À la suite du sociologue Jacques Lazure, auteur dans les années 70 de nombreux ouvrages sur les jeunes et la Révolution sexuelle[1], Michel Dorais apparaît comme le penseur québécois de la sexualité le plus original et le plus pertinent, et ce depuis plus de quinze ans.
Avec un admirable courage intellectuel, il traite dans son dernier livre, Éloge de la diversité sexuelle, de l’ambiguïté des concepts d’identité de sexe, de genre et d’érotisme. Cependant, si cet essai éclaire, questionne, fait réfléchir, il demeure lui-même ambigu à bien des égards. C’est peut-être là le sort du premier pas sur un sentier à tracer sans trop savoir où il nous mènera.
Il demeure que Michel Dorais ouvre un débat, essentiel pour notre santé collective, qu’il nous semble vital d’alimenter.
La célèbre Révolution sexuelle des années 60-70 a surtout servi à libéraliser les mœurs sexuelles… et l’industrie du sexe en a grandement profité. La répression sexuelle de jadis fait place à l’exploitation de la sexualité vue comme un bien de consommation. Aussi devons-nous, à l’invitation de Michel Dorais, ouvrir le débat sur une deuxième Révolution sexuelle qui pourrait davantage, si nous faisons preuve d’une plus grande vigilance, aider à nous libérer comme êtres humains sexués mais pas nécessairement sexualisables.
Nous retenons de l’Éloge de la diversité sexuelle cinq points qui exigent à notre avis clarification et approfondissement.
ÉGALITÉ DES SEXES ET MIXITÉ SOCIALE
Parce que « nous sommes plus que notre sexe », parce que les femmes et les hommes sont égaux, Michel Dorais croit qu’« il importe de les traiter équitablement […] afin de se développer pleinement comme individus. Cela signifie que nous devons abandonner l’obsession procédurière et statistique du 50/50 » (p. 31 et 32). Selon l’auteur, le principe d’égalité entre les femmes et les hommes devrait favoriser la compétence, quel que soit le sexe de la personne.
Malheureusement, l’égalité entre les sexes demeure à ce jour un idéal pour notre société nord-américaine davantage qu’une valeur sociale que nous aurions tous et toutes déjà intégrée. Des erreurs, des maladresses ou des irritants dans l’application des programmes et politiques d’accès à l’égalité dans l’emploi ne doivent pas remettre en cause cette valeur fondamentale de l’égalité entre les sexes que nous pouvons comprendre comme la reconnaissance sociale de l’existence des femmes et de l’existence des hommes au-delà des compétences individuelles.
Peut-être au contraire faut-il pousser encore plus loin l’égalité entre les sexes en généralisant le plus possible la mixité, et ce aussi bien dans l’enseignement, du primaire à l’universitaire, que dans les conseils d’administration de tous les organismes publics, parapublics, communautaires, à but non lucratif, inscrits en bourse, etc., en passant naturellement par la députation ou toute représentation syndicale, politique, religieuse et autre. Bien que la mixité ne soit pas une garantie de compétence, elle concrétise néanmoins une certaine égalité entre les femmes et les hommes.
SEMPITERNELS FÉMININ ET MASCULIN
Tout au long de son essai, Michel Dorais maintient une contradiction conceptuelle, imitant en cela bien d’autres penseurs progressistes.
Selon l’auteur, l’identité de genre ne réussira jamais à exprimer la diversité et la richesse d’être des femmes et des hommes tout comme celles des individus parce que « le genre est une construction culturelle […]. Bref, c’est une affaire de symboles, de perceptions et de représentations, même si la majorité des gens croient [sic], à tort, que le genre va de pair avec le sexe d’une personne » (p. 53).
Cependant, Dorais. continue d’utiliser les notions de féminin et de masculin, imaginant « une société débarrassée des stéréotypes de sexes, où le féminin et le masculin seraient valorisés autant chez les hommes que chez les femmes » (p. 49-50), répétant que « nous avons tous un peu, beaucoup des deux » (p. 63), etc. En appelant au féminin et au masculin en nous, l’auteur finit par réaffirmer ce qu’il dénonce. Comment? En confondant deux sens que véhicule la notion de genre.
Un premier sens, fondé sur la différence fondamentale entre les femmes et les hommes (l’anatomie sexuelle), sert le principe d’égalité entre des sexes différents. La langue exprimera cette égalité par la reconnaissance et l’affirmation du genre. Le refus de l’inclusion du féminin dans le masculin et la féminisation des titres que portent les femmes en constituent deux exemples communs[2].
Un deuxième sens associé au genre véhicule un contenu sexiste, et ce aussi bien à l’endroit des femmes que des hommes. Par une différenciation anatomique, ce sens justifie des inégalités identitaires d’ordre culturel, le plus souvent qualitatif et de contenu idéologique : les femmes ressentiraient, penseraient et agiraient de telle façon et les hommes de telle autre. Les notions de féminité et de masculinité illustrent expressément ce clivage dénué de tout fondement scientifique ou anthropologique.
Pour notre part, nous croyons que s’il y a un concept à éliminer le plus possible de notre pensée et de notre pratique, c’est celui de genre lié à la féminité et à la masculinité, davantage que celui explicitant la distinction de sexe. D’ailleurs, dans bien des domaines (mais certainement pas dans tous) de l’activité humaine, la connotation de genre tend à disparaître au même titre que la notion de race, et pour les mêmes raisons : absence de pertinence! En effet les tâches domestiques, les emplois, les idéaux n’appartiennent ni à un genre ni à l’autre tout autant que les qualités et les défauts relèvent de l’espèce humaine plus que du féminin ou du masculin.
Heureusement, à l’avant-dernière page de son livre, Michel Dorais revient sur sa contradiction : « La prochaine étape devra assurer l’égalité des principes féminin et masculin ou, mieux encore, l’abolition même de cette dichotomie » (p. 165).
EXISTE-T-IL DES FONDAMENTALISTES AU QUÉBEC?
Malgré le silence de bien des sexologues, Michel Dorais ose poser la question du fondamentalisme identitaire : « c’est la croyance selon laquelle l’identité de sexe, de genre ou d’érotisme de chaque individu est l’émanation d’une essence propre à la catégorie à laquelle il appartient » (p. 17).
De chapitre en chapitre de son essai, il dénonce surtout un courant féministe qui renforce cette croyance. Parce que le féminisme comprend plusieurs tendances, ce courant fondamentaliste demeure marginal et lui-même contesté. En fait, est-ce ici un choix bien ciblé? Le propos y gagnerait-il plus d’actualité et de mordant à identifier des tenants québécois de l’intégrisme identitaire? Par exemple et parmi d’autres, deux institutions exercent au sein de notre société une influence certaine mais par ailleurs demeurent assez peu critiquées[3] ou dénoncées comme forces fondamentalistes plutôt rétrogrades : l’Église catholique et une certaine sexologie universitaire.
Bien que moins influente que jadis, l’Église catholique demeure une force présente dans plusieurs sphères d’activités sociales, notamment celles de l’éducation morale et de l’entraide communautaire. Cependant cette Église catholique, qui se veut encore partie prenante et parfois militante de la collectivité, ne passe pas le test des chartes canadienne et québécoise en ce qui a trait à l’égalité entre les femmes et les hommes, le respect des orientations érotiques et le libre consentement aux rapports sexuels. Heureusement pour elles mais malheureusement pour les fidèles qui y perdent les acquis de la citoyenneté démocratique et responsable, les religions et leurs directions pour la plupart encore patriarcales ne sont pas tenues au respect des Chartes! En matière de politique sexuelle, l’Église du Québec, comme institution, se montre aussi catholique que le pape et tout à fait déconnectée de la réalité du XXIe siècle. Par ses positions sur la masturbation, la contraception, la sexualité des jeunes, des personnes non mariées, des religieux et religieuses, le divorce, l’homosexualité, l’avortement, l’éducation sexuelle, etc., elle aliène, qu’elle le veuille ou non, les femmes et les hommes dans leur quête d’un épanouissement amoureux, conjugal, érotique, sexuel.
Il existe à l’Université du Québec à Montréal, c’est d’ailleurs une originalité mondiale en quelque sorte, un département de sexologie qui forme depuis une trentaine d’années des sexologues. Au programme occupaient et occupent probablement encore une place de choix deux théories fondamentalistes. La première, la complémentarité érotique, présuppose pour les hommes une nature masculine qui détermine un comportement érotique propulsif puisque le pénis en érection va vers l’avant, et pour les femmes une nature féminine qui conditionne un comportement érotique réceptif en raison de la forme du vagin. La deuxième théorie, la sexoanalyse, pourrait-on poliment dire calquée sur la freudoanalyse?, scrute les fantasmes à partir d’une grille qui s’inspire de stéréotypes sexuels ultraconservateurs. Il s’avère nécessaire de se demander quelle réelle influence ce fondamentalisme identitaire exerce sur la formation des sexologues thérapeutes que consulte en toute confiance une population peu avertie. N’est-ce pas là le rôle et même la responsabilité d’une institution universitaire dynamique de remettre en question des théories et de vérifier leur pertinence à la lumière des nouvelles connaissances et compréhensions de la réalité?
Les sexologues (thérapeutes, consultants de toute sorte, intervenants psychosociaux ou en relation d’aide, enseignants, chercheurs et autres), qui heureusement n’adhèrent pas tous et toutes à ces vues de l’esprit, devraient se donner les moyens (notamment à l’université, au sein d’une association ou d’un ordre professionnel) de développer un solide esprit critique capable d’analyser les prémisses et les conséquences des théories sexologiques et de comprendre les enjeux sexosociaux de notre époque.
D’OÙ VIENT L’HOMOSEXUALITÉ?
Un autre commentaire concerne la compréhension de l’homosexualité. Michel Dorais écrit que « les attirances et […] les identités érotiques sont le fruit de l’expérience (et non pas, ou du moins pas principalement, l’effet d’une disposition innée) » (p. 148), que l’identité relève d’une « co-construction à la fois personnelle et sociale » (p. 160). De plus, l’auteur souligne que « le principal marqueur de l’identité gaie (ou bisexuelle) serait non pas d’avoir des rapports sexuels, mais d’entretenir des relations affectives avec une personne du même sexe » (p. 142).
L’auteur fait-il une distinction entre l’identité (construite) et l’orientation (qui tiendrait d’une prédisposition) érotique? Peut-on encore parler d’orientation comme telle? Est-elle innée ou elle aussi construite? Si l’orientation apparaît construite, peut-on alors créer des conditions sociopsychologiques pour influencer ou favoriser l’émergence d’une orientation érotique spécifique?
En fait, à ce jour, l’homosexualité, est-ce explicable, inexpliqué ou inexplicable?
OUVRIR LE DÉBAT
Dans son introduction Michel Dorais annonce qu’il esquissera « une “politique” (dans le sens d’une façon de voir et d’agir) de la diversité sexuelle » (p. 10). Cette politique semble se réclamer d’une « société […] égalitaire, non sexiste et non hétérosexiste » (p. 11), du respect de chaque être humain, quelle que soit son identité de sexe, de genre ou d’érotisme (p. 159), et de l’égalité non seulement entre femmes et hommes « mais aussi l’égalité des hommes entre eux et des femmes entre elles, quelles que soient leurs caractéristiques de genre ou d’érotisme » (p. 161). Ce changement s’avérerait plus profond qu’une simple tolérance à la diversité. « C’est en définitive d’une nouvelle révolution sexuelle qu’il s’agit, axée non pas sur la commercialisation du sexe ou sur la valorisation de la performance érotique (comme le fut en grande partie la précédente), mais sur la reconnaissance de l’ambiguïté et sur le respect de la pluralité » (p. 163).
Comment éviter que le respect de la diversité ou de la pluralité sexuelle, comme jadis la libéralisation des mœurs sexuelles, ne constitue qu’une sorte de déréglementation qui ferait surtout le jeu des marchands de sexe et d’illusions? Comment contourner l’idéologie sexualiste, qui, comme le souligne Dorais en ces termes, suppose que les relations sexuelles sont en elles-mêmes libératrices mais qui en fait se situe dans le prolongement d’une logique marchande (p. 122)?
Des politiques et des pratiques sociales qui consacreraient le respect des différences, comme le réclame l’auteur, travailleur social de formation, m’apparaissent insuffisantes pour révolutionner une conception très contemporaine qui tend à voir le sexe non plus comme un tabou religieux mais au contraire comme un simple bien de consommation, souvent jetable après usage tel un condom. Faudrait-il aller au-delà du sociopolitique, c’est-à-dire s’interroger sur les valeurs fondamentales actuelles de notre société?
Michel Dorais souligne qu’« il est difficile, pour ne pas dire impossible, de faire consensus, que ce soit au sein des communautés gaies et lesbiennes ou au sein de la population en général, sur ce qui est légitime ou pas sur le plan des pratiques sexuelles et des modes de vie pouvant s’y associer » (p. 135-136).
L’éducation religieuse de jadis nous faisait croire que des actes sexuels sont en eux-mêmes immoraux : la masturbation, les pensées érotiques, les caresses, les touchers et d’autres gestes sexuels. Heureusement existent d’autres façons d’évaluer la légitimité ou la moralité, par exemple en fonction d’un ensemble de normes ou de valeurs de base. En se référant aux chartes canadienne et québécoise des droits et libertés, en considérant certains articles du code criminel, en s’inspirant des principaux courants de pensée postmodernes en psychologie, en philosophie, en droit, en éthique, nous pouvons dégager un certain consensus social sur des valeurs fondamentales en matière de sexualité : l’égalité des sexes, l’égalité des orientations sexuelles ou érotiques, le consentement mutuel, la responsabilité, la mixité, l’individualité (autonomisation de soi mais non individualisme), l’intimité, l’altérité (reconnaissance de l’autre), la dignité.
Le débat que Michel Dorais lance avec courage gagnera en ampleur et en profondeur en conviant la philosophie, l’éthique appliquée, la sexologie critique et d’autres voix pertinentes à s’interroger sur les sens contemporains de la sexualité, de l’amour, de l’érotisme, de la conjugalité. À mon avis, c’est seulement à cette condition qu’on pourra véritablement parler de seconde révolution sexuelle. Cette révolution-là apparaîtrait davantage culturelle dans la mesure où elle engagerait autant les femmes que les hommes, quelle que soit par ailleurs leur orientation érotique!
Michel Lemay*
NOTES
* Michel Lemay est sexologue en pratique privée et consultant en relation d’aide au sein d’un programme d’aide aux employés.
[1] Jacques Lazure, La jeunesse du Québec en révolution. Essai d’interprétation, Montréal, P.U.Q., 1971; Jacques Lazure, L’asociété des jeunes Québécois, Montréal, P.U.Q., 1972; Jacques Lazure, avec la collaboration d’Odette Bouchard-Lapierre, de Lucille Quirion et de Louise Lefaivre-Tremblay, Le jeune couple non marié. Une nouvelle forme de révolution sexuelle, Montréal, P.U.Q., 1975.
[2] Louise Larivière, En finir avec la féminisation, Montréal, Boréal, 2000.
[3] Il y a dix ans paraissait la seule analyse critique, à ce jour, de l’enseignement uqamien de la sexologie : Jean-Marc Larouche, Éros et thanatos sous l’œil des nouveaux clercs, Montréal, V.L.B., 1991.