Je vais m’entretenir avec les auteurs des quatre comptes rendus en abordant successivement les commentaires relatifs au sens du titre du volume, au libéralisme, aux origines du « discours » libéral, aux contraintes du récit et à la religion. J’ai lu leurs points de vue avec attention et intérêt et je leur suis reconnaissant de l’échange qu’ils permettent.
Un certain nombre de réflexions ont trait au titre Histoire sociale des idées au Québec (1760-1896) . Le découpage géographique d’abord. Le « Québec » n’est pas le placage d’une notion contemporaine sur les XVIIIe et XIXe siècles. C’est un découpage d’objet justifié par les limites conceptuelle, documentaire et physique d’un ouvrage. J’emploie le terme « Canadien français » après 1840, comme il est d’usage et je fais voir clairement, par exemple, l’utopie messianique du Canada français. Mais si j’avais voulu faire une histoire sociale des idées au Canada français, comme Yves Frenette en a fait une brève, les exigences documentaires pour étudier l’Acadie et les populations et institutions francophones des Maritimes, de l’Ontario et du Manitoba m’eurent pris un autre trente ans, avec le risque concomitant de manquer tous les lièvres. Quant à l’étude de l’émergence parallèle du « Canada anglais », l’entreprise est légitime, mais, pour les mêmes raisons, je la laisserai aux « jeunes chercheurs » à la « tête haute » ou pas !
Découpage géographique, linguistique, culturel. Les anglophones du Québec sont plus que des figurants dans mon ouvrage; on notera à ce sujet mon propos sur le britannisme des Canadiens français, ma conclusion à propos du mimétisme de leurs institutions culturelles par les Canadiens français et mon appel, dès l’introduction, en faveur d’une histoire sociale des idées de cette communauté. Encore une fois, il faut bien réaliser que faire simultanément cette histoire eut exigé de couvrir la totalité des aspects que je me suis imposés pour faire celle que j’ai publiée. Et si je faisais cette histoire, qui exige une connaissance profonde de la culture anglo-saxonne, je commencerais comme Loui-Georges Harvey par mettre en place la tradition loyaliste des anglophones canadiens et québécois, source de leur conservatisme, de leur monarchisme et de l’écoute privilégiée qu’ils ont de Londres. Mais je propose (« La vie culturelle et intellectuelle dans le Québec des XVIIIe et XIXe siècles : quelques pistes de recherche », Revue d’histoire de l’Amérique française , hiver 2000) à d’autres de faire cette histoire, tout comme celle de la culture populaire rurale et urbaine. Christine Hudon a tout à fait raison de dire que l’absence de cette histoire limite l’analyse de la diffusion des idées. J’ai montré ma sensibilité à cette question en distinguant culture populaire, culture ouvrière et culture de masse et en creusant l’histoire d’un lieu populaire de culture urbaine (le parc Sohmer) et les débuts du cinéma ou du sport professionnel. Mais ici encore, la culture et l’érudition requise pour prétendre couvrir la culture populaire rurale, par exemple, est un autre travail… d’Hercule pour les « jeunes chercheurs » !
Histoire « sociale ». Ce qu’en dit Éric Bédard ne convainc guère mais illustre bien ce que « le facteur générationnel », comme explication, a de « trop simple et réducteur » (scripsit C. Hudon). Ce qu’il faut dire d’essentiel ici, c’est que la recherche d’une histoire sociale des idées a accaparé les ambitions et efforts de la recherche internationale dans le domaine (Roger Chartier, par exemple), que l’exigence du social pouvait seule donner de la crédibilité à une histoire culturelle et intellectuelle sans cesse perçue comme céleste et que si, aujourd’hui, « l’histoire des idées n’a plus à s’affubler de quelques épithètes à la mode », c’est parce qu’elle s’est imposée comme étant autre chose qu’une histoire des « influences » sinon des mentalités. À ce propos, je me permets de référer à mon article (« L’histoire sociale des idées comme histoire intellectuelle ») dans le numéro 3 de Mens qui vient de paraître.
C’est réduire singulièrement le propos de mon livre que d’y voir « l’histoire d’une pensée » et une « saga » du libéralisme. Non seulement une telle lecture escamote-t-elle les cinq chapitres sur les conditions et l’état d’avancement de la culture à des périodes données, mais elle gomme la réalité de courants comme l’ultramontanisme ou le républicanisme. Surtout elle passe à côté de l’effort de retracer les origines des libéralismes, de marquer leurs avancées et reculs en 1837 et en 1845, de périodiser le début de marginalisation du libéralisme radical, d’affirmer la domination du libéralisme modéré après 1849 et de proposer de voir le discours de Laurier de 1877 comme le point d’aboutissement d’une tradition libérale séculaire. Ce propos qui intègre certes les trente années de recherche sur le libéralisme radical a précisément pour intention de corriger l’effet d’optique d’une historiographie qui a contribué à « redorer le blason » de la tradition libérale au Québec mais qui n’a jamais prétendu (chez Sylvain, Bernard ou moi-même) faire du libéralisme radical la trame dominante de l’histoire du Québec. Dans la note de recherche déjà citée de la RHAF, produit d’un journal de recherche que j’ai tenu pendant la rédaction de mon ouvrage, je plaide même pour une étude du libéralisme modéré dominant, de ses figures insuffisamment étudiées (Parent, La Fontaine, Fabre, Cartier) en milieu québécois francophone et de ses caractéristiques (rejet de l’anticléricalisme et de la nationalité conçue à l’enseigne du principe des nationalités).
L.-G. Harvey soulève avec pertinence la question de la rhétorique du discours « libéral » avant 1815, demandant si ce discours possiblement « déformé et tronqué » peut être à l’origine de la tradition libérale québécoise. On se pose immanquablement la question en lisant les textes du premier Canadien, par exemple. S’agit-il d’un discours stratégique, de fausse conformité, d’apparente admiration ou soumission ? Ma réponse est triple : un, ce discours est à ce point diversifié et récurrent qu’on a peine à penser qu’il serait traversé de part en part de duplicité. Deux, il faut reconnaître ce que représentent alors la monarchie constitutionnelle britannique et la valorisation des « libertés anglaises » pour comprendre l’attrait des « conquis » mêmes qui entendent prendre appui sur ces libertés pour vivre et bientôt revendiquer plus de liberté, toutes les libertés. Trois, en aval, l’insuccès des rébellions, le succès du libéralisme modéré et la possibilité même du discours de Laurier ne me semblent pas pouvoir s’expliquer sans la prise en compte de ce « britannisme » des Canadiens français. Britannisme dont on revient et c’est là la question de L.-G. Harvey : l’orientation vers le républicanisme étatsunien date-t-elle de 1830 ou d’avant ? Les lancinantes et récurrentes questions de la liste civile et de l’électivité du Conseil législatif ne sont pas réglées par le Comité des Communes sur les affaires du Canada de 1828. En un sens, une bonne partie des 92 Résolutions sont formulées alors et la fin de non-recevoir des Dix Résolutions Russell de 1837 est en creux dans le Rapport de ce comité. L’élément, nouveau pour moi, pour « antidater » ce début de regard critique sur l’expérience britannique se trouve dans l’attitude de Papineau à l’égard des ratés sociaux de l’industrialisation en Angleterre lorsqu’il séjourne à Londres en 1823 (voir mon introduction aux lettres de Papineau à Julie éditées par Renée Blanchet et George Aubin). Il pourrait y avoir là un début de cheminement idéologique et politique.
Ma prise en considération du britannisme de la tradition libérale canadienne-française marque évidemment mon analyse des rébellions. Je ne vois pas les choses comme si on avait « mené le peuple ». La mise en place des éléments politiques, intellectuels et culturels au début de l’automne 1837 explique pour moi l’état de frustration de la population, la division de cette même population sur les moyens de remédier à ces frustrations, la décision de résister à un pouvoir dont on connaît la puissance militaire. Comment expliquer ce que L.-G. Harvey appelle « ce colonialisme intellectuel », sinon en tenant compte du poids du britannisme dans la mentalité politique et en répondant à la question concomitante de savoir jusqu’où va vraiment le discours anticolonial avant les Résolutions Russell et avant la rébellion de 1838. Il y a là matière à recherche.
Un certain nombre de commentaires sont reliés à la question du récit auquel est confronté l’historien, en particulier celui qui s’attaque à une synthèse et à « l’explication » d’une durée biséculaire. Je partage avec Sylvie Lacombe l’intérêt de concevoir les idées comme non isolées, dans leur configuration. Mais j’essaie d’imaginer ce qu’une telle approche pourrait donner comme récit. La question est la même à propos de l’approche « holiste », marquée par la biologie organique et l’écologisme, qui vise à se situer toujours et déjà dans la totalité, qui prétend reconstruire sans (trop de) perte de la totalité déconstruite et refaire une synthèse de type nouveau d’une démarche analytique dont on ne sait toutefois pas jusqu’où elle peut aller. Ma mise en dialogue, entre 1820 et 1870, de Papineau et de Parent, comme versants d’un même sommet et comme figures paradigmatiques de l’évolution intellectuelle du Québec, doit être assez claire pour qu’on soulève la question de la cohérence complémentaire de ces deux pensées. Mais encore une fois, le consentement aux contraintes du récit et de la lisibilité générale du propos fait en sorte que l’exercice de comparaison formelle entre Papineau et Parent ou de l’explication en profondeur des attitudes de chacun n’a pas vraiment sa place dans ce type de récit. Je vois l’intérêt de la chose, car je trace le pointillé de cette comparaison et des raisons de la différence de positions entre les deux hommes; mais la focalisation sur cela est l’objet d’une étude spécifique dont je souhaite d’autant plus la réalisation que je remets Parent sur la scène par le « rôle » que je lui donne auprès de Papineau et par l’introduction que je lui consacre, avec Claude Couture, dans l’édition critique de ses Discours ou conférences publiques.
C. Hudon a bien vu ces contraintes du récit en y trouvant une réponse au fait que je ne m’engage pas dans les débats ou polémiques historiographiques. Je pense prendre position sur 1837 et 1838, sur le sens de la « renaissance » religieuse de 1840 (p. 288) et les notes renvoient aux textes des interprétations divergentes. J’ai écrit cette synthèse à la fois pour un public éclairé et un public spécialisé; je ne puis juger du succès de l’équilibre recherché.
Sur la question de Rome et plus globalement de mon « équation » sur les héritages politico-culturels extérieurs de l’identité québécoise, je dirai d’abord que cette perspective analytique sort de la synthèse plutôt qu’elle ne l’aurait orientée au départ. En second lieu, le détail de l’explication de mon propos se trouve formalisé dans l’ouvrage récemment paru, Allégeances et dépendances. Histoire d’une ambivalence identitaire. C’est là qu’on trouve l’argumentation et les sources à propos du fait essentiel que le Canada français qui s’était conçu une vocation catholique et spirituelle dans l’Amérique protestante et matérialiste a vu son utopie ruinée par la diplomatie vaticane, qui conférait plutôt cette vocation à l’Amérique anglo-catholique et irlandaise. Je m’appuie certes ici sur les travaux de Robert Perin tout en les prolongeant et en donnant à cette réalité dévoilée une signification plus globale, plus profonde.
Je serais curieux de savoir ce que C. Hudon aurait ajouté dans une synthèse à propos des structures de sociabilité du clergé, de ses relais et de ses types d’interventions. Quoi d’autre que la transmission orale du sermon, du prône, du mandement, du confessionnal; qu’un contrôle du système de reproduction sociale que sont l’école et le collège classique; que l’hésitation devant la presse ecclésiastique et son usage intensif après 1840; que la structure associative mise en place pour faire contrepoids sinon pièce aux associations libérales; qu’un réseau de bibliothèques et de librairies qui confessionnalisait l’imprimé ?
Comparé à celui de Lucia Ferretti, mon regard sur l’Église catholique serait « sévère ». L. Ferretti, qui a une « perspective nationaliste », valorise le rôle d’animatrice de la vie sociale de l’Église catholique et de gardienne de la culture française. La perspective « d’historien des idées » qui est la mienne ferait voir les choses sous un angle civil, rationaliste avec l’effet de souligner les contraintes et les formes de censure. La question n’en est pas tant une « d’avis » que de savoir s’il est exact d’affirmer que « l’Église catholique a étouffé la vie culturelle et intellectuelle du Québec ». Cette affirmation est-elle fondée ou pas ? C’est la question que je pose. Quant à l’affirmation de la défense de la culture française par l’Église catholique, j’y mettrai les bémols suivants. L’Église a eu les moyens de ses politiques : le Séminaire de Québec et les Sulpiciens ont eu d’importantes seigneuries; les communautés religieuses ont bénéficié de l’immunité fiscale. Que des responsabilités s’en suivent n’est que naturel. L’Église québécoise ultramontaine a toujours défendu la foi avant la langue et la culture; on dira : avec la langue et la culture. Mais lorsque les deux intérêts sont en cause, l’Église a pour objectif naturel de veiller d’abord à la religion; c’est la logique de la hiérarchie de ses valeurs, appliquée au système scolaire. Mais oublie-t-on que ce sont les députés du premier Parlement qui ont combattu pour la place de la langue française, que Le Canadien et La Minerve défendaient la culture canadienne-française, que ce sont les députés qui ont voté la loi des Écoles d’Assemblée, que l’Institut canadien a donné le branle au phénomène associatif ? Bref, qu’on se demande ce qu’a été le rôle de la société civile dans la promotion et la défense de la culture et des idées et l’assertion redondante selon laquelle l’Église a assuré la défense de la culture française y gagnerait en pondération.
L’entretien se poursuivra, ailleurs et avec d’autres sans doute. C’est le sens de cette section d’Argument « Autour d’un livre », vivifiante pour la réflexion sur le mode de l’entretien.
Yvan Lamonde*
NOTES
* Yvan Lamonde est historien et enseigne à l'Université McGill. Il a publié récemment une anthologie de la pensée politique québécoise, Le Rouge et le Bleu (PUM, 1999), et une autre des discours du chef patriote, Louis Joseph Papineau (Fides, 1998).