Je ne vous ferai pas un exposé sur les théories du désenchantement comme processus moderne irréversible et pourtant toujours réticent et imparfait puisque moralement souhaitable et psychologiquement insupportable. L’« épuisement des anciens dogmes », c’est le lieu commun qui traverse la première moitié du XIXe siècle puisqu’il réunissait ceux qui s’en affligeaient, ceux qui s’en réjouissaient, et ceux, les plus nombreux, qui y voyaient avant tout une fatalité de l’évolution historique, une « loi du progrès » qu’il fallait constater irréversible avant d’en tirer les conséquences et de chercher à remédier à certains de ses dangers s’il y avait lieu — ne serait-ce qu’en créant une religion politique pour combler le vide.
Hannah Arendt écrivait, il y a cinquante ans, que nous, modernes, devions simplement apprendre à vivre « in the bitter realization that nothing has been promised to us, no Messianic Age, no classless society, no paradise after death ». Elle soutenait la thèse stoïque d’une désillusion ultime de l’homme moderne, sobre et raisonnable, mais dépourvue de promesse de bonheur et tenue de regarder sans ciller un monde insupportable. Telle serait la condition désenchantée du « dernier homme » de Nietzsche. La modernité peut être vue comme un apprentissage, toujours inachevé parce que se heurtant toujours à des résistances fantasmatiques nouvelles, du désenchantement.
Il n’est pas sûr, hélas, que l’état actuel du monde représente un pas en avant décisif dans ce processus : les thèmes du nouveau discours social ne suggèrent pas un progrès de la sobriété rationnelle face au monde (avec ses nécessités et sa part d’inconnaissable), mais le bricolage hâtif de nouveaux alibis, de nouvelles rancœurs, de nouvelles têtes de Turc et de mythes retapés. Les considérations philosophiques qu’exprime Hannah Arendt planent loin au-dessus de leur équivalent vulgaire qui forme le pain quotidien du nouveau discours social : celui de l’adoration cynique ou résignée de l’Ordre démontré intemporel et inexpugnable du monde, les illusions de changement et de justice ôtées, autour des valeurs intangibles du Profit, de la Concurrence et du Marché.
1. L’IDÉOLOGIE DE LA FATALITÉ
À mesure que se développe en ce tournant de siècle un capitalisme de nouveau style, boursier et spéculatif, avide de sur-profits et imposant cette logique aux entreprises, les médias dociles démontrent, stoïquement ou triomphalement, la fatalité du chômage « structurel », des délocalisations, des « dégraissages » , des profits exponentiels, des réductions salariales et martèlent leur pédagogie de la résignation amoureuse au Marché — parfois brutal, parfois garant des « droits de la personne ». Ce discours tourne autour d’une démonstration inlassablement refaite : il n’y a pas d’alternative ! Le stoïcisme médiatique débouche sur un amor fati, il faut d’abord vouloir regarder le monde tel qu’il est et l’accepter tel quel.
Dans un essai annonçant la « fin de l’histoire », Francis Fukuyama a voulu consacrer dans l’imaginaire collectif une mutation d’hégémonie qui rend obsolète l’idée de progrès, chimérique, la marche de l’humanité vers plus de justice et plus de bonheur, qui montre complémentairement redoutable le paradigme de la « révolution sociale » et irréalisables les anciens programmes de réforme radicale. Qui prive ainsi de crédibilité ces Grands récits de l’histoire qui ont été pendant deux siècles les « énigmes résolues » de l’éternelle exploitation des hommes.
Les hommes se sentent emportés ainsi dans un développement inhumain qu’à bon droit ils n’osent plus appeler progrès, une fuite en avant on ne sait vers quoi, en même temps que disparaît toute alternative politique et philosophique à ce processus que « personne n’a vraiment voulu », et que continue à se développer de façon incontrôlable le big bang de l’inhumain.
En effet, personne ne prétend plus chercher un sens à ce processus. Il y a bien ici et là encore quelques idéologues de la « croissance à tout prix » , mais la confiance mise dans le développement accéléré indéfini ne se sort pas du XXe siècle en bien meilleur état que les formules démodées de l’État planificateur ou de la « propriété collective des moyens de production ». Les militantismes progressistes de jadis avaient développé au contraire une thèse sans laquelle aucune espérance terrestre ne leur semblait possible : que l’histoire est intelligible ET maîtrisable, que la volonté éclairée et solidaire des hommes peut l’orienter et conduire l’humanité vers le bonheur. Que l’histoire n’est pas l’éternel retour de fatalités aveugles ni une fuite en avant que personne ne maîtrise. L’histoire sans l’espérance d’un progrès vers l’amélioration de la condition humaine, d’une délivrance progressive du mal social est une « machine infernale » , a écrit Adorno, car une société juste y est simplement une illusion sans avenir.
2. LE DIAGNOSTIC CRÉPUSCULAIRE
On l’a subodoré, le « mensonge fondateur » du discours de Fukuyama et de ses pareils est l’axiome selon lequel la démocratie libérale est inséparable du marché capitaliste. Plus exactement, ce qu’il faudrait demander qu’ils précisent, c’est : inséparables tous deux, mais comment ? Comme des complices ? Comme des frères siamois ? Comme un manteau de Noé démocratique dissimulant l’obscénité du Système ? Comme la corde et le pendu ?
Plutôt, si vous voulez mon avis et une autre métaphore, ils sont inséparables comme l’aveugle et le paralytique : le marché capitaliste avançant aveuglément avec les idéologies progressistes et révolutionnaires du passé : à mon sentiment, ils en forment le pur et simple renversement et la décomposition confirmée.
Devant la fatalité annoncée urbi et orbi du « marché » ou de la « mondialisation », plusieurs penseurs français se sont mis à dresser un catalogue volumineux de diverses nécrologies : fin de la gauche et fin de la politique, certes, mais encore déclin de toutes les valeurs séculaires et d’institutions naguère inexpugnables et enfin, décomposition des certitudes en tous genres et des dogmes moraux, sociaux, civiques, — remplacement de tout ceci par un marché criailleur de simulacres de pacotille, de valeurs volatiles et de morales provisoires. C’est comme si la culture française avait soudain senti le besoin de faire le vide chez elle, qu’elle avait vidé la maison France en un grand solde de liquidation de tout son antique mobilier, confortable mais ringard, et qu’elle se promenait désormais dans des pièces vides en regardant avec angoisse les squatters qui y campent. D’où ces essais crépusculaires qui fusent de toutes parts.
En effet, la critique sociale n’a aucunement cessé de nos jours de dire ses indignations et ses scandales. La société mondiale est à la fois inique, mal organisée et désorganisée, inorganisée, abandonnée aux égoïsmes des États et aux intérêts antisociaux et inhumains des multinationales, au conflit de chacun contre tous, livrée au hasard, gaspilleuse et inefficace. La société actuelle est plus que jamais, aussi, dans le discours « de gauche », une société absurde, c’est une sorte de monde à l’envers où tout est organisé au rebours de la logique : c’est une formule vieille de deux siècles qui met en homologie les raisonnements axiologiques et les raisonnements de rationalité pratique : le mal social indigne le cœur et choque la raison.
Une vision cataclysmique du monde fleurit dans l’extrême gauche en repli — là où naguère il n’était question que de luttes victorieuses des masses, de lendemains qui chantent, de sens unique de l’histoire et de progrès de l’humanité. C’est le simple constat que je veux faire face à un discours radical devenu uniformément catastrophique, mais dépourvu de stratégie et d’espérance, qui parvient à rassembler dans une connivence du désespoir les ultimes adversaires résolus de l’impérialisme et du marché global.
En Francophonie, Le Monde diplomatique est le vecteur par excellence de ce Grand récit du crépuscule sans plus d’Agent du bien ni de promesse utopique. « Huit ans après la chute du mur de Berlin et sept ans après la guerre du Golfe et l’implosion de l’URSS, l’optimisme est terminé, écrit Ignacio Ramonet, directeur de cette publication et chantre de l’antiaméricanisme. Le regard du citoyen scrute l’avenir et panique en voyant partout monter les forces de la désorganisation et de l’anomie. L’âge planétaire au seuil duquel nous nous trouvons apparaît plein d’inconnues, de périls et de menaces » Face à cette « heure obscure où nous sommes » plus que jamais, Ramonet retrouve les accents des petits prophètes romantiques (sinon ceux des petits prophètes bibliques), mais la certitude d’un remède à portée de main et d’une victoire imminente des justes manque à l’appel. L’écologisme sert, dans le discours de la gauche des derniers jours, à globaliser la catastrophe en une ruine planétaire irréversible où le progrès (industriel) est devenu l’accusé.
Bien sûr que je vais vite et donc que je ne prétends montrer que ce qui me paraît essentiel : le renversement désormais accompli de la pensée du progrès issue, de fait, du spectacle de la révolution industrielle et des espoirs qu’elle faisait naître au delà de l’injustice de la société « bourgeoise », le désespoir sans nuance (et porté à l’envolée hyperbolique plus qu’à l’analyse) remplaçant l’espérance illimitée et l’écologisme dans ce discours se faisant, techniquement parlant, réactionnaire.
Le Monde diplomatique, grand refuge de la vision cataclysmique ou crépusculaire du militantisme des derniers jours, actionne en basse continue le topo des ténébres envahissantes, de la Nuit nucléaire et morale, de la catastrophe globale imminente en un discours apocalyptique où la « mondialisation », le FMI, l’OMC, le « G7 », les bombardements « humanitaires » de l’OTAN, le virus Ebola, le monopole de Microsoft, les pluies acides, l’américanisation de la culture française, l’encéphalopathie spongiforme bovine, la couche d’ozone grignotée par la pollution industrielle, se cumulent en un « Règne des ténébres » qui nous fait remonter aux discours sombrement prophétiques des premiers doctrinaires sociaux sous Charles X, lesquels étaient un retour évident, en leur temps, du refoulé chrétien, l’iniquité étant multipliée et l’abomination causant la désolation.
Sans doute, Le Monde diplomatique est-il éminemment antiaméricain, mais il faut avouer aussi que le Yankee ne lui suffit plus, que l’Ennemi du genre humain est devenu dans son discours à la fois protéiforme et omniprésent : « L’ennemi principal a cessé d’être univoque, annonce expressément Ignacio Ramonet à ses lecteurs atterrés, il s’agit désormais d’un monstre aux mille visages qui peut prendre tour à tour l’apparence de la bombe démographique, de la drogue, des mafias, de la prolifération nucléaire, des fanatismes ethniques, du sida, du virus Ebola, du crime organisé, de l’intégrisme islamique, de l’effet de serre, de la désertification, des grandes migrations, du nuage radioactif, etc. » Et cætera est dans le texte. Le Monde diplomatique fait voir par ce retour en arrière de sa vision du monde quelque chose de révélateur pour le présent : la persistance d’une critique sociale (et mondiale) qui sait encore dire son exécration de tout et rejeter tout à la fois en croyant montrer que tout se tient, qui attend et annonce la Catastrophe d’un monde d’iniquité à la manière d’Osée et de Jérémie, mais sans avoir plus ni un projet, ni un programme, sans introduire dans le récit un Sujet historique à opposer à l’Anti-sujet malfaisant et diabolique, à la légion du Mal qui tient le haut du pavé mondial.
Ou plutôt, Ignacio Ramonet ne cesse de dire qu’il faut résister d’urgence et globalement à tous ces ennemis à la fois, mais je ne vois guère comment ce propos peut être autre chose qu’une prédication morale, kantienne si vous voulez, dont le destinataire objectif (comme on disait naguère) n’apparaît pas : « La mondialisation n’est ni une fatalité incontournable, ni un “accident” de l’histoire. Elle constitue un grand défi à relever, une sauvagerie à réguler, c’est-à-dire au bout du compte à civiliser. C’est politiquement qu’il s’agit de résister à cette obscure dissolution de la politique elle-même dans la résignation ou la désespérance. » Dans ce monde en décomposition, il va de soi que la France aussi court à vau-l’eau.
Les tenants de la catastrophe imminente du Système capitaliste du temps de la Seconde Internationale refusaient, selon Bernstein, de voir les capacités énormes de développement qui restaient au capitalisme (que celui-ci comportât l’exploitation des hommes et le pillage des ressources terrestres était une autre question — une question éthique justement). Au moins attendaient-ils de la catastrophe, de la crise économique finale, la victoire facile et prochaine du prolétariat et l’instauration d’un Arbeitsstaat démocratique et planiste. Redevenu, par deçà le marxisme et sa rationalité économique, un discours du pur refus éthique et de l’impuissance pratique — c’est bien à quoi aboutit l’hagarde énumération de l’extinction de la Terre ci-dessus — le radicalisme de l’extrême gauche se condamne au repli en secte vaticinante. Et ce repli atteste de la victoire idéologique de son adversaire autant que les discours triomphalistes des Fukuyama.
Entre-temps, le discours des journaux et des médias — ce trait me semble attesté ailleurs, par exemple au centuple dans la presse anglophone — est devenu un extraordinaire stimulateur d’angoisses. Il est étonnant que nous ne soyons pas tous, téléspectateurs et lecteurs de journaux, à prendre des anxiolytiques. Les médias procurent au public une hyper-stimulation d’états phobiques. À cet égard, la presse la plus commerciale développe une vision du monde fort analogue à celle de l’extrême gauche... quoique dépourvue de conclusions militantes et de mise en cause du Système établi. L’énumération des angoisses contemporaines tourne au diagnostic moliéresque : peurs de l’immigration sauvage, des nouvelles pauvretés et des nouvelles délinquances, des drogues, des tabagistes et du second-hand smoking, du virus Ebola et autres bactéries plus ou moins nouvelles, des pédophiles et des prédateurs sexuels, du taux de cholestérol, des manipulations génétiques, des clonages, des légumes transgéniques, — d’où contrôle renforcé du territoire, du quartier, du frigo, du corps, du poids, anorexies et phobies alimentaires, compulsions d’exorcisme (du jogging aux « produits naturels », aux bio-légumes précautionneusement ingurgités), hypochondries induites par la médicalisation des médias avec leur surchauffe de statistiques morbides et fallacieuses, épisodes nouveaux de la guerre des sexes et nouvelles misogynie et « misandrie », phobies de pollution, compulsions de purification ad hoc (antitabagisme, angoisse des pluies acides, crainte que la couche d’ozone ne vous tombe sur la tête), esprit de censure et chasses aux nouvelles sorcières.
3. L’AUBE IMPOSSIBLE
Je crois que la question qui se posera au XXIe siècle en Occident, question que je formule en termes larges mais prégnants, est la suivante : comment les humains parviendront-ils à vivre dans une société anomique, désillusionnée et irrémédiable sans s’inventer de nouvelles irrationalités collectives ? À l’insoutenable désenchantement moderne, les utopies sociales de jadis remédiaient par le réenchantement d’une « religion de l’immanence » (Vœgelin) et la promesse d’une espérance ramenée ici-bas. Sentant venir la ruine irrévocable de la révélation judéo-chrétienne, des fables bibliques, des dogmes des Églises, et voyant ruinés avec eux la morale et le « lien social » que ces fables légitimaient, le XIXe siècle s’était acharné à combler, en ramenant les révélations sur terre, l’immense vide qu’il avait parachevé. La modernité a été ainsi encombrée de tentatives omniprésentes et souvent grandioses de greffer de l’archaïque (des messianismes, des millénarismes et des eschatologies) sur du nouveau : des sciences et des techniques, de l’expansion économique, des mouvements sociaux incompressibles, du déroulement historique accéléré, de la dialectique sociale non maîtrisée, de l’inconnaissable, de l’anomie morale et des effets pervers. Les Grands récits du progrès, ces religions de l’immanence chargées de désavouer et condamner un monde scandaleux, de donner aux hommes un mandat collectif et un nouveau moyen de salut, de promettre la délivrance prochaine des maux sociaux, étaient en effet en rupture radicale avec les révélations des anciennes Églises. Si toutefois l’essence du fait religieux, religions de la transcendance ou de l’immanence, est de promettre aux hommes de les délivrer du mal, alors les Grands récits devaient se former comme des religions de salut nouvelles — et, puisqu’il fallait être « absolument moderne », l’élément fidéiste devait en être refoulé et dénié dans un récit de l’histoire qui se réclamerait de la « science » et qui aurait pour démiurge l’Humanité.
Si quelque chose s’est finalement évanoui dans les cultures occidentales à la fin du XXe siècle, c’est l’idée de progrès, certes, comme boussole d’une axiologie historique (comme moyen de trouver du sens et de la valeur dans le monde), mais c’est, plus radicalement, la possibilité collective de se représenter un monde qui soit différent du monde tel qu’il va et évidemment meilleur — et de vouloir donc travailler à le faire advenir. Nous avons assisté à la Seconde Chute, celle des religions « intramondaines » et, en dépit des bricolages idéologiques et des morales provisoires de la période actuelle, il n’y a plus de recette neuve de réenchantement qu’il suffirait d’activer.
Envisageant cette conjoncture prochaine, Hannah Arendt avait écrit — j’ai cité sa phrase plus haut — que nous, modernes tardifs, allions devoir tout simplement apprendre à vivre « in the bitter realization that nothing has been promised to us, no Messianic Age, no classless society, no paradise after death ». Tout est ici : nous devions apprendre... L’idée que poursuit Arendt est celle de la désillusion comme nécessité éthique et comme processus historique entamé avec le scepticisme libertin et philosophique à l’égard des religions révélées et qui devra, quoi qu’on en ait, s’accomplir jusqu’au bout. Nous, modernes des derniers jours n’avons plus le choix d’admettre qu’il n’est ni paradis, ni régime social juste, ni société sans classe, même si cet aveu doit nous être bien « amer ». Sans doute dans sa philosophie des totalitarismes du XXe siècle, Arendt n’est-elle pas loin d’un Vœgelin: dans tout projet humain, prométhéen, de connaître de part en part le monde et de le changer radicalement, Vœgelin ne voyait qu’hybris et vaine révolte contre la condition humaine. Cet apprentissage du désenchantement, s’il est dur à faire, sera ultimement bénéfique : les religions révélées ont apporté le fanatisme, l’intolérance et les bûchers; les religions intramondaines ont accouché du totalitarisme. Nous sommes plutôt renvoyés à l’anthropologie médiane de Pascal, « Qui veut faire l’ange fait la bête »: l’homme a eu bien raison de critiquer les vieux mythes et de vouloir sortir des sociétés irrationnelles et fanatiques de jadis et de naguère, mais il ne peut non plus se construire une vision purement rationnelle du monde et y vivre à l’aise — non seulement parce qu’il n’est pas un être de pure raison, mais surtout parce qu’il n’y a pas de modus vivendi raisonnable avec un monde reconnu malfaisant et scandaleux dont il lui faudrait admettre « amèrement » mais rationnellement qu’il n’a simplement pas d’alternative et qu’il faut s’en contenter.
Dans ce contexte, il faudrait essayer de deviner, dans un Occident qui sera de plus en plus assiégé par toute la misère du monde et de moins en moins tenté d’ouvrir grandes ses portes, à quelles illusions nouvelles et à quels mécanismes de contrôle social la mort de l’illusion du progrès et celle des utopies modernes vont donner naissance. Une culture comme celle dans laquelle nous sommes entrés, privée de ses illusions et d’espoirs de correction des torts sociaux, ne sera pas plus prompte à la lucidité et à l’équité. Elle s’invente déjà et s’inventera d’autres mythes et chimères qui n’auront pas cette circonstance atténuante de prétendre parler au nom de l’humanité émancipée et qui, face à l’obscurité insondable de l’évolution humaine, ont renoncé à la tâche d’y projeter une lumière qui ne saurait dissoudre les ombres ni éclairer les abîmes.
Marc Angenot*
NOTES
* Marc Angenot est l’auteur de nombreux ouvrages d’histoire des idées et d’analyse du discours dont, très récemment : La Critique au service de la révolution (Peeters et Vrin, 2000), Les Grands Récits militants (L’Harmattan, 2000), Colins et le socialisme rationnel (Presses de l’Université de Montréal). Il occupe la chaire James-McGill d’études françaises à l’Université McGill de Montréal.