Plusieurs observateurs ont souligné le fait qu’il s’est produit dans la société moderne une disjonction radicale entre l’ordre public et l’ordre privé. D’une part, les bureaucraties étatiques ou capitalistes, les structures anonymes et les grands ensembles organisationnels ont envahi la sphère publique avec l’intention de construire une existence sociale désormais délestée des traditions ancestrales et des habitudes de vie. D’autre part, les hommes se sont lentement repliés dans la solitude de leur cœur, vers des lieux domestiques et intimes, dans l’espoir d’y retrouver une authenticité des engagements et des contacts qui leur faisaient défaut ailleurs. Un moi de plus en plus isolé, une foule de plus en plus anonyme, tel est le tableau d’une civilisation ayant rompu avec l’ancienne totalité du mythe.
Pour être, en règle générale, valable, cette vue des choses n’en a pas moins été relativisée par de nombreux commentateurs. Les uns ont analysé la pénétration des logiques rationnelles et des techniques dans les comportements et les attitudes soi-disant autrefois désintéressés. Non seulement la logique marchande envahit-elle des domaines jadis réservés à la culture populaire (soins aux personnes âgées, agences de rencontres, garderies, souhaits écrits à l’avance dans les cartes de fête ou de Noël, etc.), mais les citoyens des sociétés industrialisées conçoivent de plus en plus leur propre existence sur terre en termes de compétition, de profits, de coûts et de placements. À titre anecdotique, l’un des certificats à distance les plus suivis de l’Université Laval, celui de planification financière personnelle, apprend aux jeunes étudiants à rationaliser l’existence en choisissant le meilleur moment pour avoir des enfants, en plaçant les REÉR au meilleur taux et en gérant les retraites. Les autres analystes ont insisté, quant à eux, sur un envahissement de la vie publique par la vie privée. Le besoin de s’exposer au regard des autres sur Internet, la satisfaction de se faire souhaiter un joyeux anniversaire sur les ondes de la radio, l’étalage des opinions et des sentiments personnels dans les médias forment quelques exemples de cette confusion. À un autre niveau, mais dans le même ordre d’idées, il faudrait citer la subjectivation de la vie politique en fonction des intérêts des groupes de pression à l’œuvre dans la société civile. Par exemple, le groupe de défense des droits des homosexuels est une organisation identitaire qui revendique des réformes conduites par l’État. Plus que jamais peut-être, pour reprendre un cri de ralliement des féministes des années soixante et soixante-dix, le privé est politique et le politique est privé.
Les textes de Claude Habib et de Nicole Laurin s’inscrivent dans cette dernière mouvance. Ils permettent de mieux comprendre, chacun par son bout, l’interpénétration contemporaine de la vie publique et de la vie privée. L’article de Laurin explore le déploiement d’une logique de retrait et d’autonomie dans les institutions d’encadrement social. Car l’accompagnement est bel et bien une notion surgie des relations interpersonnelles, de la chaleur des relations humaines, de l’intimité. L’étymologie ne renvoie-t-elle pas à compagnon et compagne ? Cependant, loin de permettre cette intimité et de favoriser cette chaleur, l’accompagnement dont il est question dans les politiques gouvernementales, entre autres dans les établissements de santé, consacre le retrait des accompagnateurs. Il ne saurait être question, comme naguère, de prendre en charge les personnes dans un monde où triomphent les vertus de la responsabilisation et de l’autonomie. D’autant moins, écrit l’auteure, que ce discours, dans une version soft et euphémique, s’inscrit à plein dans l’idéologie d’adaptation, d’individualisme et de compétitivité propre aux sociétés capitalistes. Si l’éducateur accompagne l’élève, si le parent accompagne l’enfant, si l’épouse accompagne le mari (et vice versa), si le travailleur social accompagne le délinquant, si la compagnie d’experts-conseils accompagne ses clients (comme il était dit dans un reportage du journal Le Devoir), c’est bien que chacun vit sa vie seul, fait sa vie seul, dans un monde où le prix de la liberté individuelle est très souvent l’estrangement aux autres et dans lequel la survie tient à la possibilité d’être concurrentiel sur le marché des biens, des valeurs et des relations humaines. L’accompagnement, c’est l’amitié sans poids pour moi-même, et c’est la gestion des problèmes sociaux sans contraintes directes pour l’État.
L’article de Claude Habib aborde cette problématique, mais d’un angle de vue pour ainsi dire opposé. L’auteure tente une critique de l’idée selon laquelle la réussite personnelle des femmes passe par le travail. Elle tente de démontrer que la reprise, dans le couple, des concepts et des catégories propres au domaine marchand conduit à une impasse, que l’opinion selon laquelle l’amour conjugal est liée à la réussite professionnelle ou que l’expérience familiale doit être retranscrite en termes individualistes est « mensongère ». Ce faisant, à l’évidence, Habib ne cherche pas à retourner les femmes à leurs chaudrons ni à faire l’apologie du monde traditionnel. Le but est ailleurs. Il s’agit plutôt de mettre à nu le nouveau discours amoureux comme un discours empreint de valeurs économistes, entre autres celles liées au travail. « Le lien entre l’autonomie professionnelle et l’émancipation des femmes appartient à notre époque et n’appartient qu’à elle. Dans les textes classiques, les hommes et les femmes sont définis par leurs actes, par les passions qu’ils éprouvent ou par celles qu’ils occasionnent, mais certainement pas par ce qu’ils font professionnellement. [...] À présent, ce qu’on attend généralement du travail, et ce que les femmes en escomptent, c’est une expression de soi. » Cette expression étant supposément gage d’épanouissement pour le couple et d’équilibre personnel, Habib reprend la question à partir des postulats qui la sous-tendent et des conséquences originales qu’ils impliquent.
Ces deux textes ouvrent donc une réflexion fort originale. Réconcilier le privé et le public est un vieux rêve qui hante la modernité depuis son avènement. Les auteures nous apprennent à réaliser à quel point ce rêve peut avoir des effets pervers.
Jean-Philippe Warren