Alain Finkielkraut est professeur à l’École Polytechnique et l’un des essayistes français les plus importants de sa génération. Inspiré par Lévinas, Jankélévitch, Péguy, Hannah Arendt et Milan Kundera, il a publié une douzaine de livres traversés par les questions identitaires et par une préoccupation pour le sort de la culture en cette période terminale de la modernité. Quelques titres parmi les plus marquants : Le Nouveau Désordre amoureux (1977), Le Juif imaginaire (1980), La Défaite de la pensée (1987), Le Mécontemporain (1991), Comment peut-on être Croate ? (1992) et Une voix vient de l’autre rive (2000). Très présent dans « l’espace public », Alain Finkielkraut anime, depuis plus de quinze ans, l'émission Répliques, débat d’idées hebdomadaire à la radio du samedi matin, sur la chaîne France-Culture[1] Il est membre du comité d’honneur d’Argument.
Nous viennent de Paris, depuis quelques années, plusieurs essais annonçant, qui la fin du social, qui la fin de la démocratie, qui la fin du politique et aussi la fin de l’histoire. J’oubliais la fin de la culture, du moins la défaite de la pensée... Pourquoi tant d’œuvres qui prophétisent la fin du monde dans une période où, finalement, il y a une paix relative ? Paris a déjà connu pire : l’occupation, la terreur révolutionnaire, les guerres de religions, etc. Pourquoi ce catastrophisme contemporain ?
A.F. : Je suis obligé, avant de répondre, de compléter votre panorama. Paraissent aussi, à Paris, depuis quelques années, des œuvres franchement optimistes. En voici quelques exemples, me venant immédiatement à l’esprit. Dans Le Regain démocratique, Jean-François Revel annonçait la fin de l’histoire, idée que Fukuyama théorisera. S'exprime dans ces œuvres l’idée que l’histoire humaine comme histoire de la liberté est arrivée au terme de son processus. Tout le monde reconnaît, proclament ces auteurs, que la démocratie libérale est le meilleur régime imaginable. Les dictatures — n’ayant plus d’assises philosophiques — ne font que survivre. Ce sont les vestiges — ou des réactions pathologiques — à une modernité triomphante. Il s’agit là d’un discours que l’on entend beaucoup. Et qui trouve un relais sociologique chez nombre de partisans de l’individualisme démocratique.
Ainsi, Gilles Lipovetsky a-t-il écrit L’Ère du vide, non pour dénoncer le vide contemporain, mais au contraire pour le célébrer. Il en venait même par la suite à annoncer avec délices le Crépuscule du devoir, au profit d’une morale elle-même « indolore », indolente et hédoniste.
Autre exemple ? La remarquable euphorie provoquée par l’Internet. Ce sont des Français qui, malheureusement, sont allés le plus loin dans la célébration; qu’il s’agisse de Philippe Quéau, avec La Planète des esprits ou d’un Français actuellement échoué au Québec, Pierre Lévy, auteur de l’improbable World Philosophie; tout d’un coup, Teilhard de Chardin retrouvait une actualité avec la dernière révolution technologique ! Mais ces deux penseurs, que l’on peut juger marginaux parce qu’extatiques, ont tout de même été précédés et formés, je tiens à le rappeler, par nul autre que Michel Serres. Ce dernier, se réjouissant de voir le monde de la messagerie succéder au monde de la métallurgie — passage de Hermès à Prométhée —, nous annonça le « siècle de l’intelligence » et le « siècle des anges ». Un monde allégé soudain des appartenances et, avec elles, du mal.
Autre avatar de l’optimisme : la découverte fascinée du multiculturalisme par certains penseurs français. Alain Renaut, philosophe kantien, vient de publier une histoire de la philosophie politique. Au terme de cette histoire, il introduit une différence très révélatrice entre l’âge moderne et l’âge contemporain. L’âge moderne serait celui de la démocratie au sens de Tocqueville, cette mutation qui déboucherait en quelque sorte sur la reconnaissance sensible de l’homme par l’homme. L’homme deviendrait un homme pour chacun. Il dit en substance que la modernité n’a été capable de reconnaître l’égalité qu’en sacrifiant la différence; tous les hommes étaient égaux et leurs différences ne comptaient pas. D’où le danger d’une assimilation forcée, d’une homogénéisation des êtres. Tentation que l’on peut formuler ainsi : « Vous êtes chez moi, vous n’êtes pas différents, vous êtes des hommes donc je vais vous convertir à mon mode de vie. » Renaut affirme que le progrès que l’âge contemporain réalise sur celui de la modernité, c’est de réinjecter de la différence dans l’égalité; d’adjoindre au principe de similitude — principe moderne par excellence — un principe d’équivalence, qui fait que chacun peut être maintenant reconnu comme égal en tant qu’il diffère de tous, puisque toutes les cultures sont équivalentes en elles-mêmes. Il y a deux versions de l’optimisme : la version post-moderne, qui prétend que « nous sommes sortis de la modernité dans ce qu’elle avait d’autoritaire et de disciplinaire, nous l’avons remplacée par la possibilité pour chacun de choisir ce qu’il veut dans le présent et dans le passé ». Nous en avons une seconde version, formulée par ceux qui parlent non pas en termes de post-modernité mais en termes « d’âge contemporain ». Ces derniers disent en quelque sorte : « nous ne sommes pas sortis de la modernité, nous l’avons complétée et achevée en ajoutant le principe d’équivalence au principe de similitude ».
Ce tableau, dessiné certes à très gros traits, montre bien que le catastrophisme n’est pas à Paris le dénominateur commun de tous les penseurs. Il y a énormément d’optimisme de nos jours. Optimisme déferlant sur nous et qui envahit même l’enseignement. Aujourd’hui, l’enseignement civique, l’enseignement de l’histoire et de la philosophie, menacent de se transformer en catéchisme social, c’est-à-dire qu’on s’installe dans une vision triomphaliste et téléologique de l’histoire. C’est là le grand paradoxe de notre situation intellectuelle : nous nous sommes défaits du patriotisme dans l’enseignement et plus personne ne dit « nos ancêtres les Gaulois ». Mais nous croyons que, défaits du patriotisme, nous avons vaincu, avec lui, l’endoctrinement ; que nous enseignons objectivement au lieu d’embrigader les enfants. Faux, rien de plus faux !
Si l’enseignement n’est plus patriotique, il est clairement idéologique. S’est mise en place aujourd’hui à l’école une espèce de téléologie de l’universel. L’histoire culmine vers nous, nous sommes l’aboutissement de l’histoire. Nous : Européens, démocrates, défenseurs des droits de l’homme. Cette vision est optimiste, triomphaliste et effectivement très méprisante à l’égard du passé. Puisque le passé lui-même n’est, dans cette optique, qu’une espèce de préparation, maladroite et parfois coupable, de cette apothéose actuelle. Or notre société façonnée par les droits de l’homme n’arrive pas à comprendre les autres époques. Voilà le paradoxe dans lequel nous sommes. Nous nous vantons tellement de comprendre l’Autre que nous finissons par croire que nous sommes les seuls à être capables d’une telle attitude. Nous passons donc notre temps à nous célébrer nous-mêmes. Et toute altérité est montrée du doigt comme étant insuffisante. C’est dans ce climat que nous évoluons aujourd’hui.
Le discours de la fin de l’histoire n’est donc pas un discours catastrophiste, c’est un discours optimiste. Certes, chez Fukuyama, c'est un peu compliqué, parce qu’il est à la fois hégélien et straussien. Mais c’est malgré tout un discours optimiste, car il affirme en définitive : « voyez nous sommes le modèle, nous sommes la fin, au sens de finalité, au sens d’aboutissement ». Au fond, c’est aussi ce que l’on entend dans l’enseignement anti-raciste et politically correct d’aujourd’hui.
Vous parlez, chez les optimistes, d’une « vision triomphaliste et téléologique de l’histoire ». Mais chez nombre de catastrophistes, on décèle une conception de l’histoire ayant ces mêmes propriétés. La téléologie est polyvalente et peut être mise au service du catastrophisme le plus échevelé. Je pense bien sûr à Philippe Muray, pour qui la « catastrophe a déjà eu lieu » et qui publie, tel un rescapé, ses chroniques d’Après l’histoire. Sa vision est à la fois triomphaliste et téléologique dans la mesure où il décrit — non sans intérêt, non sans talent, bien sûr — la victoire du dernier homme, le festivisme niais qu’il sécrète, une déchéance se préparant depuis longtemps, qui était prévisible et inéluctable. Un désastre au reste irréparable. Mais il n’est pas le seul, pensons à Annie Lebrun, Denis Tillinac ou Maurice Dantec.
A.F. : Bien sûr, il y a, malgré tout, des livres, et en effet, un discours catastrophistes, qui essaient de faire pièce à cet optimisme généralisé. Il y a ici ou là de telles voix, mais elles sont minoritaires. On peut, aujourd’hui, entendre des Cassandre. Et, évidemment, si je dois me situer — même si j’ai beaucoup de réserves à l’égard d’une certaine coquetterie, d’un certain narcissisme, des Cassandre — je suis plutôt de leur côté. Disons-le : je vois vraiment aussi la catastrophe s’accélérer ! C'est même assez fascinant.
Prenons un exemple trivial. Certes, nous ne sommes pas en guerre, pour faire référence à ce que vous disiez. Mais tout de même : vous regardez la télévision, depuis quelques mois, en France, et il y a de quoi être absolument catastrophé ! Quiconque regarde la télévision honnêtement ne peut être que stupéfait par ce qu’il y voit. Les émissions de télévision les plus cotées sont celles où des gens connus font des blagues, rigolent, rotent, pètent, comme à la maison, dans une espèce de laisser-aller total et absolument ahurissant. On regarde cela et on se dit : aussi catastrophiste que j'aie été, ça, je ne l'avais pas prévu ! Ce qui est extraordinaire, c'est que la catastrophe nous réserve des surprises. Même à nous, pessimistes !
Votre exemple est trivial, justement. Comment peut-on détecter une « catastrophe » simplement à partir d’émissions de télé, un média dans lequel, historiquement, l’élévation d’esprit n’a jamais été la norme ? J’en demeure convaincu, même si je ne puis présenter de statistiques : le catastrophisme est très présent, voire dominant, en France. La littérature qui remporte du succès, qui suscite les débats les plus soutenus en est empreinte. Je pense évidemment au succès des Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Et que dire de la fortune contemporaine des grandes dystopies ? Notre monde est obsédé par les dystopies. On crie constamment, aujourd’hui, à « 1984 » ! On voit Big Brother et des télécrans partout. Quand on ne nous met pas en garde contre Le Meilleur des mondes que nous préparent le clonage, les manipulations génétiques, etc. Bien sûr, il y a de nos jours matière à s’inquiéter, mais pourquoi, toujours, annoncer le pire des mondes, crier au loup, dire que la catastrophe est inévitable ? Est-ce parce que les intellectuels ne sont pas écoutés, qu’ils se sentent obligés d’annoncer le pire, de sonner l’hallali ?
A.F.: Attardons-nous à Houellebecq d’abord. Je dirais à la fois qu'il est catastrophiste et qu'il est catastrophique. Il fait partie de la catastrophe. Il est dans les symptômes mêmes les plus affolants de ce qui se passe.
Il a écrit, vous l’avez noté, un livre important, Les Particules élémentaires, que j'ai aimé et défendu quand il en était besoin, parce qu'il a révélé ce qu'il pouvait y avoir de tragique dans la sexualité actuelle. C'était une réponse à l'optimisme soixante-huitard, à l'optimisme libéral libertaire qui nous suggérait constamment la même chose : maintenant que nous avons vaincu les interdits, nous avons touché aux rivages de l'utopie. Chacun peut faire ce qu'il veut, jouir comme et quand il le veut. Houellebecq arrive et nous dit : Non !, il y a une violence dans la sexualité qui ne tient pas aux préjugés catholiques. Il y a une violence qui tient aussi à la brutalité des rapports inter-humains. La sexualité libre, c'est une sorte d'état de nature où l'injustice la plus terrible se répand. Celui qui est beau et fort est heureux et celui qui est moche est foutu.
À moins qu'il n’écrive un grand roman !
A.F.: Oui. Ou plutôt : à moins qu'il ne devienne une star de rock ! Houellebecq, évidemment, a retrouvé une place dans le circuit dont il avait été exclu. Mais c'est à son exclusion que nous devons sa pertinence. Il a révélé la face noire de la liberté. Mais j’insiste : il est catastrophique aussi.
[Des clients, dans le café où se déroule l’entretien, ne cessent de faire du bruit en déplaçant des chaises…]
AF : Ah ! Je crois que je vais commettre un meurtre, Antoine ! Mais voilà, je vais l'avouer avant et comme ça vous pourrez vendre mon aveu aux flics.
Ce sera plus facile de vous livrer.
A.F.: Aïe, je les tuerais bien tous les quatre ! Tiens voilà, voilà pourquoi je suis catastrophiste : il y a effectivement une catastrophe… Oh quelle horreur !
Quoi ?
A.F.: Mais ça continue ! Ils font du bruit, sans arrêt. Ça m’énerve ! … Il y a une catastrophe à laquelle personne ne fera rien : c'est le tourisme. Je pense par exemple qu'on ne peut plus vivre dans Paris. Parce que vous ne pouvez pas aller où que ce soit un dimanche ou un samedi sans être absolument submergé par les touristes. Même ici ! Ce n'est pas possible ! Regardez ! Il y a un équilibre entre le visiteur et l'habitant qui ne se fait plus du tout. Et c'est l’équivalent d’une destruction du monde. C'est ça, la catastrophe. On se dit : « le monde va finir dans une grande explosion ». La bombe atomique n'a pas éclaté. On devrait donc pousser un soupir de soulagement. Non ! Le monde ne finira pas dans une explosion, il finira dans le ridicule, c'est-à-dire le tourisme.
C'est un peu comme la fin des livres, elle ne se produira pas comme dans Fahrenheit 451. C'est le flot incommensurable des livres qui aura raison des grands livres.
A.F.: Voilà. Et là, c'est le flot des touristes. C'est le flot de la démocratie, de la libre circulation des personnes. Donc, ce flot, on ne peut l'arrêter, le supprimer, mais en même temps, c'est une destruction totale….
AF : … je disais donc que Houellebecq fait partie de la catastrophe. Pourquoi ?
Parce que l'autre jour, donc, à la télévision, Canal Plus, chaîne câblée, chaîne à la mode, chaîne branchée, présentait une grande émission. On avait donné carte blanche à trois ou quatre romanciers de l'époque pour réaliser, chacun, un film sur l'érotisme. Étaient invités, entre autres, Christine Angot, Vincent Ravalec et Michel Houellebecq.
Là, on avait sous les yeux le symptôme de la décadence. Car après tout, la France, c'est l'un des grands pays du libertinage. La France a, dans son patrimoine, une littérature érotique magnifique. Et une réflexion sur l'érotisme menée notamment par les grands écrivains du XVIIIe siècle. Réflexion continuée en France aujourd'hui, notamment, par Kundera.
Vous y avez vous-même contribué avec Le Nouveau Désordre amoureux.
A.F.: Oui, si l'on veut. C'était justement un effort de réflexion. Or, de toute cette tradition, que reste-t-il aujourd’hui ? Rien d’autre, semble-t-il, que la prétention vide de quelques auteurs qui affirment leur moi. Parmi eux, Christine Angot, déclamant sa prose dans une chambre d'hôtel, en disant : « L'érotisme je ne sais pas ce que c'est. L'amour, l'érotisme non plus. Je ne sais pas, je ne sais plus, gna, gna, gna. » Un total néant.
Deuxième moment, et là c'en est un effectivement douloureux : Michel Houellebecq. Ce dernier, vraiment, semble avoir dit son dernier mot avec la phrase finale des Particules élémentaires qui constituait une sorte d’adieu à l'homme. Il a bouclé la boucle et, semble-t-il, n'a plus rien à dire. En guise d'érotisme, il imagine une dystopie. Une île, quelque part, plein d'herbes et de femmes à moitié nues, portant de petits corsets mais laissant voir l'essentiel et se faisant à tire-larigot des cunnilingus et puis marchant, disparaissant derrière des feuillages. Mélange douteux de David Hamilton et de porno banale. Et, là aussi : un néant total. Rien ! Aucune réflexion, aucun humour, aucune excitation non plus, parce que…
…tout est donné.
A.F.: Justement. Et c'est ce que disait très bien Barthes : « l'érotisme c'est là où le vêtement baille ». C'est-à-dire que l'érotisme est toujours dans l'intervalle, dans la transgression. L'érotisme, justement, c'est un moment d'excitation qui vient lorsqu’on ne s’y attend pas.
Chez Houellebecq, rien de tout cela. Nous nous retrouvons dans une sorte de lieu clos consacré entièrement au sexe, un néant érotique coupé — pour des raisons que je n'arrive pas à comprendre — de toute tradition érotique. La catastrophe, c'est aussi ça. C'est-à-dire, comme un mur invisible qui nous sépare de notre propre passé, qui fait de nous des zombies. Michel Houellebecq, dénonciateur de la catastrophe dans Les Particules élémentaires, participe de la catastrophe dans ce documentaire. Bref, la catastrophe a eu lieu. La preuve : Houellebecq et le néant prétentieux qu'il déploie en guise de réflexion filmique sur l'érotisme.
Voilà encore un exemple assez trivial, non ? Rien en tout cas pour justifier la grande frayeur qu’entretient une certaine obsession contemporaine pour les dystopies, par exemple.
AF : Je ne vous convaincs peut-être pas. Le problème, c’est que nous nous trouvons très démunis pour parler de la catastrophe actuelle. Pourquoi ? Précisément en raison de la tradition critique, voire hyper critique, des dystopies, qui nous incite à penser toujours la catastrophe en termes d'oppression. La catastrophe, c'est un pouvoir sur quelque chose. Donc on pense tout de suite à 1984 ou à la bio-oppression du Meilleur des mondes.
Que faire face à une catastrophe non-oppressive ? Telle est la question contemporaine. Il y a, je crois, deux solutions. On peut dire, d’une part : puisque ce n'est pas oppressif, il n’y a pas de catastrophe. Ou alors on dit : puisque c'est une catastrophe, c'est aussi une forme d’oppression. Et ce sont ces deux types de discours que, personnellement, j'aurais tendance à récuser. Il se passe quelque chose actuellement que nous avons du mal à prendre en compte. Pas tout le monde, ceux qui s'inscrivent, comme Philippe Muray, dans une tradition célinienne de fulmination contre l'humanité voient des choses. Mais évidemment, cela recèle peut-être un autre danger.
Celui de la misanthropie.
A.F.: Oui, cela peut confiner à la misanthropie, puis à l'arrogance. Mais, la difficulté, pour nous, elle est là, cette aspiration forcenée à la catastrophe. Pour cette raison, quand vous dénoncez le tourisme, que pouvez-vous faire ? Interdire, raréfier, réduire le tourisme, de façon autoritaire ? Certainement pas !
Mais ne le fait-on pas parfois ? Chez nous, on empêche des cars de touristes de circuler dans certains endroits du Vieux-Québec. En Grèce, on limite l'accès à l'Acropole. À Lascaux, en 1963, lorsqu’on s’est rendu compte que les fresques s’effaçaient, en raison de l’accumulation de gaz carbonique dans les grottes, Malraux ordonna leur fermeture.
A.F.: Bien sûr, on est obligé de limiter, de raréfier. Je pense qu'on y sera de plus en plus contraints. C'est un encadrement de la liberté. Mais c'est une difficulté. Puisque nous ne sommes plus dans le scénario classique de « la liberté contre le pouvoir ». Nous nous trouvons dans une situation autre qui nécessite un encadrement, une réduction même de la liberté.
Vous parlez de la liberté comme du cœur du problème. Mais n’aurions-nous pas avantage à être plus précis et parler de « licence » ? Ce que vous avez décrit comme la « liberté fatale » dans votre dernier livre sur l'Internet, n’est-ce pas plutôt la licence ? En tous cas, à mes yeux, cela ne ressemble pas à la liberté de « Liberté, égalité, fraternité », à celle des premiers modernes. Chez Rousseau, par exemple, la liberté est une chose qu’on s'impose à soi. D’où son expression paradoxale : « on le forcera d’être libre ».
A.F.: Liberté ou licence ? Je ne sais pas. C’est assurément la « liberté spontanéité » plutôt que la « liberté autonomie ». Ce n'est pas pour l'individu le fait de se fixer ses propres normes mais le fait d'obéir à ses caprices ou à ses instincts. C'est une liberté d'enfant gâté.
Et l'économie qui lui correspond, comme le dit Paul Soriano, est une économie de just in time. Il faut, tout de suite, le plus rapidement possible, répondre à ses besoins, dès qu'ils se présentent. Ce n'est pas vraiment une liberté des premiers modernes. Ce serait une liberté « licence », dont découle une volonté à la Jim Morrisson : « I want the World and I want it now ! »
A.F.: Vous avez raison. C’est en quelque sorte le processus vital qui réclamerait ses droits. C’est la liberté d'un temps qui fait de la vie la valeur suprême.
Mais le problème reste entier : il est très difficile, face aux déchaînements d'une liberté pareille, de dénoncer simplement le conditionnement et le pouvoir qui serait derrière. Et il y a là une aspiration de l'être. C'est cette concordance entre les aspirations les plus profondes de l'individu démocratique et la technique qui pose aujourd'hui les problèmes les plus graves. On ne peut pas, à la manière d'Adorno, désigner simplement la technique comme une puissance aliénante. Le terme d'aliénation est insuffisant. Trop optimiste, au fond ! C'est la raison pour laquelle on a tant de mal à répondre à cette catastrophe. Et c'est la raison pour laquelle elle peut paraître irréversible.
Voulez-vous dire que l’on s'auto-aliène ?
A.F.: On s'aliène à soi-même. C'est en cela qu'on peut parler d'une « liberté fatale ». On est libre de tout, sauf de soi.
Alors c'est l'idée de la limite, l'idée du refoulement ou l'idée des limites à s'imposer à soi-même qu'il faudrait réhabiliter ?
A.F.: Je crois que la grande question du siècle à venir sera celle-là. Je ne sais pas comment on pourra la développer, mais elle se pose déjà. « Veut-on le clonage ou non ? » Chose certaine, il est de plus en plus difficile d'envisager le développement en termes de progrès. Chaque développement ouvre des possibilités et il y a des possibilités dont on espère qu'elles resteront virtuelles, sans trop y croire. Indubitablement, la question de l'avenir sera la question des limites.
Mais revenons au catastrophisme. Vous disiez qu'il y a une coquetterie du catastrophisme, qu’entendez-vous par là ?
A.F.: Je distingue deux grandes traditions critiques dans la pensée européenne. La première, hyper démocratique, dit : « il n'y a pas assez de liberté, pas assez d'égalité. La liberté que nous avons est mensongère. L'égalité que nous avons elle-même camoufle une inégalité féroce ». Dans cette optique, c'est au nom des promesses de la modernité qu'on critique la modernité. C’est au nom de la démocratie réelle et radicale qu'on critique les apparences de la démocratie et au nom des droits de l'homme qu’on critique leur application actuelle. Cette critique est toujours très forte. Elle est virulente.
Mais vous avez une autre tradition, aristocratique, et en fait nietzschéenne, qui consiste à dire : « Voilà, c'est le dernier homme. » L'homme ultime de la démocratie est un homme finalement veule, médiocre, incapable de grandes œuvres, sacrifiant la grande œuvre au « bonheur » et n'ayant du bonheur qu'une idée très médiocre. C'est-à-dire sacrifiant la grandeur au bonheur et rabattant le bonheur sur le bien-être. Cette tradition a sa beauté, sa légitimité. Elle peut même paraître plus en phase avec la réalité actuelle que la précédente, puisqu'elle nous rend capable d'incriminer non le trop peu de démocratie mais peut-être le trop de démocratie qu'il y a dans notre société. L'incapacité où est notre société, justement, de souscrire à des valeurs différentes, autres que les valeurs démocratiques. Évidemment, cette critique, aussi précieuse soit-elle, est en même temps extrêmement périlleuse parce qu'elle peut déboucher assez vite sur le mythe du surhomme, sur une cassure en deux de l'humanité : l'humanité du dernier homme d’un côté; et, de l’autre, ceux qui sont capables de s'en extraire, de s'en abstraire et qui témoignent d'une autre et admirable possibilité de l'humain. Ces derniers formeraient une sorte de Club de gens non-contaminés. C'est évidemment l'une des grandes tentations, l'une des grandes difficultés du catastrophisme. Quelquefois même, cet aristocratisme est présent, mais de manière inavouée, chez ceux qui font profession de mener une critique hyper démocratique de notre société. De manière clandestine, subreptice, ils réinsufflent les thèmes de la critique ultra-aristocratique en disant, tel Guy Debord : « je vous peins le spectacle de la société, je vous décris la société du spectacle ». Cette aliénation, bien entendu, il n'en rend pas responsable ses victimes, mais en même temps il s'en désolidarise. Il est, lui, l'homme qui sait, l'homme qui s'arrache à cette aliénation générale.
Il le fait tout en restant démocratique et non aristocratique. Tout en ayant comme horizon l'égalité.
A.F.: Voilà. Il ne peint pas la réalité humaine. Il peint l'aliénation. Il n'incrimine donc pas l'humanité, il incrimine la société. On incrimine l'humanité quand on fait la critique du dernier homme. On incrimine la société quand on parle d'un point de vue démocratique. Je ne peux m’empêcher de croire qu’une critique de la société ou du système soit naïve. Elle n’est pas à la hauteur des problèmes qui nous sont posés. D'un autre côté, je vois tous les dangers d'un catastrophisme aristocratique. C'est-à-dire toutes les gratifications qu’il peut apporter à celui qui l'énonce. C’est au fond le bonheur d'être supérieur à l'humanité.
L’impression de faire partie d'un club sélect des résistants.
A.F.: Plus que ça ! C'est-à-dire d'être fait d'une autre argile. Ne pas être partie prenante.
Le catastrophisme me semble être, dans la presque majorité des cas, une pensée profondément systémique. Les penseurs qui la formulent s’excluent toujours du système qu’ils mettent au jour. C’est une pensée moniste, aussi. Il y a une cause centrale unique. Chez Annie Lebrun, on sent que le monde est totalement lisible, qu'elle a tout compris et que tous les problèmes découlent d’un seul et même problème : il y a « trop de réalité ». Chez Philippe Muray, tout contribue à démontrer qu'il y a bien une catastrophe festiviste. Que tout y contribue et que tout passe par cette même cause et tout y revient. En revanche, vous, vous avez beau dire que vous faites partie des Cassandre, mais je ne perçois pas de système dans vos analyses. Je sens chez vous, bien sûr, l’effroi terrible et constant de la catastrophe en préparation, voire advenue, mais je ne crois pas que vous placiez celle-ci dans un schéma préétabli, comme un système.
A.F.: Je comprends. Et notre problème est entre autres celui-ci : il est difficile de méconnaître les processus qui sont à l'œuvre. En même temps, il faut résister de toutes nos forces à la tentation de bâtir un système. D'abord parce qu'il y a toujours des événements, ne fût-ce que parce que nous vivons, malgré tout, dans le monde de la pluralité humaine…
…et de l'histoire.
A.F. : Et de l'histoire. En ce sens, je pense qu’il ne faut pas oublier qu'on est partie prenante. Dans son dernier essai, Le Testament trahi, Kundera fait la critique d'Orwell. Au fond, ce qui dérange, chez Orwell, c'est une vision trop unilatérale du monde totalitaire. Le monde totalitaire, je l'ai connu, dit en substance Kundera, mais Orwell ne m’en restitue pas la vérité parce que j'ai aussi vécu autre chose dans ce monde-là. Bien sûr, Kundera n'habitait pas au cœur de l'empire totalitaire. Il habitait en Tchécoslovaquie. Lui-même souligne qu’il faut faire des gradations. Mais il fait remarquer que quelquefois, lorsqu’il échange des souvenirs avec d'autres Tchèques, il a l'impression que ceux-ci réécrivent leur passé. Qu'ils procèdent à une orwélisation de leur mémoire. Gardons-nous donc de procéder à une orwélisation de notre présent ! C'est-à-dire d’oublier, au sein même de la catastrophe, les moments de vie, de bonheur, que nous pouvons ressentir. Parce que cela serait nous mentir à nous-mêmes aussi.
D'où, d'ailleurs, l'importance que peut continuer d'avoir pour nous le roman. Sauf, justement, à emprisonner le roman dans un système, comme d'aucuns le font aujourd'hui. Mais le roman qui sait introduire le terre à terre — le trivial pour reprendre notre mot de tout à l’heure — inclut aussi les dimensions de la vie qui échappent en quelque sorte à la philosophie, qu’elle soit pessimiste ou optimiste. Et c'est en cela que le roman est un art absolument indispensable. Il y a ceux qui peuvent être tentés d'oublier la catastrophe, de la fuir dans un optimisme totalement délirant. Mais il y a aussi ceux qui peuvent être tentés d'oublier la vie au profit de la catastrophe. Contre cet oubli de la vie, nous n'avons qu'un seul recours : c'est l'art, en l'occurrence la littérature. Et plus précisément le roman.
On a beau avoir le roman, la difficulté de parler et de répondre à cette catastrophe contemporaine semble persister.
AF. : Longtemps, il y a eu l'homme face à la nature. Le destin c'était, justement, l'incapacité pour l'homme de maîtriser la nature. Tout d'un coup, la nature refaisait totalement irruption. Jadis, il n'y avait de catastrophes que naturelles. Or, maintenant, l'homme est partout. Plus le monde est humanisé, moins le monde est maîtrisable. Donc, c'est ce divorce de l'humanisation et de la maîtrise qui produit le sentiment de peur. On se sent dessaisis au moment même où s'exerce le plus grand pouvoir des hommes. Je crois que c'est de ce dessaisissement dans la maîtrise même que naît le profond sentiment de catastrophe dans ce qu'il a, malgré tout, de légitime. Comment exprimer cela autrement ?
Face à un tel sentiment, il y a un autre risque qui se présente à nous aujourd'hui : celui de nous ressaisir au travers de la dénonciation, de l'accusation généralisée. Puisque le monde est humain, puisque « ça » ne fonctionne pas comme nous le souhaiterions, il y a des « responsables », des « coupables ». C'est l'ultime avatar du principe de raison. De celui-ci, nous attendions qu'il nous fasse accéder au bonheur. Eh bien non ! Ce n'est pas parce que l'homme s'est répandu dans la nature que nous sommes heureux. Il nous faut trouver une raison au dysfonctionnement des choses. Et le principe de raison triomphe au pénal, si j'ose dire. Au lieu de triompher dans le bonheur, il triomphe dans l'accusation. Et ça, c'est aussi une tentation très présente dans le monde contemporain. Y succomber, c'est ne pas être à la hauteur de la catastrophe. Au contraire, on l'aggrave parce que, si à un pouvoir de moins en moins contrôlable, correspond une accusation démesurée, c'est quasiment l'enfer qu'on se prépare. Et on pourrait bien un jour entrer dans un monde comme celui-là. Il n’y a pas là de dystopie, puisqu’un tel scénario est tout à fait possible.
Cela me fait penser à « l’envie du pénal » que Philippe Muray dénonçait dans Après l'histoire I. Mais lorsque vous affirmez qu’il n’y avait auparavant que des catastrophes naturelles, voulez-vous dire que l’extension du domaine de l’homme, si je puis dire, rend les hommes responsables de tout ? Philippe Muray dit lui aussi que l’on se surprend aujourd’hui lorsque la nature reprend ses droits et nous rappelle notre contingence dans ce monde. Je pense à un exemple qu’il donnait, celui d’un tremblement de terre en Turquie. Après celui-ci, le seul réflexe a été de dire : « C'est terrible, le responsable des morts c'est le gouvernement parce qu'il n'a pas préparé les bonnes réglementations pour la construction des maisons. »
A.F.: Mais justement, il y a une part de vrai dans ce constat. Plus rien n’est purement naturel. Même les tremblements de terre. Aujourd'hui, les Américains ou les Japonais sont beaucoup mieux protégés que les Turcs, parce qu’ils bâtissent en fonction de ces séismes possibles. D'un autre côté, je crois qu'au lieu de chercher un coupable derrière tout dysfonctionnement, on ferait mieux de s'interroger — de manière heideggerienne — sur la folie qui consiste à vouloir que tout fonctionne. Or, si vous pointez des dysfonctionnements, et cherchez un coupable, vous êtes encore dans l'horizon du fonctionnement général.
L'exemple de la vache folle est intéressant à cet égard : il a fallu une série de dysfonctionnements économiques et politiques pour en arriver à cette épizootie d'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), ce grand risque sanitaire qui pèse sur nous tous. Mais ces dysfonctionnements ne doivent pas nous cacher que le problème naît d'une identification absolue des vaches à une fonction. Seule cette identification a rendu possible la transformation des herbivores en mangeurs de farines animales. D'où la nécessité de prendre conscience que faire face à la catastrophe, ce n'est pas chercher des coupables. C'est plutôt remettre en question les types de rationalité dont la catastrophe est porteuse, c’est-à-dire de s'interroger sur cette volonté, omniprésente aujourd’hui, de tout faire fonctionner tout le temps. D'identifier l'être à une fonction.
Vous comprenez donc qu’il m’est difficile de me borner à une dénonciation de la vanité des pessimistes, parce que ce serait abandonner de véritables problèmes pour certaines de ses retombées psychologiques. Oui, il existe bel et bien un catastrophisme coquet et narcissique. Mais oui ou non, y a-t-il une catastrophe ? Il ne faut pas oublier cette question essentielle.
Mais peut-il y avoir de bonnes nouvelles ? On a l'impression aussi que — toute coquetterie mise à part — dans le catastrophisme, il ne peut y avoir de bonnes nouvelles. Tout événement est systématiquement mis au service de l'annonce de la catastrophe. Vous parliez de Jean-François Revel et de Fukuyama tout à l'heure. Mais il y a des faits : on s'est effectivement débarrassé de plusieurs dictatures en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Amérique latine. Il y a de quoi se réjouir, non ? Cela ne peut-il pas être une bonne nouvelle malgré les indéniables défauts des régimes qui ont succédé aux dictatures ? Malgré tout, n'est-ce pas une bonne nouvelle ?
A.F.: C'est une bonne nouvelle, certes. Mais la question se pose de savoir si cette bonne nouvelle va nous aider. Et cette bonne nouvelle a plongé un certain nombre de penseurs et d'idéologues français dans une euphorie, une bonne humeur, que ne partagent pas nombre d'anciens dissidents d'Europe de l'Est. Vaclav Havel, par exemple, qui est peut-être un des penseurs les plus pessimistes d'aujourd'hui ! Il ne faut pas oublier qu’il était prisonnier et qu’il est devenu président ! Et voilà quelqu'un qui reste effaré par le spectacle du monde.
Alors, une bonne nouvelle, ce serait quoi aujourd'hui ? Ce serait par exemple que le monde traumatisé par la crise de la vache folle soit capable d'abandonner une agriculture exclusivement productiviste. Mais ce serait une décision d’envergure avec des conséquences sur la vie, sur les paysages européens, etc. Bien sûr, il faut déclarer que c'est encore possible. Enfin, nous verrons bien… Et il faut convoquer un penseur comme Hans Jonas : y a-t-il ou non une valeur politique de la peur ?
Vous voulez dire : Y a-t-il une heuristique de la peur ? Ou : Cette heuristique peut-elle avoir des conséquences ?
A.F.: La peur nous aide-t-elle à penser ? Peut-être. L’autre question est : Nous aide-t-elle à agir ? La peur de l'ESB nous aidera-t-elle à reconsidérer notre agriculture ? Débouchera-t-elle sur un projet politique distinct de celui dans lequel nous nous sommes engagés ?
Cela prendrait quelle forme ? Une sorte de retour à la terre ? Une agriculture bio ?
A.F.: Pas un retour à la terre, mais de une agriculture bio, oui. C’est-à-dire une sorte de mesure allant dans le sens de la rupture avec l'élevage en batteries, coupant avec la fureur productiviste. Les conséquences seraient énormes. Cela voudrait dire, non seulement cesser de concevoir l'agriculture comme une industrie, mais en plus comme une industrie exportatrice. Ce serait insister sur le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes. Ce serait opter pour des cultures vivrières plutôt que sur les OGM dont le but véritable est de permettre à des grandes industries agrochimiques d’avoir tous les hommes de la planète comme clients. Et en fournissant ces derniers, bien entendu, de les enchaîner par le fait même.
Certes, on ne désinvente rien. Les « progrès » de la technique seront toujours là. Mais, si, par exemple, les phénomènes actuels menaient au moratoire sur les OGM et à l'abandon progressif de la culture hors-sol et de l'élevage en batterie. Même si tout cela devait être fait avec une technique très sophistiquée, il y aurait eu bonne nouvelle. Il ne faut pas, je crois, fermer la porte aux bonnes nouvelles possibles. Mais il ne faut pas, non plus, nous limiter à l’affrontement totalitarisme-démocratie pour fermer les yeux sur une espèce de processus fou qui nous emporte. Ce serait très idéologique d'en rester aujourd'hui à l'opposition totalitarisme-démocratie pour nous féliciter du monde comme il va. Je crois que c'est ça qui me différencie complètement de Revel.
Il y a un optimisme à droite, celui de Revel. Il y en a un à gauche, que Raymond Aron a jadis mis en relief par une formule paradoxale : « l’optimisme catastrophiste ».
A.F.: C'était pour dire qu'au fond, selon ces penseurs, plus ça va mal, plus s’annoncent de beaux lendemains. La gauche de gauche est incapable de véritable catastrophisme. Elle exagère à plaisir, par exemple, les crimes du libéralisme. J'ai récemment participé à un débat organisé par la gauche de gauche du Monde diplomatique. Après que j’aie parlé de la mémoire, du passé et des crimes totalitaires, un participant est intervenu pour dire : « Je vous trouve très clément avec le monde dans lequel nous vivons. Vous avez parlé du nazisme et du communisme, qui ont fait des millions de morts, mais ça n'est rien par rapport aux milliards de morts que fait le libéralisme. »
Pour eux, il y a un Livre noir du libéralisme ?
A.F.: Bien sûr, mais surtout, le libéralisme, qui est un courant de pensée, est traité par eux comme un régime. Pouvant être traité comme un régime, on lui impute tout ce qui ne va pas. Donc, effectivement, les dizaines de millions de morts africains du sida sont imputables à un génocide commis par le « système libéral ». On nage, en effet, avec eux, dans le catastrophisme le plus effréné. Mais cela demeure un catastrophisme de première instance n’ayant pour but que de mobiliser pour la lutte finale.
C'est l'espoir que le capitalisme tombera « sous le poids de ses propres contradictions », comme disent les marxistes.
A.F.: Exactement. On est dans un monde toujours gouverné par l'espoir. Ce sont des gens incapables d'une vraie tristesse, incapables d'un vrai désespoir. Selon moi, la situation dans laquelle nous vivons demande davantage : comment penser la réalité sans s'adosser à une alternative miraculeuse ? C'est un peu ça aussi, la nécessité où nous sommes. Il est superficiel de dire: « Nous sommes sortis du totalitarisme, donc nous n'avons qu'une chose à faire, c'est vanter la démocratie. » Il faudrait plutôt se dire: « Comment réfléchir au monde dans lequel nous sommes maintenant, comment réfléchir au monde comme il va, maintenant que nous sommes veufs des utopies et des alternatives miraculeuses ?»
Il y a tout un catastrophisme qui n'a comme finalité que de ressusciter le rêve messianique de la société sans classes. Parce que le messianisme laïque c'est ça : l'annonce du Grand soir, elle se fait au travers des horreurs dans lesquelles nous vivons.
Peut-être, mais il me semble que les utopies contemporaines — je pense à Ignacio Ramonet et au Monde diplomatique — sont plus modestes que celles de jadis. C’est, par exemple, la taxe Tobin : le mouvement « Attac ». Ce n’est pas l’espoir fou de l’évaporation progressive de l’État après des décennies de dictature du prolétariat. C’est plus modeste que « l'homme nouveau » du communisme. N’est-ce donc pas une preuve qu'ils ont en partie tiré les leçons des dérapages de ce siècle ?
A.F.: Oui, en partie seulement. Ils sont plus modestes dans leurs réflexions sur les alternatives. Là où ils n'ont cependant pas tiré les leçons, c'est dans cette virulence accusatoire qui fait du mal la résultante d'un complot. Ils sont restés, de ce point de vue-là, rousseauistes : tout le mal naît de l'oppression. L'homme est bon naturellement. Ils nous invitent donc à changer de système politique pour éradiquer
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