus de 60% de Québécois se prononcent, lors d’un référendum, en faveur de la souveraineté et que le taux de participation s’établit à 87% (je donne ici des chiffres tout à fait arbitraires aux seules fins de mon argument), ce qui donnerait approximativement 52% de voix favorables selon la méthode de calcul contraignante favorisée par Ottawa. Un tel résultat, que le gouvernement fédéral ne pourrait pas ne pas reconnaître s’il est combiné à une question claire, garantirait-il pour autant la stabilité politique du Québec et, par contrecoup, celle du Canada? Absolument pas. Il y a tout lieu de penser (en tout cas, avec beaucoup plus de probabilité que le scénario que je viens d’envisager) que les anglophones de l’ouest de l’île de Montréal, que les nations autochtones traditionnellement fédéralistes, vont continuer de manifester leur volonté ferme de rester attachés au Canada, vont continuer de présenter leur appartenance au Canada comme un droit historique et vont probablement mettre à exécution leurs menaces de partition et faire pression sur le gouvernement fédéral. Ils risquent ainsi de s’organiser politiquement et militairement si leurs demandes ne trouvent aucun écho à Québec ou à Ottawa. Bref, le spectre d’une guerre civile, malgré un pourcentage élevé de voix favorables à la souveraineté, ne serait aucunement écarté. Un tel pourcentage ne pourrait d'aucune façon garantir la stabilité politique, ce qui suffit pour démontrer qu’il ne peut exister, ni en fait, ni en droit, de lien nécessaire entre légitimité démocratique et stabilité politique, rendant du même coup le recours à une majorité renforcée superflu. Quant à ceux qui demeureraient sceptiques, il convient de leur rappeler que, même avec 78,5% des voix favorables à l’indépendance du Timor oriental (avec une participation de plus de 98% selon l’ONU), les événements dramatiques que l’on connaît n’ont aucunement pu être évités.



2ième ARGUMENT : Exiger une majorité renforcée constitue une menace pour la stabilité politique

 

Reprenons notre scénario de tout à l’heure et apportons- lui quelques modifications. Imaginons que 56% des voix se soient prononcées en faveur de l’indépendance du Québec, avec le même taux de participation (87%). Cela signifie, selon la méthode de calcul implicitement retenue par Ottawa, qu’environ 49% des inscrits sur la liste électorale se seraient prononcés favorablement. Il y a toutes chances que le fédéral déclare ces résultats insuffisants, c’est-à-dire impropres à assurer la stabilité, et qu’il refuse d’entamer les négociations. Reste alors au gouvernement du Québec l’alternative suivante : déclarer unilatéralement l’indépendance (option qui va se présenter à lui naturellement s’il ne s’est jamais entendu avec Ottawa au sujet d’une majorité qualifiée) ou maintenir le statu quo (option envisageable, bien qu’improbable, uniquement s’il y a eu entente à propos d’une majorité qualifiée)[4]. Dans le premier cas, les 44% de la population (38% selon l’autre calcul) qui se sont prononcés contre la sécession, parmi lesquels il faut en toute vraisemblance ranger les anglophones et les autochtones du scénario précédent, auront des raisons supplémentaires de mettre à exécution leurs menaces de partition. Dans le second cas, ce sont les Québécois favorables à la souveraineté qui auront des raisons de se révolter. En effet, qu’en est-il des 56% de la population québécoise qui auraient voté pour l’indépendance de façon clairement majoritaire? N’auraient-ils pas raison de se sentir lésés? N’est-il pas injustifiable, voire carrément irrationnel, qu’une minorité impose sa volonté à la majorité et décide seule de la voie à suivre? Car c’est bien ce qui arrive : quelle que soit la méthode de calcul envisagée, les 56% sont majoritaires sur les 44% (de manière absolue) et les 49% le sont sur les 38% (de manière relative). Ces derniers ne deviennent majoritaires que si l’on présume que les 13% de la population qui ne se sont pas prévalus de leur droit de vote auraient voté contre la souveraineté. Une telle présomption revient, finalement, à accorder au vote fédéraliste un poids plus grand qu’au vote souverainiste et ce, quel que soit le résultat de la consultation et sans même, en fin de compte, qu’il soit nécessaire pour les fédéralistes d’aller voter!

Il est clair ici que la règle de la majorité renforcée a toutes chances de provoquer elle-même, dans le cas où le seuil jugé satisfaisant n’est pas atteint, ce contre quoi elle doit, en principe, nous prémunir : une instabilité sociale et politique à grande échelle. C’est ce qui risque de survenir, quelle que soit l’option choisie par le gouvernement du Québec. S’il opte pour une sécession unilatérale, il provoque le mouvement partitionniste et les autochtones, et compromet les chances d’une reconnaissance internationale d’un Québec souverain (celle, en particulier, des États-Unis). En exigeant, dans l’autre option, le maintien du statu quo, il donne un poids plus grand au vote fédéraliste qu’au vote souverainiste et il ne serait pas difficile, dans une telle situation, d’imaginer l’émergence rapide, à la suite d’une non-reconnaissance d’un résultat comme celui mentionné dans notre scénario, de groupes populaires furieux et armés, chargés, comme le FLQ jadis, de réaliser par la force l’indépendance nationale du Québec. Bref, non seulement la majorité renforcée ne garantit pas la stabilité politique, mais elle fait pire : elle constitue elle-même une menace pour la stabilité politique.

 

3ième ARGUMENT : Il est impossible d’établir, ni par un pourcentage, ni par une procédure, le seuil à partir duquel une majorité qualifiée permettrait d’éviter l’instabilité politique

 

Les tenants de la position de la majorité qualifiée rétorqueront - ceci est prévisible - qu’un pourcentage fortement supérieur au seuil de la majorité absolue ne permet certes pas de garantir la stabilité, mais augmente les chances de stabilité. Pour cette raison, une majorité qualifiée doit être exigée. Pendant très longtemps cependant, lorsqu’on leur demandait quel pourcentage permettrait, de la manière la plus favorable et avec le plus de probabilité, d'éviter que ne se produisent les événements que j’ai décrits dans mes deux premiers arguments - c’est-à-dire : (1) la révolte d’une minorité, ou (2) la révolte d’une majorité dans le cas d’un pourcentage inaccessible - les tenants de la position de la majorité qualifiée demeuraient muets. Il y avait une bonne raison à ce malaise : tout seuil majoritaire fixé au delà de la majorité absolue est arbitraire. En d’autres termes, le seuil de la légitimité démocratique d’un vote référendaire devient inquantifiable à partir du moment où il est mesuré à partir des effets de ce vote sur la stabilité politique. Personne, en effet, n’est en mesure de savoir avec certitude quel pourcentage des voix pourra éviter à un Québec souverain de basculer dans l’anarchie et de déstabiliser politiquement le Canada.

L’article 2 de l’avant-projet de loi sur la sécession a mis fin à ce mutisme et Ottawa nous a fait connaître sa position. Celle-ci échappe à la difficulté d’avoir à fixer arbitrairement le seuil d’une majorité qualifiée au moyen d’un pourcentage : il est désormais suggéré de déterminer ce seuil de manière flexible, non seulement en regard des circonstances, mais également au moyen d’une procédure. L’article 2 propose en effet de faire dépendre la légitimité d’une consultation populaire sur la souveraineté, non seulement du pourcentage des voix exprimées, mais également de la quantité des participants, et relativise l’un en fonction de l’autre. Par cette procédure, Ottawa entend ni plus ni moins se donner un instrument lui permettant de trancher les résultats serrés aux effets potentiellement déstabilisateurs (par exemple, 51% de oui avec une participation de 70%). Selon son calcul, moins il y a de participants, plus un vote favorable à la souveraineté doit être élevé, et ce n’est que dans ces conditions que l’on pourra au mieux assurer la stabilité sociale et politique. Mais est-ce le cas? Aucunement. D’une part, la procédure utilisée tranche des résultats qui ne sont serrés que selon la méthode de calcul retenue, tout en engendrant elle-même d’autres résultats tout aussi serrés, pour ne pas dire litigieux (cf. l’exemple donné dans mon deuxième argument). Mais d’autre part, il est faux de prétendre qu’en forçant un niveau d’appui élevé à la souveraineté, elle garantit mieux la stabilité qu’une simple majorité absolue (cf. l’exemple donné dans mon premier argument). Bref, comme mes arguments 1 et 2 l’ont clairement montré, peu importe le pourcentage des voix et le niveau de participation populaire, il existera toujours un risque potentiel de déséquilibre et de dérapage social et politique. Le seul pourcentage exigible qui serait en mesure de fournir une véritable garantie de stabilité politique, l’unanimité absolue de tous les électeurs inscrits, est impensable dans le cadre d’une consultation populaire, a fortiori dans un contexte pluraliste comme celui du Québec.

Ce que révèlent finalement les réflexions qui précèdent, c’est que la méthode de calcul dont semble s’inspirer l’article 2 de l’avant-projet de loi ne mérite d’être utilisée que dans des situations où il est fréquent que les suffrages exprimés ne sont pas représentatifs de la quantité d’électeurs éligibles sur une liste électorale, situations inhabituelles par rapport à la nôtre que l’on rencontre surtout dans les pays politiquement instables et peu habitués à la démocratie où la faiblesse de la participation populaire est le symptôme d’un manque de légitimité des options en présence, d’un manque d’information ou de culture politique de la population, ou encore d’un manque d’intégrité des corps politiques. Mais telle n’est manifestement pas notre situation au Canada et au Québec où une tradition démocratique parlementaire et une culture politique libérale sont implantées depuis très longtemps, tradition et culture dont se sont d’ailleurs inspirés les deux premiers référendums où un nombre plus que représentatif de la population, sans compter les instances fédérales elles-mêmes, a participé de facto au processus référendaire, lui conférant par là toute la légitimité voulue. Le recours à une méthode de calcul imposant une majorité qualifiée apparaît donc, dans ce contexte, inapproprié. Et inefficace. En effet, si l’objectif poursuivi par les instances fédérales est de prévenir l’instabilité, je crois avoir suffisamment montré qu’une majorité qualifiée ne peut fixer aucun pourcentage, ni même offrir aucune procédure permettant de l’éviter. On peut par contre savoir en toute certitude quel pourcentage est requis pour assurer la légitimité démocratique de la décision des Québécois : il ne peut y avoir d’autre règle que celle de la majorité absolue. Elle est la seule à garantir un résultat rationnel ou, dit autrement, à offrir un rempart contre des résultats irrationnels, tels que ceux que nous avons examinés précédemment, où une minorité dicte ses quatre volontés à une majorité, ou encore, où le poids du vote fédéraliste est plus important que celui du vote souverainiste. Certes, la règle de la majorité absolue ne garantit aucunement la stabilité sociale et politique. Elle ne garantit pas non plus que des résultats très serrés ne pourront être atteints. Mais nous avons vu que la majorité qualifiée, quelle que soit sa forme, ne permet pas davantage d’assurer cette stabilité, ni même d’éviter des résultats serrés ; elle a, en plus, le désavantage de conduire à des résultats irrationnels, ce que l’on ne peut reprocher à la règle de la majorité absolue. C’est pourquoi celle-ci doit être reconnue comme le seul et unique instrument quantitatif d’évaluation de la légitimité d’une décision démocratique.



VERS UNE ÉTHIQUE DE LA RESPONSABILITÉ

 

S’il n’existe aucun lien conceptuellement nécessaire entre légitimité démocratique et stabilité sociale et politique, il ne faut pas en conclure que l’action politique de nos dirigeants doive se limiter à une seule recherche de légitimité et ce, au détriment même de la stabilité. On peut d’ailleurs présumer qu’une reconnaissance internationale d’un Québec souverain ne se limitera pas uniquement à la légitimité démocratique d’un vote référendaire, mais s’en remettra également - je dirais même surtout - au principe d’effectivité, et donc à la capacité du Québec d’assurer sur son territoire une forme de stabilité sociale et politique. L’histoire démontre en effet que, si l’État de droit démocratique offre sans doute les conditions les plus favorables à l’existence d’une société politiquement stable, il ne constitue pas en lui-même une police d’assurance contre l’instabilité et il ne pourrait subsister longtemps dans un climat de violence, et donc sans un contexte social préexistant propice à la stabilité politique. L’erreur ici serait de croire naïvement que seule la légitimité démocratique serait à même de venir à bout de tous les obstacles qui se présenteront sur le chemin de l’indépendance nationale et d’une reconnaissance internationale d’un Québec souverain. Certes, la règle de la majorité absolue n’épuise pas le sens de la légitimité démocratique, et j’en ai fait tout au long de mon texte, volontairement, une lecture sélective et restreinte : la règle de la majorité absolue n’est qu’une condition nécessaire, non une condition suffisante de la légitimité démocratique. Un État de droit est légitime, non seulement lorsque la procédure démocratique a été respectée, conformément à la règle de la majorité, simple ou absolue, mais également lorsque les choix politiques offerts ont fait l’objet de délibérations publiques, lorsque les suffrages sont en nombre suffisant et sont représentatifs de la quantité d’électeurs éligibles, lorsque les droits individuels, et en particulier les droits des minorités, sont reconnus, etc. Mais il n’en demeure pas moins que, même selon cette version non sélective de la légitimité, ne s’en remettre qu’à un pur principe de légitimité démocratique dans le combat pour la reconnaissance internationale d’un Québec souverain serait, de la part de nos dirigeants politiques, agir de manière irresponsable. Ce serait, pour reprendre l’expression du célèbre sociologue Max Weber, remise récemment au goût du jour par le philosophe allemand K.-O. Apel, agir conformément à une éthique de la conviction, et non en fonction d’une éthique de la responsabilité[5].

Selon ces derniers, la caractéristique première des éthiques de la conviction est leur manque de sens concret vis-à-vis de la réalité politique, qui vient du fait qu'elles ordonnent d'obéir à certains préceptes moraux de façon inconditionnelle et sans égard aux circonstances, et donc sans tenir compte des conséquences ou des effets secondaires possiblement nuisibles pour le fonctionnement social d'une obéissance aveugle à de tels préceptes. Dans notre contexte, agir selon une éthique de la conviction, ce serait agir uniquement ou principalement en fonction des principes devant assurer la légitimité démocratique d’une démarche d’accession à la souveraineté du Québec, sans tenir compte des conséquences ou des effets de cette démarche sur la stabilité sociale et politique.

Nos dirigeants politiques auraient-ils, jusqu’à maintenant, agi uniquement (ou principalement) en fonction d’une éthique de la conviction? À cette question, je ne peux répondre que par l’affirmative. Si le dernier référendum s’était soldé par une victoire du oui par une marge aussi serrée qu’elle le fut pour le non, on peut présumer que la situation politique, sociale et économique du Québec se serait grandement détériorée. Naturellement, il ne s’agit ici que d’une conjecture, mais les effets engendrés, ici et dans le Canada anglais, par la mince victoire du non, nous donnent une indication de ce qu’eût été une mince victoire du oui. Nos dirigeants politiques (je ne nommerai ici personne) s’en sont donc remis aveuglément à la magie des principes fondant la légitimité démocratique du processus d’accession à la souveraineté, ils s’en sont remis aveuglément à la magie de la règle de la majorité absolue, sans que ne soit faite une évaluation sérieuse des conséquences d’une faible victoire, ou même d’une forte défaite des forces souverainistes.

Avant de se lancer dans une troisième aventure référendaire, nos dirigeants politiques devront donc, par-delà leur foi dans la vertu des principes démocratiques régie par une éthique de la conviction, être en mesure d’évaluer plus clairement les effets d’un vote démocratique référendaire sur la stabilité politique, ici et dans le reste du Canada, et agir conformément à une éthique de la responsabilité. J’entends par action politique responsable non pas simplement l’aptitude à prévenir l’instabilité, comme ce fut le cas lors du dernier référendum (l’instauration habile de relations diplomatiques avec la France en vue d’assurer une reconnaissance rapide d’un Québec souverain, ou encore les mesures prises pour contrer l’effet de ressac d’un vote favorable à la souveraineté, par exemple sur les marchés financiers et sur la stabilité du dollar, sont à compter au nombre de ces actions préventives). J’entends en premier lieu par action politique responsable une action qui refuse de s’exercer en dehors d’un climat social et politique préalable propice à la stabilité. Or, selon moi, il est clair qu’un tel climat n’existe pas présentement. Tant et aussi longtemps que le Parti Libéral règnera seul en roi et maître à Ottawa, sans parti d’opposition crédible à l’échelle du Canada, et qu’il fondera ses relations avec le Québec sur une politique de l’affrontement et de la provocation, aucune forme de stabilité politique n’est à espérer des résultats d’un prochain référendum, quels qu’ils soient. Dans ce contexte, deux options seulement s’offrent au Parti Québécois :

1.   La première, gouvernée principalement par une éthique de la conviction, est de se lancer dans une troisième aventure référendaire. Conséquences prévisibles : au pire, un troisième échec, au mieux, une victoire, mais non reconnue. Il ne suffit pas en effet d’être convaincu, selon une éthique de la conviction, de la valeur incontournable de la règle de la majorité absolue pour que celle-ci devienne automatiquement opérante : il importe également, selon une éthique de la responsabilité, de s’assurer que les autres - ceux à Ottawa - le soient également. Si le Parti Québécois annonce la tenue d’un nouveau référendum sans s’assurer d’une telle chose, il s’expose à la fois au risque d’un refus de négocier de la part du fédéral et au risque de devoir recourir à la sécession unilatérale, avec pour conséquences un contexte social et politique instable et une reconnaissance internationale rendue très difficile (en particulier celle des États-Unis).

  1. La seconde option, mue principalement par une éthique de la responsabilité : renoncer (provisoirement) à la tenue d’un référendum, à tout le moins tant et aussi longtemps que le Parti libéral sera au pouvoir à Ottawa et qu’un autre parti d’envergure nationale ne transformera pas de manière importante le climat politique canadien. Seule une souveraineté négociée pourra permettre au Québec d’accéder au statut d’État souverain dans des conditions de relative stabilité. Mais il faut pour cela un gouvernement à Ottawa, non seulement disposé à négocier, mais également disposé à s’entendre avec le Québec sur des règles raisonnables d’accession à la souveraineté : d’abord sur le principe de la majorité absolue ; ensuite sur le cadre d’une question référendaire qui n’exclut pas a priori les idées d’association et de partenariat ; finalement, sur un engagement de sa part à reconnaître, le cas échéant, le nouvel État souverain et à faire respecter les termes de cette reconnaissance (par exemple, en refusant d’appuyer le partitionnisme, en se montrant favorable à la création d’ententes interétatiques concernant le dossier des nations autochtones, etc.). Est-il naïf de penser que le Québec pourra un jour accéder au statut d’État souverain (avec ou sans partenariat) dans une relative stabilité, en évitant la confrontation? Peut-être. Mais selon moi, nous n’avons pas le choix de nous accrocher à cette idée. Je pense en effet que, si un référendum avait lieu dans des conditions comparables à celles que j’ai énumérées, un oui majoritaire l’emporterait aisément. Les Québécois veulent se donner tous les instruments politiques nécessaires à leur survie culturelle en Amérique du nord ; cependant, la conscience qu’ils ont de la précarité de leur situation n’est pas encore suffisamment aiguë pour qu’ils soient prêts à vouloir un État souverain même au prix de l’instabilité. On ne peut les en blâmer. Pourquoi devraient-ils payer ce prix? Ceux qu’il faut blâmer, ce sont les membres du parti présentement au pouvoir à Ottawa qui se plaisent malicieusement à agiter le spectre de l’instabilité, instabilité qu’ils contribuent pourtant eux-mêmes à alimenter, entre autres par leur refus déraisonnable de règles démocratiques simples.



NOTES


[1] L'auteur est professeur de philosophie à l'Université du Québec à Trois-Rivières.

[2] Les artisans de la loi fédérale semblent s’être inspirés de la méthode préconisée par Louis Massicotte, professeur de science politique à l’Université de Montréal. Cf. Le Devoir, mercredi 9 septembre 1998, pp. A1 et A8.

[3] La Presse, samedi 30 octobre 1999, p. B9.

[4] L’hypothèse de tenir un second référendum est ici exclue : cette option ne peut se présenter qu’en cas d’échec des négociations, mais il faut alors supposer qu’il y a eu négociation. Le scénario que nous envisageons à titre d’hypothèse en est un qui précède la tenue même de négociations.

[5] Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959 ; Karl-Otto Apel, Discussion et responsabilité. L’éthique après Kant, Paris, Éditions du Cerf, 1998.




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